La crise révélatrice du USS Theodore Roosevelt

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La crise révélatrice du USS Theodore Roosevelt

Le ministre par intérim (jusqu’à hier) de la Marine Thomas Modly, avait eu ce week-end une bien étrange idée : aller à Guam, voir les marins du USS Theodore Roosevelt, leur faire un discours sur leur situation au cours duquel il qualifierait leur ancien commandant, le capitaine de vaisseau Crozier, de “naïf” ou de “stupide” au choix (« Il est trop naïf ou trop stupide pour être le commandant d’un navire tel que celui-ci. »)

“Étrange idée”, certes, parce que Modly, qui a piloté toute l’affaire du porte-avions infecté par Codiv-19 et de son commandant finalement relevé de ses fonctions, devait tout de même savoir l’extrême popularité de Crozier,  salué avec reconnaissance par ses marins lorsqu’il a quitté leur porte-avions. Modly savait que la popularité de Crozier, dont il semble bien qu’il le soutenait au départ, était à son zénith, sur le USS Theodore Roosevelt, au sein de l’US Navy et chez les militaires US, voire au Congrès et certainement dans le public.

La réaction à son discours a donc été instantanément une exclamation d’un des auditeurs, sans doute un matelot du USS Theodore Roosevelt, que nous vous laissons traduire à votre convenance : « What the fuck ! » Il s’en est suivi une phase confuse : Modly est rentré à Washington D.C., au Pentagone, alors que sa performance était saluée comme l’on imagine ; il a réagi d’abord en maintenant fermement sa déclaration, puis en la retirant et en  présentant ses excuses, puis en présentant sa démission hier en milieu de journée  après un entretien avec le secrétaire à la défense Ester. Nulle pression, nous assure-t-on, n’a été exercée sur lui ; d’ailleurs Ester a dit toute son admiration pour l’homme dans le meilleur des mondes, dans un communiqué qu’il est difficile de lire sans sentir les larmes vous monter aux yeux :

« Il a démissionné de son propre chef, mettant les intérêts de la Navy et de ses marins au-dessus des siens, afin que le USS Theodore Roosevelt, et la Navy en tant qu’institution, puissent aller de l’avant. Son souci pour les marins était sincère. [...]  J’ai le plus profond respect pour tous ceux qui servent notre pays et qui placent le bien commun au-dessus de tout. C’est ce qu’a fait le secrétaire à la Marine Modly aujourd'hui, et je lui souhaite tout le succès possible. »

Dans ce labyrinthe d’influences et de manœuvres bureaucratiques pour plans de carrière qu’est l’administration Trump, il semble que Modly ait pour le bien de sa carrière suivi Trump, mais toujours avec un temps de retard et qu’il a été piégé par cette lenteur. D’abord soutenant Crozier avant  la fameuse lettre, puis condamnant Crozier et la lettre parce que Trump avait éclaté de fureur en apprenant la nouvelle, en en rajoutant une couche lors de sa visite du porte-avions selon ce qu’il croyait avoir perçu de l’attitude de Trump, tandis que ledit Trump, sentant le vent de l’opinion (y compris  au Congrès) souffler largement et vivement dans le sens du capitaine de vaisseau Crozier par ailleurs positif au Covid-19, disant qu’il avait l’intention de s’immiscer “dans la dispute” comme conciliateur, qu’il choisirait une position moyenne pour réconcilier Crozier et le Pentagone, – lesquels ne sont nullement fâchés puisque Modly, la seule personne vraiment impliquée du côté du Pentagone, est parti après avoir puni Crozier pour complaire à... Trump.

Dès lundi, effectivement, le vent avait tourné et Modly était condamné : « Lors d’un briefing de la Coronavirus Task Force à la Maison-Blanche lundi, Trump a indiqué aux journalistes qu'il envisageait de s’impliquer dans le conflit. Notant que bien que Crozier “n’aurait pas dû envoyer sa lettre” comme il l’avait fait, Trump a déclaré qu’il voulait aider à apaiser les tensions entre les deux parties »,  – chose faite hier avec le départ de Modly.

Cette passe d’armes à fleurets mouchetés et à coups de poignard dans le dos relève de l’éthique bureaucratique de Washington D.C. et des pratiques habituelles de Trump, qui ne favorise jamais personne ni n’est reconnaissant à personne de son soutien si cela est contre ses intérêts, lesquels varient aussi vite que la transmission d’un virus Covid-19.

En quelque sorte, l’affaire purement spectaculaire et médiatique est close. Elle n’en est pas moins révélatrice et significative de faits politiques et stratégiques d’importance. On en observera plusieurs...

• Le groupe du porte-avions d’attaque USS Harry S. Truman a reçu l’ordre de quitter son actuel déploiement au Moyen-Orient, au large des côtes iraniennes, pour le Pacifique occidental où il remplacera le USS Theodore Roosevelt. Démonstration, si besoin était, que le USS Theodore Roosevelt n’est plus opérationnel, contrairement aux affirmations de Modly lorsque Crozier envoya sa lettre ; d’ailleurs, 230 de ses marins, sur les 2 000 testés, se sont révélés positifs au Codiv-19, et le test va se poursuivre sur les plus de 2 000 restants. Avec un effectif réduit d’une façon significative, et des conditions sanitaires hautement infectieuses, ce porte-avions est effectivement hors service.

Le déplacement du groupe USS Harry S. Truman montre que la Navy ne peut pas “couvrir” à la fois deux théâtres aussi importants que l’Iran et la Chine, et qu’entre les deux c’est la Chine qui est choisie. La mesure s’accompagne par ailleurs d’un repli US à l’intérieur de l’Irak qui confirme le choix d’une position stratégique US très affaiblie dans cette région :

« Les Etats-Unis ont quitté une autre base en Irak le samedi 4 avril, remettant à l'armée irakienne la grande base aérienne Habbaniyah Al-Taqaddum, située à 74 km à l'ouest de Bagdad.  Il ne reste plus de troupes américaines dans la région de Bagdad. Elles sont toutes regroupées sur la grande base aérienne d'Ain al-Asad, dans la province occidentale d'Anbar, près de la frontière syrienne, depuis que les États-Unis ont commencé à fermer toutes leurs petites bases, y compris la base K-1 près de Kirkouk, pour se protéger contre les attaques à la roquette des milices irakiennes pro-iraniennes. Ces attaques sont presque quotidiennes depuis l'assassinat par les États-Unis du chef des Brigades des Gardiens de la Révolution d'Al Qods, Qassem Soleimani.
» La présence militaire américaine rassemblée dans l’ouest de l'Irak offre à ces milices une liberté de mouvement dans les régions du centre et de Bagdad.
» La présence navale américaine dans les eaux du Moyen-Orient a été simultanément réduite par l’ordre donné au porte-avions USS Harry Truman et à son groupe d’attaque de quitter le Golfe où il était venue par la Méditerranée. Sa dernière mission était de tenir une position dans les eaux du Golfe, face à la côte iranienne. Le Truman a été réaffecté dans le Pacifique pour prendre la relève du porte-avions USS Theodore Roosevelt après qu'une partie de son équipage ait été infectée par un coronavirus. » (Selon DEBKAFiles.) 

• Les observations précédentes marquent effectivement un affaiblissement considérable des capacités militaires US, avec le surcroît du handicap du fait de Covid-19, qui touche particulièrement la marine. Il paraît extrêmement improbable, dans de telles conditions, que l’on envisage sérieusement une opération militaire contre le Venezuela, auxquels la Navy est absolument allergique (« violemment opposée », est-il précisé), – celle-ci s’en tenant pour l’instant à un rassemblement de quelques unités de surface au large du Venezuela “pour lutter contre le trafic de drogue” (!). D’une façon générale, cette affaire du USS Theodore Roosevelt est perçue comme très révélatrice bien entendu, pour certains révélatrice même d’une  incapacité opérationnelle significative de la politique d’impérialisme militarisée des USA.

• Un autre aspect de cette affaire est, avec le départ de Modly et l’évolution de Trump, la marque de la faiblesse du pouvoir civil face aux militaires. C’est un paradoxe que l’affaiblissement stratégique de la puissance militaire stratégique des USA conduise à un renforcement de la position des militaires vis-à-vis du pouvoir civil dans les conditions crisiques générales et extrêmement pressantes que l’on a déjà décrites. Mais il est aisément explicable si l’on prend en compte l’évolution des militaires telle que nous en  avons fait l’hypothèse, dans ce passage déjà cité, où l’on voit leur position “intérieure” se renforcer à mesure que décline leur position impériale “extérieure” :

« Ainsi établissons-nous un rapport inverse à celui que propose Sjursen. La crise-Covid19 oblige le Pentagone à envisager un repli partiel, ou un repli important, devant la menace de voir ses structures de force paralysées par la pandémie. En même temps, ce repli partiel augmente l’intérêt des militaires pour la situation intérieure, pour les structures de luttes contre la pandémie, pour un regard toujours plus critique sur la conduite catastrophique de la caste politicienne dans cette crise. Il s’agit d’un reflux vers une sorte d’isolationnisme de “loi martiale” structurelle, une sorte d’“isolationnisme martial” suivant un “flux impérial” présentant désormais plus d’inconvénients dont certains mortels, que d’avantages.
» Dans ce cadre et selon cette logique, une intervention des forces armées [dans la situation intérieure US]  paraît de plus en plus envisageable, surtout bien sûr si la situation continue à se détériorer comme elle a commencé à la faire à une vitesse extraordinaire depuis à peine une décade... »

 

Mis en ligne le 8 avril 2020 à 12H30