La crise s’invite dans les présidentielles

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La crise s’invite dans les présidentielles

22 janvier 2008 — Tout est parti de là-bas, il est nécessaire d’être attentif sur la façon dont tout y revient. Le 18 janvier, jour de la décision de Bush d’une intervention de $145 milliards, le système américaniste s’est éveillé à une crise qui ravage le système financier international depuis au moins six mois de façon tonitruante, et largement plus de façon souterraine et épisodique. Désormais, avec une rapidité qu’impose l’urgence des temps, la crise en tant que telle pénètre également dans la campagne présidentielle US, d’une façon bien plus précise que les allusions générales sur “l’insécurité économique”. Ce pourrait être la réponse à la question furieuse et angoissée que posait Tom Engelhardt, cité dans notre Bloc-Notes du 12 janvier, de savoir si la question de la crise économique allait continuer à être régulièrement repoussée derrière la rhétorique virtualiste sur la guerre contre la terreur.

Deux exemples, pris dans des circonstances et vers des horizons notablement différents, montrent que la crise entre dans la campagne électorale, à la fois dans ses implications détaillées les plus américanistes et selon des appréciations beaucoup plus larges, chaque fois avec une approche qui commence à envisager des questions concrètes afférentes au système lui-même.

L’expert politique washingtonien Steve C. Clemons fait des commentaires à propos du débat qui a opposé le 21 janvier les trois principaux candidats démocrates à l’investiture. Une partie importante de son commentaire, la première, concerne la crise. On y remarque notamment la mise en évidence de mesures proposées par Hillary Clinton qui ont un ton “rooseveltien”, du FDR accédant au pouvoir le 5 mars 1933 et ordonnant aussitôt la fermeture des banques. Dans une analyse publié le 21 janvier sur son site The Washington Note, Clemons écrit ceci, où est effectivement mis en évidence l’aspect systémique de la crise des crédits immobiliers aux USA:

«First, I was miffed at Obama and Edwards for their ignorance or purposeful duplicity about the subprime home mortgage crisis. They both said that African-Americans were perniciously targeted by lenders. That's about as untrue as one can imagine. The subprime crisis is an outrage – but it was a systemic problem – and everyone who wanted credit got it. Had everyone else other than the African-American community received loans that were subprime and based on substandard collateral then there would be a case of discrimination, but to argue that Blacks were targeted to give bad loans to – below prime rate levels – was grossly wrong.

»Hillary Clinton, alternatively, did not say that. She argues for a “work out” plan that freezes rates for six months and stops foreclosures for a period of time. The neoliberal Chicago school economist won't like this approach because it lengthens the period which capital is ineffeciently distributed. But the government – mostly because of a combination of financial innovations in the market it doesn't understand, leading to poor regulation – actually helped create the housing bubble and the crisis. To extend the bubble to work out the worst elements so that the shock harms fewer people is sensible.

»I was surprised to hear Obama and Edwards not embrace this plan. Obama didn't want to reward speculators. This isn't a simple game of good guys and bad guys. There are hundreds of billions of dollars of bad loans hiding out there in financial portfolios that are not yet disclosed – and much of the financial network will not finance each other in fear of subsidizing a corrupted portfolio. So, the problem is not only with homeowners but with the entire financial network.»

Dans une note précédente sur le même débat, où il parlait des violents échanges entre Hillary Clinton et Barack Obama, Clemons concluait: «And on another front – today global financial markets crashed worse than any other day since 9/11/2001 itself. Whatever Bill Clinton may or may not be doing will be over when people look at American markets hemorrhage tomorrow.»

Le second exemple concerne Ron Paul, qui fait actuellement campagne en Louisiane. Le rapport qui est présenté ici, dans le Houston Chronicle du 21 janvier, a ceci d’intéressant qu’il fait état d’un fort succès de foule alors que Ron Paul y développait ses thèmes monétaires fondamentaux (abolition de la Federal Reserve, retour à l’étalon-or), qui sont directement liés à la crise systémique que l’on connaît. Le rapport des deux circonstances est intéressant, entre un succès de foule et une intervention sur ces sujets à la fois essentiels et techniques, qui concernent fortement la vie quotidienne des Américains mais d’une façon indirecte et très élaborée.

«Paul highlighted his economic remedies — abolishing the federal income tax and returning to the gold standard, among them — on a three-city tour of Louisiana.

(…)

»Paul blamed the Federal Reserve for the current economic conditions; stock markets worldwide fell Monday after Wall Street declined last week. On his Web site, he said the Fed has taken the United States “into a terrible crisis.”

»Paul told an overflow crowd at a suburban New Orleans hotel Monday that the Fed has allowed the dollar to weaken, which in turn, he said, has hurt the middle class and led to inflation.

»“I would enjoy being the next president to get rid of our central bank,” he told supporters. The crowd gave him a raucous welcome, chanting at one point, “Who dat? Who dat say they're gonna beat Ron Paul?” — a riff on a popular football chant for the New Orleans Saints.

Confirmation : “cette folle campagne nous fascine” et nous sommes bien en 1933

Pourquoi se concentrer sur les USA, et sur les présidentielles, à propos notamment d’une crise mondiale qui a commencé lundi son tour de piste par le reste du monde? Parce que tout se passe, pour l’essentiel, aux USA, – nous l’avons voulu ainsi ou avons été forcés de sembler le vouloir, par l’installation de la puissance d’influence US durant les 75 dernières années; et parce que l’essentiel désormais, aux USA, se passe au long de la campagne électorale et dans la façon dont celle-ci va être imprégnée des thèmes que lui impose l’actualité.

(Nous ne parlons pas ici de “démocratie” parce que nous parlons de choses sérieuses, – et ceux qui veulent débattre de la réalité “démocratique” ou non du débat en cours aux USA ont bien du temps à perdre, – façon pour eux de discourir du sexe des anges évidemment démocratiques. Nous parlons des irrésistibles courants, mélange de pression populaire, de relais médiatiques dans un sens ou l’autre, de ce phénomène universel qui fait que l’événement politique se forge aujourd’hui dans la communication. Ce qui nous intéresse est de mesurer l’effet en cours de la crise du monde sur un processus qui joue un rôle essentiel dans l’équilibre du système qui est la matrice de la crise du monde.)

Si la campagne présidentielle US est contrainte de s’intéresser à la crise, notamment parce que la crise touche les électeurs d’une façon ou l’autre, c’est un événement d’une immense importance. C’est une sortie imposée des rails du système, lequel système a prévu que le thème de la mobilisation contre la terreur, avec toutes les guerres qui vont avec, était le plus sûr pour protéger ses positions. Au contraire, il est remarquable que les interventions des uns et des autres, autant les candidats de l’establishment que les marginaux, les amènent, volontairement ou pas qu’importe, à exposer des problèmes d’ordre systémique. Les commentateurs suivent, sinon précèdent (Clemons : «The subprime crisis is an outrage – but it was a systemic problem…»).

Il est également remarquable qu’un Ron Paul, marginal, accablé de soupçons et d’accusations plus ou moins douteux, mais qui vous sort quelques vérités sacrilèges, fasse un succès de foule avec un discours sur la Federal Reserve qu’il faut abattre et sur l’étalon-or qu’il faut rétablir. Nous ne nous intéressons pas au fonctionnement du système par rapport à de tels candidats, ni à l’investigation sur les vertus “démocratiques” de Paul, ni au calcul de son quart de dixième de chance d’être élu. Nous nous intéressons au fait que l’entrée en force de la crise dans la campagne amène à des débats sacrilèges pour le système qui touchent le public, conduisant par conséquent à l’entrée de la crise dans le réseau de communication qui crée l’événement bien plus que ne le fait le soi-disant “acte politique”. Nous nous intéressons au fait que les anathèmes sacrilèges de Ron Paul concernent les réalités systémiques fondamentales de la crise.

Aujourd’hui, personne n’a le pouvoir direct de se battre contre la crise ni d’abattre le système. Nous laissons aux économistes le soin de nous décrire les “pourquoi”, les “comment” et les “que se passera-t-il demain” des différentes places boursières en folies diverses; et nous laissons aux doctes théoriciens les développements impératifs sur les mesures, en général éminemment démocratiques, qu’il faut appliquer pour abattre la bête monstrueuse qu’est le système. Nous préférons tenter d’identifier ces tendances à la fois subtiles, souterraines et d’une puissance potentielle colossale, qui se réunissent à un moment donné, sous la pression de divers facteurs qu’il est également intéressant de guetter et d’identifier, dans un flux de communication qui peut commencer à faire changer ou basculer un courant de perception. (Nous disons “courant de perception” bien plus que “courant d’opinion” parce que la dose d’inconscience, dans le sens de l'ignorance de leurs sources et de leurs effets puissants possibles, est très largement majoritaire, voire exclusive dans ces courants.)

L’essentiel est d’observer si la perception de l’aspect systémique de la crise du monde est ou non en train d’entrer profondément dans la campagne électorale US. Cela pourrait bien être le cas, d’autant que la crise est là et qu’elle va servir d’aiguillon permanent, d’une pression formidable dans ce sens. Si le cas se confirme et se développe, on se trouve devant des possibilités de développements politiques très intéressants.

Pour l’instant et pour conclure, nous observons deux choses à la lumière de ce qui nous servi d’introduction et de support pour notre réflexion.

• Il s’agit bien d’une “folle campagne” et tout observateur raisonnable doit être “fasciné” par elle, – c’est-à-dire qu’il doit faire montre, comme nous l’écrivions, d’une «extrémité de l’attention, qui, par définition, implique la lucidité». Cette campagne est particulièrement “ouverte”, comme l’on dirait “à tous les vents”. C’est-à-dire que des pressions diverses et en général incontrôlables s’exercent sur elle et des thèmes inattendus, déstabilisants, peuvent surgir et s’imposer. La campagne peut prendre des orientations inattendues. En un mot, et c’est ce qui doit inquiéter le plus le système, elle a de fortes tendances à être incontrôlable. Bien entendu, ce qui nous intéresse en elle est bien plus ce qui peut surgir de débats déstabilisants dans ces conditions que les résultats qu’elle donnera. Il est par ailleurs entendu qu’il y a de fortes chances que “ce qui peut surgir de débats déstabilisants dans ces conditions” influera évidemment sur l’issue de la campagne. Nous intéressent moins les personnalités, leurs étiquettes, leurs programmes, tout ce qui fait “leur démocratie”, que l’“ouverture” de cette campagne qui soumet cet ensemble aux pressions extérieures.

• Nous sommes bien en 1933 et pas en 1929. L'événement de 1929 est un moment symbolique et psychologique dont nous avons détaillé en long et en large la signification que nous lui donnons, – ce pourquoi “notre 1929” pourrait bien être 9/11 pour cet aspect symbolique et psychologique. La situation est si grave et la pression de la crise du monde (dont la crise financière et économique d’aujourd’hui n’est qu’une manifestation parmi beaucoup d’autres) déjà si forte que les politiques en lice dans la campagne sont déjà obligés d’envisager des mesures qui impliquent l’intervention du politique (1933). Cela ne signifie rien de plus, et surtout pas qu’ils réussiront à changer quoi que ce soit, ni qu’ils réussiront tout court (notre impression serait plutôt exactement contraire). Cela signifie que, ce faisant, les politiques exposent involontairement la profondeur de la crise et contribuent à mettre en lumière, involontairement mais qu’importe, les vices fondamentaux du système. Le crash boursier de 1929 n’était qu’un énorme accident boursier (d’ailleurs suivi d’une reprise exceptionnelle au printemps 1930); lorsque, le 5 mars 1933, FDR prit ses fonctions en même temps que ses premières mesures économiques selon une démarche politique pas loin de l’autoritarisme, c’était une crise de civilisation.