La critique de la “juste cause” montre le bout de son nez

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La critique de la “juste cause” montre le bout de son nez


1er novembre 2006 — Jusqu’ici, nous avons vu les aspects spectaculaires et mobilisateurs du rapport Stern sur la crise climatique. Un texte du Times aujourd’hui, assez discret comme il faut l’être devant une cause bruyamment célébrée, effleure courtement mais précisément l’argument inverse. Il mérite qu’on s’y attarde pour bien comprendre la puissance des forces retardatrices du système, leur arsenal politique, leur signification ; pour bien comprendre les conditions et les fondements de la bataille à venir, qui sera féroce.

On passe ci-après en revue les différents arguments soulevés.

• La cause sera-t-elle populaire auprès des électeurs ? L’auteur de l’article se concentre, pour analyser la chose, sur la nomination d’Al Gore comme conseiller du gouvernement britannique. Le cas lui permet de mettre en avant le principal inconvénient de la “juste cause” de l’équipe Brown-Blair : la “cérébralité” excessive de l’argument auprès du public, son absence de contraste entre “bien et mal” — pour ne pas dire l’essentiel : le “bien” qu’il propose est nécessité par le “mal” que nous causons — nous sommes à la fois les vertueux croisés et l’Ennemi honni qu’il faut réduire. L’argument est trop intelligent, trop dérangeant pour le confort des gens ; il n’est pas assez démagogique. Il suggère une bien piètre opinion de l’opinion ; il en dit plus long sur ceux qui sont chargés de conduire l’opinion que sur l’opinion publique elle-même.

«Gordon Brown this week announced that he had asked Al Gore, the former presidential contender turned global warming campaigner, to advise him on climate change. Unfortunately, Gore may not be the best one to advise the Chancellor on how to extract votes from policies which may cause voters pain.

»Gore has had great success touring the US with his film about global warming, An Inconvenient Truth. But although his actions — including signing up to Brown’s camp — have been widely interpreted in the US as implying that he will run again for the Democratic nomination, climate change does not easily make anyone a more appealing politician.

»As Gore has shown, climate change, even more than other environmental issues, often appeals to the more cerebral kind of politician: exercised by issues and impersonal threats. But there is not much cheerful about the subject, and tactics come down to frightening people, or shaming them, and urging (or forcing) them to change their behaviour.»

• La cause implique qu’on parte en guerre contre les dogmes du système. Avec ce deuxième aspect de la critique, nous commençons à distinguer le cœur de la bataille et le paradoxal défi de cette “juste cause”. Qu’on le veuille ou non — et, en plus, parce que «the Stern report, as critics charge, underestimates the costs of doing [ something about climate change]» — la lutte contre la crise climatique implique des changements importants, voire essentiels dans les comportements systémiques imposés par l’idéologie hyper-libérale. La critique fondamentale n’est pas encore exprimée nettement, puisque l’on s’en tient à des notations parcellaires (les gens vont être encouragés à voyager moins, ce qui implique réduire les orientations de la globalisation ; cela ne peut être obtenu que par l’intervention autoritaire des gouvernements). Sa logique a comme terme cette accusation : le rapport Stern attaque le système. Nous entrons dans le domaine terrible du sacrilège.

«But the inconvenient truth about tackling climate change is that people will have to be discouraged from doing things — such as flying more frequently and driving bigger cars — and the most direct way of doing this is to charge them more.»

• La troisième critique est complètement d’ordre théologique, cela dit sans sourire. Il s’agit de l’affirmation et de la réaffirmation que la “juste cause” a de fortes chances de déplaire aux Américains. On trouve l’argument en début et en fin de texte, montrant l’importance centrale de l’argument, effectivement argument théologique et argument du tabou à la fois. Il s’agit du domaine du sacré et de l’acte du sacrilège complétant le précédent. (On notera cette si révélatrice tendance dans le premier extrait cité, si pleine de vénération et de craintes sacrées, de voir l’Amérique à la fois identifiée comme nation moins rétive à la “juste cause” que ne disent les mauvais esprits, et implicitement bien plus difficile qu’aucune autre à rallier à la cause ; nation à la fois plus vertueuse qu’on ne dit — on en dit pourtant beaucoup — et pourtant si pointilleuse, si sensible au respect de son autorité qu’il en faudra tant pour emporter son adhésion ; nation si exceptionnelle en un mot…)

«They [Blair-Brown] have to work out, too, how they can win support from other countries. The US is too easily made the villain but it has still been an unmoving obstacle to any new treaty. Blair and his ministers claim that the Bush Administration is changing in private; if they can’t quickly demonstrate that, their passionate enthusiasm for the cause will put them publicly at odds with the US

(…)

«If Blair and Brown are serious, they will also have to take on the US, where their joint conversion to this cause can only have been greeted with dismay. They may be able to tease out versions of a post-Kyoto treaty which the US might accept. But even so, the tone of this week’s declarations is sharply at odds with US policy. It can only add to the unease with which the Administration regards the prospect of Prime Minister Brown.»

Le goût amer des batailles à venir

Ce petit texte nous avertit. Les arguments ne sont pas encore évoqués clairement mais ils affleurent, tout juste sous la surface. La bataille économique contre le réchauffement climatique que les Britanniques ont lancée va se heurter à une critique idéologique fondamentale.

L’article cité ici est paru dans le Times, journal de Rupert Murdoch. L’auteur, la journaliste Bronwen Maddox, Chief Foreign Commentator du Times, est réputée pour répercuter les opinions du groupe Murdoch en politique étrangère. Sa réaction, dans le texte, est encore très mesurée car il paraît difficile pour l’instant de s’élever avec trop de vigueur contre l’initiative du gouvernement et des milieux qui soutiennent l’initiative autour du rapport Stern. Mais l’avertissement est clair : la bataille sera bien idéologique et sera également portée sur le terrain très délicat des special relationships. La tactique des groupes extrémistes, type néo-conservateurs, soutenus par Murdoch, sera de tenter d’opposer Tony Blair à Gordon Brown. (D’où la phrase : »It can only add to the unease with which the [Bush] Administration regards the prospect of Prime Minister Brown.») Il s’agira d’utiliser les liens de pression US sur Blair pour le détourner de trop soutenir l’initiative Stern, au nom de son hostilité à Brown, si nécessaire en lui suggérant de rester plus longtemps Premier ministre.

Mais cette tactique aura beaucoup de difficultés à avoir des effets notables. Blair joue pour l’instant à fond la carte de la lutte contre le réchauffement climatique parce qu’il y voit une carte idéale pour transformer l’impression de son dernier mandat du catastrophique échec irakien en triomphe de dernière minute en lançant la croisade pour la sauvegarde de la planète.

Dans cette perspective et quoi qu’il en soit de ces diverses manœuvres, très vite les deux domaines de contestation vont apparaître :

• La dénonciation de la mise en cause des special relationships du Royaume-Uni avec les USA.

• La bataille par rapport au système du libéralisme, notamment avec le dogme du refus de l’interventionnisme de l’Etat. (Alors que, justement, les mesures envisagées en fonction du rapport Stern nécessitent évidemment une intervention de l’Etat, que celle-ci devra se faire de plus en plus contraignante, jusqu’à une véritable tentative de reprise en main de l’économie par les autorités politiques.)

Il nous semble de plus en plus assuré que l’initiative britannique risque effectivement de lancer un débat fondamental au cœur du système occidental. Il s’agit évidemment d’une démarche profondément déstabilisante, d’abord pour le système lui-même avant même de savoir si elle réussira, et si elle contiendra effectivement la crise climatique.