La culture, acteur central de la crise psychopolitique

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La culture, acteur central de la crise psychopolitique

26 décembre 2006 — Qu’est-ce que la culture ? Les Européens officiels, ceux des institutions européennes, répondent désormais, chiffres à l’appui : la puissance. The Independent d’aujourd’hui nous dit que “l’Europe découvre sa nouvelle arme : la culture”, en rapportant cette courte nouvelle qui nous vient de la Commission européenne.

«With industry in decline and high streets dominated by Far Eastern imports, Europe has discovered a secret economic weapon: culture.

»The arts and creative industries now earn more than double the cash produced by European car-makers and contribute more to the economy than the chemical industry, property or the food and drink business.

»An independent study commissioned by the European Commission has underlined the changing way in which Europeans earn their living. Throughout the Continent people are now much more likely to work in sectors such as television, fashion or other “niche” jobs than in a car assembly plant.

»The sector employs no fewer than 5.8 million people, more than the working population of Greece and Ireland together. While jobs disappeared overall in the EU between 2002-04, they actually rose by 1.85 per cent in the culture and creative sectors.

»And creative workers tend to be better educated and more flexible than others. Almost half have a university degree, as opposed to about one-quarter of the overall working population, and the sector has twice the standard rate of self-employed people.

»Jan Figel, the European commissioner for education, training, culture and multilingualism, said: “This study confirms that the arts and culture are far from being marginal in terms of their economic contribution. The culture sector is the engine of creativity, and creativity is the basis for social and economic innovation.”»

Les chiffres et les situations reflètent une puissance économique extrêmement impressionnante, pour des activités qui étaient considérées comme économiquement marginales il y a encore vingt ou trente ans. Il y a, même du point de vue économique, un changement de substance qui mérite une appréciation très spécifique.

[Le terme “culture” est évidemment entendu dans son sens le plus large, — que nous définirions autrement, et à notre sens d’une façon beaucoup plus juste et sans aucun doute beaucoup plus significative, comme le domaine de la “communication”, — là aussi dans le sens le plus large, nettement au-delà des aspects techniques, englobant toutes les activités de communication jusqu’aux plus artistiques. Selon cette approche, le domaine de la culture, ou des communications, comprend effectivement les activités artistiques là aussi dans le sens le plus large de l’expression (de la littérature au cinéma, aux arts plastiques, à la musique, etc.), les activités de l’information écrite, télévisuelle et parlée, les activités de la décoration à prétention artistique (du design aux antiquaires), les activités dites de “commerce de luxe” (haute couture), les activités dites de “sauvegarde du patrimoine”, etc.]

La culture et la puissance

Posons à nouveau la question : qu’est-ce que la culture? Dans des années d’abondance et/ou d’illusion (disons des années 1960 principalement, mais en un mouvement allant jusqu’aux années 1980), la culture et son développement étaient perçus comme le plus sûr garant du Progrès et de la paix par conséquent. Cette vision hautement morale de la culture était une façon d’entériner l’adoubement implicite du système. Non seulement la civilisation occidentale apportait (apporterait…) la prospérité et le bien-être, mais encore elle offrirait la connaissance et le savoir, elle élèverait l’esprit et apaiserait les tensions.

Aujourd’hui, la mesure de la culture en puissance économique permet au moins d’écarter le sens de la question telle qu’elle était posée il y a quarante ou trente ans. Une bonne raison pour cela, outre notre référence permanente et obsessionnelle à l’économie dans notre époque humaniste et libérale, est bien entendu que la réponse pourrait être bien différente. Il est difficile de soutenir que nous nous dirigeons vers un Âge d’Or où régneront la Paix, la concorde et le grand savoir de la “haute culture”, et cette orientation évidente extrêmement contrastée et contestée concerne bien évidemment l’orientation et les effets de la culture. On soutient aisément jusqu’à l’évidence, aujourd’hui, que quelques-uns des principaux médias de ce puissant secteur économique qu’est la culture, constituent, dans leur emploi le plus général, les plus formidables instruments d’abrutissement de l’esprit qu’on ait pu concevoir. Dans leurs orientations pratiques, ils répondent essentiellement à des intérêts économiques avec la recherche principale de susciter des motivations d’achats automatiques, dégradants, stupides et là aussi abrutissants.

L’appréciation économique de la culture, si elle se conçoit, si elle rassure par sa (fausse) neutralité et la mesure de puissance qu’elle donne, est aussi extraordinairement réductrice. Elle ne rend compte d’aucun des principaux phénomènes de la culture : ses actions diverses sur la psychologie humaine et, au-delà, sur le jugement, sur la perception, sur l’esprit lui-même. Elle ne rend surtout pas compte de la place fondamentale que la culture, — ou la communication, encore une fois le terme est plus adéquat, — est en train de prendre dans les principales tensions, dans les crises, dans les principales évolutions politiques de notre temps.

La communication joue bien entendu un rôle fondamental dans la formation et l’évolution de la perception et, par conséquent, dans les grandes batailles en cours dans notre civilisation complètement enfermée dans une seule idéologie économiste et libérale. Elle est le champ de bataille, l’arme et l’enjeu principal de phénomènes tels que le conformisme du système, le virtualisme utilisé par le système pour justifier et rendre “réelles” ses entreprises, l’antagonisme formidable qui se manifeste entre les élites qui protègent le système et les peuples qui protestent contre les outrances du système. Sur ce dernier point, la communication donne aussi à la résistance au système et à la dissidence du système des armes d’une puissance complètement inattendue et complètement incontrôlable par les moyens classiques de l’économie.

En réalité, ce que nous confirment les chiffres présentés par la Commission européenne, c’est que nous sommes effectivement entrés dans l’ère psychopolitique où les principaux centres de puissance sont désormais fournis par la communication (la “culture”), où les affrontements et les transferts de puissance se font de telle manière que leurs effets au niveau des psychologies sont très puissants. La logique économique suit l’évolution historique, le passage de l’ère géopolitique à l’ère que nous avons qualifiée de psychopolitique. L’Europe est en tête dans ce processus, ce qui ne signifie nullement qu’elle devienne cette oasis de paix et de progrès que certains annoncent. Bien au contraire, cette activité centrale de l’Europe dans les communications, avec la diversité européenne qui ne cesse de se confirmer malgré les efforts de la bureaucratie européenne pour une homogénéisation du continent, promet des affrontements culturels et psychologiques sévères. A cet égard, on peut citer une fois de plus le référendum français de mai 2005 (“non” à l’Europe) qui, par sa préparation et la manufacture de son résultat (emploi d’Internet) autant que par son sens politique, représente aussi (en plus de la signification politique qu’on lui a donnée) l’un des premiers événements européens majeurs de cette ère psychopolitique.