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1570Un article paru dans The Atlantic Monthly de ce mois sous le titre de “The Armageddon Plan” nous apprend, nous confirme plutôt, combien la “culture de l’apocalypse”, ou “culture-Armageddon” si l’on veut, a pénétré les couches dirigeantes washingtoniennes. Indirectement, cela nous dit beaucoup sur la politique américaine aujourd’hui, sur ses racines, sur sa solidité par conséquent : l’épisode GW, malgré l’inconsistance du personnage (ou, peut-être, à cause de cela ?), n’est en aucune façon un accident. Il y a une logique qui conduit cette politique, et cette logique remonte directement à l’ère Reagan et, au-delà, à l’intermède Ford (autre président inconsistant, comme cela se trouve), — comme nous l’explique l’article.
« During the Reagan era Dick Cheney and Donald Rumsfeld were key players in a clandestine program designed to set aside the legal lines of succession and immediately install a new “President” in the event that a nuclear attack killed the country's leaders. The program helps explain the behavior of the Bush Administration on and after 9/11. »
L’article nous montre combien la direction américaine se prépare à la possibilité de ce qu’on nommerait une “attaque de destruction massive” (plutôt qu’une attaque nucléaire qui était, à l’origine quasiment le seul scénario envisagé, impliquant des mesures aussi extrêmes de protection du gouvernement). Le signe le plus évident de cette nuance essentielle est évidemment que l’attaque du 11 septembre 2001, qui n’était pas nucléaire, entraîna quasiment une réaction de cet ordre au niveau du gouvernement américain.
La question de la protection du gouvernement américain a été posée depuis qu’existe la possibilité d’une attaque atomique/nucléaire, c’est-à-dire depuis le début des années 1950. Mais il s’agissait alors d’envisager des mesures extrêmes en face d’une attaque dont on admettait implicitement qu’elle avait de bonnes chances d’être quasiment d’anéantissement des forces vives du pays. Le film de Stanley Kubrik, Docteur Folamour, qui date de cette époque (1962), montrait les limites de l’exercice : le seul personnage qui envisageait la survie, voire une renaissance, voire une riposte, mais dans des conditions très particulières (protection des dirigeants, ainsi que de spécimens sélectionnés de “la race”), était le docteur Folamour lui-même, ce conseiller du président caricaturant un ex-Nazi reconverti dans la planification de l’apocalypse et rejoignant finalement les franges extrémistes des militaires américains. (Cette ascendance expliquait le penchant de Folamour pour des processus de sélection raciale, trahissant évidemment ses origines idéologiques, en même temps que le mouvement convulsif de son bras artificiel en salut nazi.)
Il y avait implicitement, chez les civils (pas chez tous les militaires, certes), l’idée qu’une guerre nucléaire était pratiquement infaisable, suicidaire pour les deux partis. La survie du gouvernement américain n’était en réalité perçue que comme un aspect de la dissuasion : elle authentifiait la quasi-certitude pour l’attaquant qu’il serait lui-même anéanti par la riposte que déclencherait le gouvernement sauvegardé.
Cette idée générale fut mise en théorie en 1964 par Robert McNamara, lors d’un discours à Ann Harbor, qui annonça la doctrine MAD (Mutual Assured Destruction), disant qu’aucune nation ou groupe de nations ne pouvait survivre en tant que société civilisée à une guerre nucléaire, donc qu’il devait être impensable et absurde, pour des esprits rationnels, de déclencher une guerre nucléaire.
Ce point est important parce qu’il détermina un aspect important de la critique anti-soviétique renaissante des années 1970 (milieu des années 1970), et constitua un des piliers de la seconde Guerre froide déclenchée en 1975-76. Les Soviétiques étaient accusés, à partir de l’enseignement de renseignements sur l’organisation de la défense civile en URSS, de préparer la possibilité de survie organisée à une attaque nucléaire, donc de penser que la guerre nucléaire était faisable. De là, des alarmes bien orchestrées aux USA, aussi bien que les renseignements sur la défense civile soviétique, sur la possibilité d’une attaque nucléaire surprise des Soviétiques.
Ce que nous montre cet article, c’est qu’à partir de la même période (l’administration Ford, 1974-76), la direction américaine, de plus en plus influencée par les analyses alarmistes, commença à prendre au sérieux la possibilité d’une guerre nucléaire, et à la croire faisable et gagnable. Cela vaut pour l’aspect technique, auquel il faut, à partir de l’arrivée de Ronald Reagan, ajouter une dimension mystique avec la croyance de ce président, qui semblait avoir remplacé la raison par la foi, dans l’inéluctable venue de Armageddon (bataille finale du Bien et du Mal). Il faut rappeler que cette idée n’est pas absente du rapport de la CIA sur la Soviet War Scare 1983, dont le texte est accessible sur ce site. On y lit notamment cette remarque :
« ... Reagan seemed uncharacteristically grave after reading the report and asked McFarlane, “Do you suppose they really believe that? ...I don't see how they could believe that--but it's something to think about.” ...In a meeting the same day, Reagan spoke about the biblical prophecy of Armageddon, a final world-ending battle between good and evil, a topic that fascinated the President. McFarlane thought it was not accidental that Armageddon was on Reagan's mind. »
A partir de cette époque, “Armageddon” devint une véritable culture et un élément important dans la perception d’une partie de plus en plus importante de la direction américaine des événements du monde, donc un élément important de la politique US. Armageddon n’était plus liée à l’arme nucléaire, c’était l’aboutissement inéluctable de l’histoire, référence biblique évidente. (A cette même époque à peu près, les Israéliens, avec Begin et ses successeurs du Likoud, avaient retrouvé les mêmes références bibliques, cette fois pour Israël.) Il découle de tout cela qu’il ne faut décidément plus s’étonner de la politique américaine actuelle, — qui n’a rien d’impérial en ce sens, on veut dire rien d’historique, mais qui est une politique de type biblique, où la puissance américaine est celle du Bien et doit achever sa mission dans un événement de type Armageddon. Cette politique achève un cycle commencé en 1974-76 et GW Bush est le parfait héritier de Ronald Reagan.
Permanence aussi chez les acteurs, notamment Rumsfeld et Cheney, qu’on trouve à l’origine du mouvement (ils faisaient partie du cabinet Ford) et qui sont toujours là, au centre de la politique de sécurité nationale des États-Unis. On mesure mieux combien cette politique est conduite beaucoup plus par des structures que le système se donne lui-même que par le processus démocratique, considéré avec un dédain certain, pour ne pas dire avec mépris et hostilité.
« [The participation of Cheney and Rumsfeld] in the extra-constitutional continuity-of-government exercises, remarkable in its own right, also demonstrates a broad, underlying truth about these two men. For three decades, from the Ford Administration onward, even when they were out of the executive branch of government, they were never far away. They stayed in touch with defense, military, and intelligence officials, who regularly called upon them. They were, in a sense, a part of the permanent hidden national-security apparatus of the United States—inhabitants of a world in which Presidents come and go, but America keeps on fighting. »