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31 juillet 2007 — La rencontre entre George Bush et Gordon Brown n’a pas été chaleureuse. Elle a confirmé combien le nouveau Premier ministre britannique est différent de son prédécesseur ; elle a encore plus nettement confirmé combien l’alliance presque “mystique” (mystique de pacotille mais mystique tout de même pour ces esprits enfiévrés) établie entre Bush et Blair sur l’image apocalyptique de l’attaque du 11 septembre 2001 tenait d’abord aux deux hommes ; combien elle fut maintenue grâce à la volonté des deux hommes ; combien elle se trouve maintenant à son terme puisque l’un des deux manque à l’appel et que l’autre se débat dans une situation intérieure catastrophique.
On ne peut parler en aucun cas de “rupture” ni même de “mésentente”. C’est un changement subtil et ambigu mais néanmoins, — c’est ce qui est certainement le plus remarquable, — bien visible et affirmé. C’est le plus frappant. On n’a rien dit de substantiel et, pourtant, tout se passe comme si quelque chose de substantiel avait eu lieu. Les relations spéciales se trouvent désormais devant une terra incognita.
La presse britanniques ne dissimule pas qu’il y a eu un événement. Elle va dans le sens qu’on signale ici: un changement qui n’est pas une rupture mais qui est significatif, qui ouvre un champ nouveau de possibilités.
• Les premiers commentaires du Financial Times, par exemple, sont significatifs. Après avoir observé que Brown a accepté de repousser sa décision sur le retrait des troupes britanniques à septembre (après le fameux rapport Petraeus sur la situation en Irak), viennent les constats :
«Transatlantic tensions over Iraq were evident at the two leaders’ first joint press conference, although both tried to stress unity. Mr Brown, who is fully aware that Iraq was a political disaster for his predecessor, emphasised the “progress” being made in the British-controlled provinces. He described Afghanistan, not Iraq, as the “frontline against terrorism”.
»Mr Bush, by contrast, told reporters: “There is no doubt in my mind that Gordon Brown understands that failure in Iraq would be a disaster for both our countries.”
»The president admitted that critics had questioned, in the wake of his close relationship with Tony Blair, whether he would be able to “get along” with the new prime minister. “The answer is absolutely,” he said.
»He portrayed Mr Brown in glowing terms that may play better in the US than the UK. The prime minister is a “glass half full man, not a glass half empty kind of guy”, a “humorous Scotsman” who “gets it”, in terms of the battle against terrorism. Mr Brown did not reciprocate with any praise for the president.
»The contrast between Mr Blair and Mr Brown was readily apparent to observers in the US. Many commented on Mr Brown’s gravity.
»“They looked like they had both just come out of church and listened to a sermon with which they’d particularly agreed,” said Reginald Dale, a senior fellow at the Centre for Strategic and International Studies in Washington. “But most Americans will have appreciated Brown’s seriousness of tone and the fact that he clearly has a moral streak.”»
• Le Daily Mail exprime en des termes plus tranchants la teneur de l’événement qui a eu lieu : la déclaration d’indépendance de Gordon Brown… «Gordon Brown declared his independence from George Bush last night after 24 hours of “full and frank” exchanges paved the way for a speeded-up British withdrawal from Iraq. He emerged from private talks at Camp David with warm words for the special relationship between Britain and the U.S. but little praise for the president.»
• Même tonalité du côté du Daily Telegraph, toujours avec ces remarques sur la distance, notamment lors d'une conférence de presse qui fut constrastée, où les différence de nuance semblent préfigurer des différence de substance : «The Prime Minister tried to redefine the relationship between Number 10 and the White House when he made clear that he would retain control of the timetable for British withdrawal regardless of America's involvement. Mr Brown said he would make a Commons statement on the situation in October after the summer break. The announcement came during a slightly awkward joint press conference with George Bush, the United States president, at the country retreat, Camp David. The atmosphere between the two leaders was at times in stark contrast with Tony Blair's close friendship with Mr Bush. Mr Brown signalled that his relationship with the president would be more businesslike, particularly on Iraq.»
• Assez justement, le Guardian observe que Gordon Brown a établi dans les relations avec Bush une certaine ambiguïté qui, sans rompre quoi que ce soit, ouvre la porte à des prolongements très différents : «
• Le commentaire de The Independent sonne comme une conclusion générale. Rien n’a complètement changé mais tout est désormais différent. «For all of George Bush's typical stabs at levity, there was a refreshing tone of seriousness on display at yesterday's press conference with Gordon Brown at Camp David. This was certainly not a “Yo, Brown!” summit. The Prime Minister's first official trip to the United States came across as strictly a working visit. The backslapping and mutual admiration that were such a feature of Tony Blair's meetings with President Bush had been banished. Even the distance between the two lecterns on the Camp David lawn appeared to have grown a little compared with previous meetings of this nature.»
Il y a une remaquable unité de ton et de fond dans ces commentaires. Elle correspond à tout ce qui a été annoncé, suggéré, spéculé avant cette rencontre. Comme on dit, l’opération “se déroule selon le plan prévu”. La première épreuve est pour septembre, après le rapport Petraeus sur l’Irak. Sauf miracle du type de l’époque “mystique” Bush-Blair, il ne fait désormais aucun doute qu’après ce rapport, dont il ne fait également aucun doute qu’il n’annoncera rien de substantiellement nouveau, le Royaume-Uni annoncera son retrait.
Donc, ni rupture, ni changement brutal, mais un déplacement très perceptible, un changement affirmé. Ce n’est pas quelque chose de complètement nouveau qui fixe brutalement des conditions inédites mais l’ouverture d’une période différente. Ce qui importe est ce qui va suivre parce qu’un champ est désormais ouvert.
Pour comprendre cette évolution, il faut avoir à l’esprit d’où l’on vient. La relation Bush-Blair était si forte, si exaltée, si complètement “intime” en un sens que tout changement, même “subtil et ambigu” comme c’est le cas avec Gordon Brown, prend nécessairement la forme de “quelque chose de substantiel”. C’est dire s’il faut juger cette rencontre Bush-Brown d’un point de vue relatif bien plus que du point de vue des faits.
C’est pourquoi il faut insister sur ce qui va suivre, sur le “champ nouveau” qui est ainsi ouvert, — et l’on comprend que l’on est justifié de parler d’une terra incognita. Il faut se demander si tout ce qui avait été contenu du temps de Bush-Blair, — les frustrations, les humiliations, les incompréhensions, les soupçons à tous les échelons, — ne va pas apparaître au grand jour. Il n’y aura plus alors la forte pression du “mysticisme” Bush-Blair pour les retenir et en interdire des conséquences sérieuses. Les “relations spéciales” restent spéciales mais elles ne suffiront peut-être plus à contenir toutes les rancoeurs accumulées depuis le 11 septembre 2001. Cela vaut du côté britannique essentiellement. Du côté US, le soupçon, déjà très fort avant la rencontre, ne va faire que croître et embellir.
Tout se passe comme si ces “relations spéciales” avaient évolué pendant 6 ans en se figeant en vérité pendant dans un monde différent, une sorte de nirvana Bush-Blair qui les faisait comptables des seuls emportements “mystiques” des deux hommes. Avec Brown, elles redescendent brutalement sur terre et les échanges sont désormais «full and frank», — ce qui signifie qu’on ne se ménage pas. Voilà les “relations spéciales” brutalement confrontées au monde réel, un monde complètement différent de celui qu’elles avaient quitté le 11 septembre 2001 pour l’ère stratosphérique Bush-Blair. Comment va se passer le réveil?
On avancera l’habituelle plaidoirie des réalistes sceptiques pour dire que rien ne changera. Les liens UK-US sont innombrables, il y a une complète inter-connexion, une inter-dépendance substantielle entre divers attributs essentiels et dans divers domaines non moins essentiels de la puissance entre les deux pays. Mais, d’une part, si c’est un cas extrême ce n’est pas un cas unique et c’est même le cas général à différents degrés selon les acteurs. Il y a une forme générale d’inter-dépendance dans le monde aujourd’hui, et dans tous les sens (y compris des USA vers les autres). Ce qui pouvait être décisif in illo tempore ne l’est plus tout à fait aujourd’hui et ces liens n'empêchent nullement les mésententes et les divergences de politique.
D’autre part, cette situation peut elle-même accentuer les tensions et les mésententes en poursuivant des coopérations et (le plus souvent) des soumissions de l’un (UK) pour l’autre (USA) alors que l’esprit (la “mystique” Bush-Blair) n’y est plus du tout. Brusquement replongées dans le monde réel, ces automatismes des relations UK-USA si déséquilibrés en faveur des USA risquent de provoquer des tensions considérables.
Si l’on s’en tient aux seules paroles officielles du type “autorisé“, comme feront la plupart des analystes en Europe et les diverses bureaucraties européennes chargés d’orienter avec subtilité et indépendance de jugement nos politiques, rien de fondamental n’est changé entre UK et USA. Notre analyse est au contraire qu’un mouvement de type “tectonique”, ou disons un “mouvement brownien” a effectivement eu lieu. Les “relations spéciales” UK-USA sont sorties du domaine de l’absolu de la “mystique” Blair-Brown pour entrer dans le champ relatif du monde réel. Depuis 9/11, date d’entrée des relations UK-USA dans le domaine de l’absolu, le monde a radicalement changé. Les relations sorties de l’absolu, des surprises sont possibles.
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