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22 mars 2004 — La lecture du Weekly Standard (l’hebdomadaire des néo-conservateurs américains) est intéressante cette semaine (éditions du 29 mars 2004). Le cas est particulièrement vif avec l’éditorial de William Kristol, “The Crisis in Europe”. Par contraste avec les premières réactions néo-conservatrices, violentes et pleines d’invective, assez habituelles en un sens, celle de Kristol et du Weekly Standard est à la fois mesurée et très inquiète, en même temps qu’elle constitue une sorte de rappel à l’ordre pour toutes les critiques lancées contre les Espagnols, et les Européens. Kristol n’écarte pas une seconde l’analyse courante dans les milieux néo-conservateurs (l’Espagne a capitulé devant la terreur, le vote du 14 mars est un acte “munichois” et une victoire pour les terroristes, etc). Mais il proclame la nécessité d’une réaction tactique pour contenir cette défaite et les effets qu’elle a eus :
« The Bush administration shows little sense of urgency in making our case in Europe. The most unfriendly European voices — those of Spain's newly victorious José Luis Rodríguez Zapatero, of European Commission president Romano Prodi, of French foreign minister Dominique de Villepin — haven't hesitated to draw their own conclusions. Their conclusions will become authoritative if they remain uncontroverted. »
Le sous-titre chapeautant l’éditorial dit explicitement le sentiment d’inquiétude de William Kristol : « We can decry the decision of the Spanish people all we want, but lamenting a defeat is one thing. Acting to minimize its damage is another. »
La conclusion du texte complète cette idée : « We can decry the decision of the Spanish people all we want, but lamenting a defeat is one thing. Acting to minimize its damage is another. It's time for the American government to get serious about dealing with the political crisis in Europe. There is a big difference between an isolated al Qaeda victory, however unfortunate, and a chain reaction of political capitulations that invite more terror. »
Le même numéro du Weekly Standard, précieux pour les indications qu’il nous donne, est plein de ce même ton catastrophique de défaite considérable.
• Pour Christopher Caldwell, le vote espagnol n’est rien moins que “The End of ‘New Europe’”, par conséquent, fin de tous les espoirs américains de réduire l’opposition européenne à leurs divers projets, soit de guerre contre la terreur, soit d’hégémonie générale.
• Pour Irwin M. Stelzer, le superbe Tony Blair est désormais un homme seul (“The Lonely Man of Europe”), principale victime des élections du 14 (« Tony Blair loses the Spanish election. »), désormais sans pouvoir dans une Europe qui lui est hostile.
Ces analyses peuvent apparaître justifiées, sauf qu’on peut se demander si elles sont bien nouvelles. La “New Europe” a-t-elle été autre chose qu’un mot de Rumsfeld, et Blair, sur l’Irak, a-t-il jamais été autre chose qu’un homme seul en Europe ? Affirmer le contraire, c’est donner à Aznar une dimension qu’il n’a jamais eue, oublier que tout son pays était contre la guerre en Irak, donner au mouvement d’opposition à l’affirmation franco-allemande en Europe autre chose qu’une vertu de circonstance, un rassemblement disparate d’humeurs aigries et d’espérances manoeuvrières sans réel fondement, une opportunité de pays effacés adoptant la servilité pro-américaine (recette connue en Europe, aussi vieille que la Guerre froide à ses débuts) comme politique de promotion en Europe.
Ce que nous indiquent ces réactions des néo-conservateurs, au contraire, c’est que Washington a effectivement cru à tout cela (à la carrure d’homme d’État churchillien d’Aznar, à la réalité et à la puissance structurelle de la “New Europe”). Et, curieusement, le Washington farouchement unilatéraliste de l’après-9/11, tout en continuant à affirmer cette voie et ce choix, en est venu à se reposer de plus en plus sur ses soi-disant “alliés”. Cette construction virtualiste explique que le vote espagnol devient, dans un tel contexte, une défaite sans précédent, une catastrophe géopolitique pour les Américains.
L’alliance espagnole était peu de choses parce que l’Espagne n’est qu’un pays de poids très moyen, qu’il n’est en aucune façon pro-américain parce que sa nature est méditerranéenne et européenne, qu’Aznar était un dirigeant opportuniste de peu d’influence, que la décision de suivre l’Amérique a été prise selon une analyse de réaction sans fondement stratégique réel et ainsi de suite. Pourtant, c’est cette construction brinquebalante, sans la moindre substance, qui est devenue presque une poutre maîtresse d’un système d’alliances dont le caractère surréaliste le dispute à l’évanescence, et qui est pourtant considérée aujourd’hui aussi sérieusement qu’une OTAN de la Guerre froide. Ainsi, à partir de pas grand’chose qui est presque rien, aboutit-on à fabriquer de toutes pièces une défaite majeure. Faut-il, en ce sens, que Washington soit soumis à des troubles intérieurs si considérables, et plutôt du domaine d’une psychologie malade, pour aboutir à de tels montages qui finissent par créer les conditions d’une défaite de cette sorte, — comme s’il y avait eu bataille, et comme si l’Amérique l’avait perdue.