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25 octobre 2003 — C’est désormais irrésistible : la question de la défense européenne atteint le point de fusion de son débat fondamental. En quelques semaines, l’idée simple d’une défense européenne autonome, mise en forme d’une façon anarchique et parcellaire à Tervueren en avril 2003, et sous les lazzis généralisés, cette idée a pris un rythme qui apparaît de plus en plus irrésistible. Déjà, les adversaires de la chose en parlent comme d’un fait établi dont il faut s’occuper de dénoncer les effets pervers.
Dans une chronique à la fois pleine de fiel et de désarroi, le Daily Telegraph, journal conservateur atlantiste opposé à toute orientation européenne, nous annonce les funérailles des espérances des adversaires de la défense européenne. Il dramatise même l’enjeu et porte la bataille sur le point fondamental de la souveraineté nationale en mettant en accusation, — ô surprise, — Tony Blair, parfait jusqu’alors dans le cadre irakien et pro-américaniste, avec une de ses “âmes damnées” ressorties pour l’occasion, — le diplomate Robert Cooper, en poste depuis un an au secrétariat général du conseil des ministres de l’UE, où il passe pour l’inspirateur principal de Javier Solana.
« British opinion is only slowly waking up to what is happening on the Continent. Many commentators persist in writing about a common European defence policy as though it were an aspiration rather than a reality. Yet the EU has already evolved its own military structures, with 150 staff in Brussels. The multi-national Euro-corps has been deployed in Macedonia, and a second EU force is active in the Congo.
» Last month in Berlin, Tony Blair dropped his long-standing insistence that the EU chain of command be linked to Nato, provoking American fears that the Western Alliance was finished. Yet British politicians shy away from acknowledging what is going on. When he took over at the Commission, Romano Prodi told a British newspaper: “If you don't want to call it a European army, don't call it a European army. You can call it Margaret, you can call it Mary-Ann.” Three years on, many are still in denial.
» These developments are due chiefly to Tony Blair, who has reversed four decades of British opposition to European defence integration. Mr Blair, in turn, was heavily influenced by a senior diplomat, Robert Cooper, whom we interview today. Mr Cooper gives us a glimpse of the ideology that underpins Mr Blair's approach to Europe. His starting point is that the nation-state is anachronistic. He has no scruples about sovereignty, and is happy to invade countries with nasty regimes. »
Comme on le lit, le commentaire du Telegraph cite le rôle et le poids de Robert Cooper dans les récentes décisions de rapprochement de Blair vers les Européens. Effectivement, on trouve dans le même numéro du Telegraph un entretien avec Robert Cooper. On retrouve chez ce diplomate brillant, qui proclame volontiers son idéalisme, toutes les ambiguïtés de Tony Blair, et l’on comprend mieux l’actuelle évolution de Blair. Cooper, dont on a déjà lu des interventions importantes, peut dire beaucoup de choses qui semblent à la fois originales et révolutionnaires, et dans des sens qui peuvent également être contradictoires. Le résultat est étrange. On n’a nulle part l’impression, ni d’une prise de distance des États-Unis, ni d’une mise en question des liens transatlantiques, alors que la situation qui en résulte, et cela avec la coopération active de Blair, est effectivement ceci et cela. (La fureur hystérique des Américains, ces derniers jours, montre qu’eux, ils ont bien compris, et notamment parce qu’ils s’intéressent plus aux situations bien concrètes qu’aux théories de Robert Cooper.)
Cette étrange alchimie que nous propose un Cooper est le résultat de la mise en théorie d’actes qui, en réalité, ont beaucoup à voir avec la pression des réalités, mais qui en sont exonérés par la théorie... La crise irakienne (l’action de Blair vis-à-vis de l’Irak) est présentée comme l’effet d’une conception du Premier ministre, de son intense religiosité, de sa conviction que la question de la brutalité de ce régime devait être traitée per se. Les choses sont alors présentées comme si la question irakienne pouvait être évaluée, séparée du reste, comme si elle n’avait pas eu d’effets sur les relations transatlantiques, sur la situation en Europe, sur la position de Blair en Europe. Donc, un Premier ministre qui a foncé contre l’Irak aux côtés de GW peut, le lendemain, affirmer sa foi dans la défense européenne sans “trahir”. Curieux, diront certains ; d’autres s’en arrangeront.
Le Telegraph, lui, ne s’y trompe pas, et Tony Blair, hier (il y a encore trois mois) applaudi par les conservateurs atlantistes, est aujourd’hui dénoncé comme un traître, peut-être le pire qu’on ait connu (« ...Tony Blair, [...] has reversed four decades of British opposition to European defence integration »)
Place donc à la phase Cooper/Europe de Tony Blair.
« Mr Cooper is concerned by America's global dominance. “I would be more comfortable in a world where power was less concentrated,” he says. Mr Blair, caught between Europe and America, is in an awkward position. “He finds himself as the main advocate of Europe in the United States and that is unhealthy for him and it is unhealthy for the US. I think Blair is a European basically.”
» The transatlantic tensions over Iraq, Mr Cooper argues, can be explained by the fact that, as a post-modern concept, the EU is based on multi-national negotiations and the rule of law, while the US, a modern state in his definition, sees the world in terms of power. That is why the Americans have less time for the United Nations than does Europe.
» While the US would benefit from taking the rule of law, symbolised by the UN, more seriously, the EU also “needs to think a bit more in terms of power,” he says. “We cannot just sit back and leave the rest of the world to America.”
» That is why he supports the idea of a European defence force as a support, rather than a rival, to Nato. The Americans are far from happy about the idea. Mr Cooper, foreign policy guru first in Britain and now in Europe, says with candour: “Influencing foreigners is really difficult.” »
La constitution de la défense européenne devrait rester comme un grand mystère, ou un des plus grands accomplissements de l’époque virtualiste. Cette idée, rejetée ces deux dernières années, et encore plus ces derniers mois, de façon de plus en plus pressante par les Américains et leurs très nombreuses courroies de transmission européennes (premiers ministres, ministres, parlementaires, experts, de divers pays européens) ; défendue par quelques isolés en général mis à l’index, et n’osant plaider cette cause qu’en l’assortissant de la garantie impérative quoique assez burlesque qu’une défense européenne servirait à renforcer l’OTAN, à affermir les liens transatlantiques, etc ; — et, pourtant, cette idée, s’imposant de plus en plus de façon impérative.
On pourrait parler d’une sorte de “triomphe réticent”, y compris de la part des Français. Les prochains mois vont voir des progrès décisifs en matière de défense européenne. Le secret de tout cela, et, au fond, le secret des inquiétudes cachées, c’est que cette défense européenne ne résoudra rien dans la situation générale de la crise de civilisation. Elle ne constituera aucunement un acte stabilisateur. Elle constituera un acte décisif, inévitable, irrésistible, etc, pour briser l’ordre ancien, d’allégeance de l’Europe aux USA. Pour autant, la déstabilisation de cet ordre n’est pas finie, et il nous reste des surprises à attendre, du côté des USA sans aucun doute. Là aussi, c’est inéluctable.