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1091Si un facteur dans l'actuelle dynamique de la défense européenne peut être qualifié d'“ historique ”, c'est bien le tournant qu'amorça, pendant l'été 1998, le Royaume-Uni. Ce tournant conduisit directement au sommet franco-anglais de Saint-Malo de décembre 1998, puis enchaîna sur un processus désormais connu où le Royaume-Uni et la France tiennent le premier rang, suivis sans véritable réticence par les autres pays de l'Union européenne.
Certaines causes de l'évolution britannique sont intérieures, ou “ européennes ”. La médiocre présidence britannique de l'Union de janvier-juin 1998 et le refus de l'euro ont convaincu Tony Blair que la situation n'était plus tenable : la défense était le seul domaine où son pays pouvait apporter quelque chose de décisif à l'Europe.
D'autres causes relèvent de l'évidence historique : impuissance européenne à maîtriser ses propres crises, tels la Bosnie et le Kosovo (évidence admise par tous) ; hésitations des États-Unis à s'engager dans les crises européennes (évidence discutée à cause du poids de ce partenaire qu'on ne critique pas facilement) ; enfin, inquiétudes européennes (britanniques) devant une politique américaine erratique, faisant craindre un comportement imprévisible dans des crises européennes (évidence dissimulée pour des motifs politiques).
Une étude de la défense européenne s'en tenant à la seule problématique de l'Europe et des rapports entre pays européens est nécessairement tronquée, voire trompeuse. Les enjeux de la défense européenne sont essentiellement transatlantiques : il est significatif que le seul pays qui soulève des objections à la constitution d'une défense européenne soit le principal allié de l'Europe, distant de 6 000 kilomètres et par ailleurs partisan officiel du rôle renforcé des Européens dans leur propre défense. On n'a en revanche pas noté d'objection particulière de la part de la Russie ou des pays non-européens bordant la Méditerranée. Sur le plan géostratégique, ces pays sont pourtant concernés au premier chef par l'initiative européenne de défense. Ce constat est apparemment paradoxal. Que certains jugent anodin de ne pas le faire est significatif.
On lira par conséquent une première partie sur la mise en œuvre de la Politique européenne commune en matière de sécurité et de défense (PESD). Une deuxième partie portera sur l'évolution des rapports entre les États-Unis et l'Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une troisième partie enfin évoquera la dimension industrielle des enjeux de la défense européenne.
EN MATIÈRE DE SÉCURITÉ ET DE DÉFENSE (PESD)
Premier jalon : le sommet franco-anglais de Saint-Malo en décembre 1998. Pour la première fois, le Royaume-Uni indique une volonté claire d'engager ses partenaires européens vers un objectif politique européen structuré. Dans ses dispositions les plus novatrices, le projet bilatéral qui découle de cet engagement est endossé à Cologne, en juin 1999, par les quinze États de l'Union européenne.
Ce sont les modalités de mise en œuvre de ce projet que le Conseil européen d'Helsinki a arrêtées en décembre 1999. Ses objectifs principaux sont le placement de l'Union au cœur de la dynamique politique de la défense, le développement de moyens militaires autonomes, l'octroi au haut représentant pour la Pesc d'un rôle politique important et l'émergence d'une dimension européenne plus distincte dans l'Otan.
Sur le plan politique, le concept d'''Identité européenne de sécurité et de défense'', formulé en janvier 1994 au sommet de l'Alliance atlantique à Bruxelles n'avait jamais pu constituer l'osmose avec les principes directeurs de la ''Politique étrangère et de sécurité commune'', tels qu'inclus dans les dispositions du Titre V du traité sur l'Union européenne signé à Maastricht en février 1992 et modifiées à Amsterdam en octobre 1997 : le centre de gravité oscillait entre le Conseil européen (Union européenne), le Conseil de l'UEO et le Conseil de l'Atlantique Nord. L'enjeu était double : le sort des Alliés européens non membres de l'Union et le statut des États-Unis dans le processus décisionnel. Après cinq années d'hésitations et une série d'événements significatifs sur le plan stratégique, la décision est prise de mettre en veilleuse l'UEO en la ramenant à son seul traité constitutif, l'organisation ayant vocation à se fondre dans celle de l'Union. Au cœur du dispositif, le Conseil européen se voit désormais doté de toutes les compétences politiques et militaires, permettant à l'Union de faire face à l'ensemble des activités de prévention des conflits, de maintien et de rétablissement de la paix ; autrement dit, à pratiquement tous les scénarios de crise militaire actuellement prévisibles. Il s'agit pour l'Union d'avoir la capacité politique autonome de décider et, là où l'Otan en tant que telle n'est pas engagée, de lancer puis de conduire des opérations militaires sous sa direction.
Sur le plan militaire, une ambiguïté, dont le débat à l'Otan sur les Groupes de forces interarmées multinationales (GFIM/CJTF) a été l'écho, est levée : l'Union devra disposer de moyens propres, développés sur la base de capacités nationales et multinationales existantes, réunies pour des opérations menées avec ou sans moyens de l'Otan. De nouveaux organes politiques (Comité politique et de sécurité permanent composé de représentants nationaux de haut niveau, ambassadeurs ) et militaires (Comité et état major militaires ) sont d'ores et déjà établis — sur une base intérimaire — au sein du Conseil. Ils permettront à terme à l'Union d'assurer, sous l'autorité du Conseil, le contrôle politique et la direction stratégique des opérations. Des structures appropriées sont développées en matière de commandement, de contrôle, de renseignement et de capacité de projection de forces.
Pour la première fois est très clairement indiquée, lorsque n'est pas invoquée la clause d'assistance prévue dans l'art. 5 du Traité de Washington (abusivement qualifiée de “ défense collective ”), l'intention d'agir d'une manière distincte du cadre allié. Toutes les précautions sont prises pour ménager l'Otan, toujours susceptible d'être mobilisée si les objectifs euro-américains sont compatibles, mais dont on devra faire l'économie s'ils ne le sont plus ou si les États-Unis tardent à s'engager. Pour éviter la mise à l'écart des Alliés européens non-membres de l'Union, des modules de coopération sont agréés pour la gestion militaire de crises dirigée par l'Union, sans préjudice de l'autonomie de décision de celle-ci : le Conseil européen est souverain. On a là un rejet très net du souci exprimé par le gouvernement américain, en marge du Sommet allié de Washington d'avril 1999, de garder un droit de veto (quelquefois plus nuancé sous forme de référence au principe des phases successives de décision, l'Alliance devant se prononcer avant l'Union).
En ce qui concerne le Secrétaire général-haut représentant pour la Pesc (SG/HR), le pas franchi est radical sur le plan des principes. La proposition faite par la France, avant Amsterdam, de créer de telles fonctions avait suscité un tollé, singulièrement du côté anglais, avant d’emporter l'adhésion prudente de tous, sous des réserves importantes : le SG/HR serait un “ officiel ” de rang moyen, aux compétences très limitées. Aujourd'hui, l'Union précise qu'en assistant le Conseil, le SG/HR a une contribution essentielle à apporter à l'efficacité et à la cohérence de la Pesc, ainsi qu’à la mise au point de la politique commune en matière de sécurité et de défense. Sans préjudice du caractère intergouvernemental du dispositif politique de l'Union, celle-ci se dote d'un responsable de rang élevé — ancien SG de l'Otan — et susceptible de se voir confier des responsabilités majeures lorsque cela sera jugé nécessaire.
Dimension européenne plus distincte dans l'Otan enfin : recours à un partenariat plus clair, allégé des intermédiaires ménagés à Maastricht avec l'UEO. Les relations, d'abord informelles entre le SG/HR et le secrétaire général de l'Otan, se concrétisent par des structures de consultation appropriées.
L'objectif est d'organiser les moyens européens en sorte de permettre leur affectation le moment venu à l'Union, exactement sur le modèle qui permet à ces mêmes forces ou à d'autres, d'être affectées à l'Otan. De même que les Européens avaient eu des difficultés à faire admettre aux Américains en juin 1996 que les GFIM/CJTF exigeaient des structures et des tableaux de forces permanents et non ad hoc, de même le Conseil européen d'Helsinki a estimé que la validité de l'engagement politique exigeait des désignations de forces et des structures permanentes, en vis-à-vis de celles existant ailleurs, en particulier à l'Otan. In fine, l'ensemble sera favorable au renforcement des capacités de l'Otan, sans duplication inutile.
On mesure le pas franchi : des deux écoles qui se sont affrontées à Maastricht (les intégrationistes, animés par la France et les atlantistes animés par le Royaume-Uni), il reste un compromis plus crédible que celui du Traité sur l'Union européenne. On ne met pas ensemble tout ce qu'exigent les négociateurs (UEO, ''composante de défense de l'Union'' et ''pilier européen de l'Otan''), mais on dégage un objectif fort au prix de réelles concessions de tous : les Anglais ne renoncent pas seuls ; la France et ses partisans renoncent au projet mythique (et ambigu tel qu'il le fut toujours) d'une Union intégrée, vaguement supranationale.
Rupture radicale par rapport à tout ce que nous avions : l'introduction des mots “ défense ”, “ forces militaires ”, “ commandement ”, “ renseignement ”... dans le langage européen, l'appui qui leur est donné par référence à des objectifs de structures et de forces précis (50/60 000 h d'ici 2003) et à un calendrier (présidence portugaise puis française, éventuelle inclusion de dispositions nouvelles dans la conférence intergouvernementale de février à fin décembre 2000, etc.) donnent à l'Union une vitalité qui n'est pas sans risque. Les États-Unis n'ont pas fait connaître leur position définitive en dépit de réunions ministérielles alliées immédiatement postérieures à Helsinki et sans substance réelle sur ce thème.
La campagne électorale n'explique pas tout. Le rejet par les Européens du principe des “ phases ” (veto américain) n'a sans doute pas produit tous ses effets. De même, le recours aux participations croisées des États membres de l'Union (abstention constructive), des États hors Union — qu'ils soient de l'Otan ou en dehors de l'Otan — dans un contexte où seules deux ou trois puissances ont des capacités militaires significatives, va rendre la mécanique délicate à gérer et mettre le Conseil européen, forum unique de décision stratégique, sous pressions intenses et divergentes.
Enfin, last but not least, les enjeux militaires étant des enjeux de savoir-faire, les industries d'armement ne seront pas les catalyseurs qu'elles semblent être à la lecture des conclusions d'Helsinki. Nous le verrons plus avant dans cette analyse.
De l'IESD à la PESD en passant par la Pesc, l'approche doctrinale qui avait présidé au dessein de Maastricht s'est retrouvée enceinte de deux guerres dans les Balkans, d'un activisme difficile à contrôler de l'US Air Force au-dessus d'un État souverain au cœur de l'Europe et d'un défi, particulièrement bien formulé par Mme Albright : “ Faire la défense européenne sans duplication, sans discrimination et sans découplage ”.
On fera pourtant un peu des trois : de la duplication, parce qu'on ne peut pas gérer soi-même sans instruments de gestion qui nous soient propres et sans moyens militaires adéquats ; de la discrimination, parce que si l’on peut inviter des puissances à épauler une action, on ne peut leur donner les mêmes droits et les mêmes devoirs que ceux qui ont accepté les disciplines de l'ensemble politique de l'Union ; du découplage enfin, parce que le couplage stratégique issu des doctrines nucléaires de la guerre froide n'a plus grand sens. On ne peut mener une politique et construire une tradition diplomatique et militaire européenne que par référence au reste du monde et parfois en dépit du reste du monde, celui-ci serait-il notre “ plus grand ” allié.
Il est impossible d'appréhender la problématique de défense sans une référence constante à la dimension transatlantique. Le cadre général est connu : les États-Unis sont engagés en Europe depuis 1949-1952 (Traité de l'Atlantique Nord, installation du commandement allié intégré). Ils dominent, par l'intermédiaire de l'Otan, la scène de la sécurité européenne. C'est dans ce cadre qu'a été posée, dès l'origine, la question de la défense européenne (CED, suscitée et soutenue alors par les Américains).
À aucun moment, l'engagement américain (autour de 300 000 hommes) n'a été tenu pour structurellement acquis : Eisenhower voulait retirer l'essentiel des forces américaines à partir de 1960 ; l'amendement Mansfield (début des années 70) prévoyait un retrait immédiat de 150 000 hommes ; en 1983-1984, les États-Unis débattaient d'un important retrait d'Europe. Une thèse américaine constante était que les Européens devaient assurer l'essentiel de leur propre défense avec un soutien américain aux niveaux aérien, naval, nucléaire. Les Américains ne craignaient pas de perdre leur prépondérance : leur garantie (couplage) était nécessaire aux Européens face à l'URSS. C'est chaque fois à cause d'événements politiques spécifiques extérieurs à la seule problématique de la défense européenne que les États-Unis ont écarté une décision de retrait (crise de Berlin, Vietnam, Watergate, détente gorbatchévienne, etc.).
L'effondrement de l'URSS en 1989-1991 a transformé la question de la présence américaine en Europe en privant cette présence de sa raison d'être apparente (apparente puisque, comme on l'a vu précédemment, l'existence de l'URSS n'a jamais constitué un argument suffisant pour une présence structurelle américaine en Europe).
On peut faire l'hypothèse que les Américains ont modifié leur attitude “ par la force des choses ” en passant d'une argumentation de désengagement (tout faire pour réduire notre présence en Europe) à une argumentation de maintien unilatéraliste (protéger nos intérêts en Europe en conservant le contrôle de la sécurité européenne). La cause du transfert des responsabilités de défense aux Européens a d'abord séduit certains milieux politiques et militaires américains, puis inquiété (nouvelles menaces en Europe). Elle a ensuite buté sur les difficultés inhérentes à un argumentaire qui ne tenait pas : l'URSS n'avait jamais historiquement fourni la cause nécessaire et suffisante de la présence américaine sur le continent. De fait, les États-Unis sont passés de 300 000 à moins de 100 000 hommes en Europe, sans rien toucher à une structure de commandement où ils contrôlent tout.
Depuis 1990, l'enjeu défense et sécurité européennes semble être devenu celui du commandement de la défense européenne et par conséquent, du contrôle de la sécurité européenne. L'argument américain est devenu impératif : “ L'Amérique est une puissance européenne ” (M. Holbroocke et Mme Albright) ; et la situation paradoxale : les Américains sont aujourd'hui moins enclins à se désengager d'Europe qu'ils ne l'ont été durant la guerre froide, alors que la justification de leur présence y est plus difficile.
Ce paradoxe explique l'échec des tentatives de partage du “ fardeau ” menées sous l'impulsion de la France entre 1995 et 1998 avec le soutien britannique (soutien ambigu puisque soucieux de maintenir les dispositifs au sein de l'Otan) : établir une Identité européenne de sécurité et de défense (IESD) au sein de l'Otan. Au cœur du débat : l'affaire du commandement Sud de l'Otan (Afsouth) que les Français souhaitaient confier à un Européen. Cette tentative était vouée à l'échec puisque tout se passait au sein de l'Otan et que l'Otan ne peut être contrôlée, même en partie, par une autre puissance que les États-Unis. Rétrospectivement, l'échec sur Afsouth fut un catalyseur des ambitions européennes, la plupart des alliés observant un jeu dans lequel les positions révélaient la profondeur de la contradiction politique fondamentale. Les États-Unis semblent pour leur part avoir manqué une occasion de réengager les Européens dans une alliance rénovée.
Ces enjeux, rarement admis, ont joué un rôle incontestable dans la négociation de la PESD. Au moment où l'impulsion est donnée par les Anglais fin 1998, avant le sommet franco-anglais de Saint-Malo, la situation à Washington commence à susciter l'inquiétude en Europe (rapports Congrès-exécutif, politique parfois erratique de l'Administration Clinton). Si l'essentiel de l'argumentation britannique reposait sur la situation européenne per se (rôle UK en Europe, Kosovo dès le printemps 1998, etc), la problématique des relations États-Unis-Europe a pourtant pesé sur la PESD. Le problème des objections américaines à l'initiative anglaise a d'ailleurs été, et demeure, une préoccupation centrale de l'équipe Blair.
Les Américains n'ont rien vu venir. Ils n'ont pas vu venir Saint-Malo et ont mis du temps à en comprendre l'importance et le sérieux. Notre explication tient en une seule phrase : l'Amérique est concentrée sur ses problèmes internes. L'orientation intérieure de la démarche américaine (à cause de la puissance américaine qui n'a pas à se soucier des réactions extérieures) joue un rôle déterminant dans le jugement porté sur les événements extérieurs. En organisant l'agenda mondial autour du Sommet allié de Washington (avril 1999) et à partir de mars, autour de la crise du Kosovo, l'Administration Clinton a fourni la démonstration de l'incapacité européenne à agir sans les États-Unis et par conséquent, de la vanité de toute initiative PESD. Argument central, le technological gap : les Européens doivent se moderniser et ils ne pourront le faire qu'avec des systèmes américains, et qu'au sein de l'Otan. Le quiproquo a subsisté jusqu'à Cologne : les Américains ont compris tardivement que le Kosovo avait accéléré le processus PESD au lieu de le freiner !
Les avertissements et la réaction américaine à la PESD sont ainsi allés du scepticisme, pour les plus favorables, à la franche hostilité, selon les agences et départements. En réalité, il n'y a pas encore de réaction coordonnée. Les Américains ont continué à observer les tentatives européennes, se contentant d'analyses, souvent pessimistes, sur l'avenir de l'Otan, à chaque avancée européenne. Cette attitude a nourri les interrogations européennes, exprimées parfois publiquement. M. Védrine s'interroge sur “ l'aptitude (de l'Amérique) au partenariat ”. M. Schröder parle du “ risque d'une Amérique se repliant sur elle-même à cause de sa formidable puissance économique et de son énorme poids politique ”.
Dans ce contexte, quelles sont les perspectives transatlantiques de la PESD ?
Les États-Unis n'interfèrent pas directement dans le processus PESD. Dit brutalement, ils se désintéressent du processus en tant que tel parce qu'ils n'y croient pas. Cela les conduit à réagir aux avancées européennes au coup par coup, les jugeant fréquemment contraires à leurs intérêts. C'est ici que la question du “ partenaire ” américain (cf. M. Védrine) se pose : nous avons une puissance qui occupe des positions et ne veut rien céder. L'attitude américaine restera certainement critique, obstructionniste, soupçonneuse...
Peut-il y avoir crise fondamentale ? De tels scénarios sont analysés du côté américain. Tributaires, comme nous l'avons dit, de facteurs “ domestiques ”, ils devraient pourtant intéresser les Européens. Afin éventuellement de savoir comment réagir.
- Si la tendance internationaliste en place se maintient après les élections américaines, la tension ne pourra que croître, dans la mesure où le refus d'un partage des pouvoirs en Europe reste une donnée permanente.
- Si la tendance contestataire, unilatéraliste, plus ou moins néo-isolationniste s'affirme aux États-Unis, c'est l'idée du désengagement américain d'Europe qui s'affirmera, avec pour corrolaire l'acceptation d'une prise en charge de l'essentiel de leur défense par les Européens.
Cette situation constitue le grand paradoxe de cette affaire : l'analyse européenne de l'évolution interne des États-Unis conduit à soutenir une évolution américaine (maintien de la tendance universaliste) qui implique le refus américain d'une défense européenne. Elle conduit aussi à une hostilité européenne pour la seule évolution américaine (unilatéraliste, néo-isolationniste) qui pourrait favoriser la défense européenne.
Les analystes européens ont peine à comprendre qu'avec les États-Unis, il faut agir à logique renversée. La substance-même de ce pays — géographique, psychologique, mythique — est de type isolationniste. L'Amérique-seule n'est pas une impasse ou un échec : c'est un modèle, une fin nécessaire et suffisante. Le repli américain ne saurait être l'expression d'une crise : il est, fondamentalement, perçu comme la sortie de la crise (avec le risque qu'une autre crise, intérieure, commence alors, mais c'est un autre débat). Dans un tel modèle, l'Amérique repliée trouverait naturel de chercher de véritables partenaires — et non des protégés — ressuscitant de fait la “ politique de bons voisinage ” des temps isolationnistes. Elle établirait beaucoup plus aisément des partenariats, garanties de la stabilité et conformes à ses habitudes historiques.
Les possibilités de coopération avec cette Amérique-là pourraient être infiniment plus stables et le libre-échange moins politique. Une alliance entre une Europe maîtresse de sa politique et une Amérique à l'isolationnisme moderne et ouvert aurait des atouts insoupçonnés aujourd'hui.
DANS LA DÉFENSE EUROPÉENNE
L'idée de restructuration de l'industrie européenne de défense est aussi vieille que le processus européen. Ce qu'on nommait “ la coopération des armements ” était au cœur des tâches que s'assignait l'UEO à sa création. En 1958-1960, c’était un volet essentiel de la coopération franco-allemande engagée par de Gaulle et Adenauer à Colombey.
Les grandes coopérations européennes des années 60-80 (Jaguar, Tornado, Transall, Concorde, Airbus, Ariane, etc.) et les décisions de concentration industrielle (Euromissile, Eurocopter) sont nombreuses. Rien dans ces différents actes et décisions n'apparaît de façon rétrospective comme fondamentalement politique : rien qui ressemble à une intégration industrielle européenne. Les fluctuations, au gré de coopérations, ont été la règle. À la fin de la guerre froide, l'industrie européenne, plus rationnelle au niveau national et procédant à des coopérations notables, est restée divisée entre pays. Aucune affirmation européenne contre la poussée atlantique ne s'est concrétisée. Avec l'échec d'un chasseur européen (division entre EFA et Rafale), les années 80 ont même créé une situation en recul par rapport à ce qui avait précédé et par rapport aux buts politiques que certains avaient envisagés pour l'industrie.
Les initiatives américaines (à partir de 1992-1994 : renforcement de Lockheed d'un côté, de Martin-Marietta de l'autre, fusion de Lockheed et de Martin, rachat de Rockwell et de McDD par Boeing, renforcement de Raytheon, etc.) prirent alors l'Europe par surprise. La réaction fut politique et désordonnée : l'industrie américaine se renforçait magistralement, prête à absorber l'industrie européenne.
Cette analyse était fausse. L'industrie américaine se restructurait d'abord pour survivre. Norman Augustine, personnalité très écoutée et PDG de Martin-Marietta, annonçait le 31 août 1994 la fusion avec Lockheed par ces mots : “ These are Darwinian times in our industry. Failure to change is failure to survive ”. L'“ image ” de l'Amérique — hyper-puissance, sans rivale — est telle que personne en Europe n'envisagea l'explication simple de M. Augustine d'une restructuration “ défensive ”.
Le résultat est une alerte générale en Europe, l'objectif étant de restructurer une industrie fortement parcellisée. Malgré l’“ euro-pessimisme ” de rigueur, le résultat est formidablement efficace par rapport au début des années 90. Il prend date au Salon de aéronautique Farnborough de 1996 : la direction de BAe y lance l'idée de la restructuration. Elle est reprise en décembre 1997 dans l'appel commun Allemagne-France-UK des chefs d'État et de gouvernement demandant aux industriels de se regrouper. En deux, trois ans (1996/1997-1999), l'industrie européenne va opérer une mutation de fond.
La ''réaction'' américaine à cette “réaction européenne ” face à un “ danger américain ” qui n'en est pas un, est à son tour précipitée, disproportionnée et maladroite. Dès février 1998, les Américains (Vance Coffman, PDG de Lockheed Martin) commencent à proposer avec forts effets d'annonce des grandes fusions transatlantiques. Le moment ne peut être plus mal choisi : confrontée à la “ menace ” américaine et à sa propre “ faiblesse ”, l'industrie européenne a déjà engagé sa restructuration. La proposition américaine est perçue comme une “ OPA hostile ” : les Américains ne sont pas préparés (contrôle du transfert des technologies) aux concessions nécessaires au ralliement des industriels européens les plus pro-américains. Le résultat est un mouvement de fusions spectaculaires : Bae Systems (UK) en janvier , EADS en octobre 1999 , en constante consolidation depuis avec Italiens, Espagnols et Suédois ; dans les missiles avec un regroupement France-UK et Allemagne avec MBA (Matra-BAe), etc. Une lame de fond dans les milieux sensibles de l'armement.
La conjonction des deux processus (industrie et PESD) a été réalisée en 1999, année décisive sur deux plans : renforcement de l'industrie européenne d'abord (qui se poursuit avec le rachat de Racal (UK) par Thomson CSF (F) ; les manœuvres autour d'Alenia de la part de BAe Systems avant le mariage de l'Italien avec Dasa/EADS ; le choix britannique pour le missile Meteor ; enfin, les engagements sur l'A400 M de transport logistique) ; couplage ensuite entre la restructuration de l'industrie et le processus politico-militaire (PESD) de Saint-Malo, Cologne puis Helsinki. Les deux processus sont désormais liés et la “ politisation ” du processus confirmée.
Devant cette évolution, les Américains ont opéré un repli très significatif depuis octobre 1999 (interventions de John Hamre, secrétaire d'État adjoint à la Défense, annonçant que les restructurations transatlantiques devaient être différées). La situation préélectorale n'incite pas aux concessions, notamment au niveau du contrôle du transfert des technologies. L'industrie américaine se trouve par ailleurs formidablement fragilisée par le caractère incontrôlable de Wall Street et en position d'infériorité vis-à-vis des Européens si des opérations de regroupement financier avaient lieu aujourd'hui (chute continue des actions Boeing/MDD, LM, Raytheon, etc. conduisant aux vives et récentes réactions du Pentagone sur le thème de la sécurité nationale…).
Le résultat devrait être une accélération de la politisation de tous les aspects du cycle industriel. Si la PESD monte en puissance, une “ préférence européenne ” de facto va émerger ; au même titre qu'existe, du côté américain, une démarche de facto de type Buy American. Les Américains vont être enclins à rassembler, dans une même hostilité, d'une part leur appréciation de la PESD et de BAe Systems (l'attitude anglaise étant celle qui choque le plus ces milieux), d'autre part ce qu'ils apprécient comme une tendance irrésistible à la constitution d'une “ forteresse Europe ”, plus imperméable aux produits Américains. Là aussi : politisation accélérée du processus.
La rhétorique du technological gap, née au Kosovo, accentue l'opposition en “ forteresses ” : difficiles errements tactiques car nombre d'industriels européens ne croient guère à ce gap et s'ils l'utilisent auprès de leurs autorités politiques, c'est pour plaider en faveur d'un effort européen, comblant ainsi le gap par le renforcement de la “ forteresse Europe ”.
Les systèmes d'avions de combat illustrent le mieux l'ampleur des enjeux parce qu'ils comptent parmi les plus grands consommateurs de technologies avancées. Les États-Unis conduisent une offensive mondiale avec le projet d'avion de combat JSF (3 000 exemplaires annoncés à l'exportation et déjà plusieurs Européens ayant payé leur “ ticket d'entrée ” (de 10 millions à 1 milliards de dollars !). Ce système d'armes, les Américains l'admettent, fonctionnera en environnement “ système des systèmes ”, américain ou Otan. Il sera vulnérable en dehors d'une intégration à la panoplie des moyens que constituent les autres éléments de forces États-Unis-Otan (F22, J-Star, AWACS, C4I). Les clients du JSF auront des difficultés à conduire des opérations de l'Union sans recours aux Nato assets ; et donc à respecter les engagements pris à Helsinki et à Cologne. L'exemple est extensible à d'autres programmes (missiles antimissiles, réseaux, etc.).
Trois ou quatre pays de l'Union (UK, F, D, S) produisent des grands systèmes d'armes. Deux pays dans le monde sont aujourd'hui capables de développer un système complet d'avion de combat moderne : les États-Unis et la France . Pour Dassault Aviation (F), les industriels américains ont un but : “ tuer l'entreprise française ”.
Sauver le capital technologique et industriel européen, c'est convaincre les États membres de l'Union européenne non dotés d'industries de l'armement que la “ préférence européenne ” n'est pas un tabou. Contourner l'obstacle d'une préférence française, anglaise ou allemande, c'est engager une dynamique commerciale dans l'Union, élaborer des mesures compensatoires, fortifier les niches d'excellence technologiques dans les petits pays, harmoniser les spécifications des matériels, etc.
La lutte qui se dessine entre industriels européens et américains est extrêmement vive. Elle est cachée, parfois même niée, parce que la reconnaissance de son existence reviendrait à contester les “ intérêts communs ” et à altérer le débat euro-atlantique sur la PESD. Les Européens achètent aujourd'hui sept fois plus d'armements aux États-Unis que les États-Unis n'en achètent aux Européens malgré l'excellence des produits mis sur le marché. De quantitatif, ce constat d'une “ forteresse américaine ” et d'une “ non-forteresse européenne ” va, comme nous le prévoyons, changer et acquérir une dimension qualitative, en vis-à-vis avec les décisions de PESD. Si le virage n'est pas pris à temps, les États-Unis, déterminés à étouffer l'industrie européenne, imposeront leurs produits et plus que jamais leurs doctrines militaires d'emploi. Ce n'est pas bon pour l'Europe.
Dynamique politique européenne, contexte atlantique et contraintes industrielles sont bien au cœur du sujet. Pour faire bonne mesure, il semble pourtant qu'il faille encore poser une question jusqu'ici implicitement réglée : pourquoi une défense européenne ?
Pour répondre, nous prendrons une situation concrète, aux conséquences politiques particulièrement lourdes : la crise du Kosovo. Dans ses éditions du 19 janvier 2000, Le Monde écrit dans son éditorial : “ être plus qu'un marché unique suppose une volonté politique commune dans des domaines comme la défense, la politique étrangère, la haute technologie, la culture, l'éducation. C'est une mission difficile : si l'Union avait dû décider, seule, une intervention au Kosovo, la Grèce s'y serait opposée ”.
On comprend bien ce que veut dire Le Monde : l'UE seule n'aurait pas pu faire la guerre du Kosovo, comme celle-ci eut lieu et quand elle eut lieu. Le sophisme apparaît à la réflexion comme fondamental et cette approche doit être réfutée. Non, ce n'est pas pour tenir un meilleur rôle dans une prochaine “ guerre du Kosovo ” que l'Europe développe sa défense, c'est pour éviter cette prochaine “ guerre du Kosovo ”.
La guerre du Kosovo, telle qu'elle a eu lieu et au moment où elle a eu lieu, est un échec colossal de l'Europe et du monde transatlantique, des États-Unis au premier plan. Cela dit hors de toute polémique sur la forme de cette guerre et sur une efficacité militaire contestée. Il s'agit d'un échec parce que les moyens militaires ont eu prééminence trop tôt, qu'ils révélaient un potentiel disproportionné aux enjeux et en tout cas à ceux dont aurait dû disposer notre diplomatie. Des prémisses de la crise jusqu'au dernier raid aérien contre la Serbie, les Européens ont opéré en ordre militaire groupé autour de l'Otan, parce que cet ordre leur paraissait plus important que la menace réelle que faisait peser l'affaire kosovare sur la sécurité du continent. La crédibilité du système (de l'Otan) est passée avant l'efficacité des politiques dans les villages du Kosovo.
Ici, nous serons particulièrement précis : la crise du Kosovo est le résultat d'un enchaînement régional qui transporta la crise yougoslave de la Slovénie à la Bosnie et de la Bosnie au Kosovo, chaque échec à résoudre de façon satisfaisante la crise précédente favorisant les conditions de déclenchement de la crise suivante. La guerre du Kosovo a débuté le 25 juin 1991 avec le référendum sur l'indépendance en Slovénie. “ (…) Si l'Union avait dû décider ? ”, interroge Le Monde. Mais elle (on parle ici de l'UEO, pas encore de l'Union) était sur le point d'intervenir à cette époque : en août 1991, les chefs d'état-major français et belge, l'amiral Lanxade et le général Charlier, mirent au point un plan d'intervention avec plusieurs options, à présenter à l'UEO pour exécution. L'“ option I ” impliquait une intervention avec 15 000 hommes ; qui ne posait aucun problème logistique ni militaire, un contrôle et un verrouillage des cessez-le-feu alors constamment violés, et un élargissement progressif de l'intervention à partir de ces points d'appui. L'intervention eût bouleversé la genèse de la crise yougoslave. En octobre 1991, le plan fut abandonné : Royaume-Uni et Pays-Bas avaient mis leur veto. La cause est connue. Elle fut décrite en particulier en octobre 1993 par Jean-François Deniau lors d'une émission télévisée : “ Le Royaume-Uni refuse d'envisager une intervention militaire en Europe sans les Américains ”. L'attitude était atypique (engagement et contrôle américain en Europe) et non stratégique (moyens et fins).
Répondons donc au journal Le Monde : une politique de défense commune européenne et son application dépendent plus — bien plus — des États-Unis et de l'attitude européenne vis-à-vis des États-Unis que de l'attitude de la Grèce. Dans des conditions européennes qui n'auraient rien eu à voir avec les conditions qui amenèrent à la guerre du Kosovo, la Grèce aurait bien sûr adopté une autre attitude. Le modèle “ eurosceptique ” bâti sur des interprétations historiques et dont Le Monde se fait l'écho, est l'allié le plus sûr et le plus constant des adversaires d'une Europe en cours de maturation politique.
Ces remarques ne sont pas simple rhétorique. Elles devraient conduire à des recommandations. Pour répondre de façon satisfaisante à la question “ Pourquoi une défense européenne ? ” les Européens ont à se débarrasser de certains modes de pensée qui entravent jusqu'au contenu de leurs analyses. Lorsque les moyens dont nous disposons sont mis en veilleuse au motif qu'il convient de faire front derrière le leadership américain, la résolution finale des crises apparaît alors dans sa contradiction fondamentale : nous savions tous que le résultat serait un désordre dans les Balkans et des difficultés avec les Américains.
Deux visions stratégiques du monde sont au contact. Aujourd'hui au Kosovo, demain ailleurs, les Européens comprennent peu à peu que “ le chas de l'aiguille ” est devenu trop petit pour permettre le passage précipité de toutes les objections qui s'accumulent depuis le début et qu'ils ont tues, par déférence envers la toute puissance de l'Otan et des États-Unis .
Une défense européenne n'est pas faite pour prouver qu'on fait un effort (qu'on est de “ bons élèves ” comme on dit à l'Otan). Elle n'est pas faite pour combler le technological gap (montage médiatique renvoyant plus à la logique commerciale des ventes d'armes qu'à la réalité technologique). Une défense européenne est faite pour affirmer la solidarité d'un continent et d'une culture, assurer sa sécurité, encadrer solidairement les dérives autoritaires locales et mettre en place les conditions de sa coopération avec autrui... Cela pourrait être plus rapide qu'on le croit si on voulait se débarrasser d'un certain conformisme d'analyse. Les besoins pourraient être affinés et les augmentations des budgets de la défense plus mûrement ciblées. La sécurité européenne n'a pas à s'inscrire comme complément ou concurrent des États-Unis, les modèles stratégiques propres aux États-Unis constituant la norme. Entendre que l'Europe ne pourra pas “ assurer son autonomie stratégique ” (général Klaus Naumann, ex président du Comité militaire de l’Otan) n'a plus de sens face aux enjeux de notre temps.
Déterminer ses propres orientations, mesurer ses propres intérêts et utiliser ses moyens modernes de veille sociale, économique, politique voire militaire : c'est cela l'autonomie. Savoir faire voler ensemble sous commandement unique mille avions de combat au-dessus d'un petit pays est un seul aspect — assez marginal — de l'autonomie. Il est inopérant pour résoudre les crises réelles. Il ne saurait surdéterminer les autres arguments en faveur de l'autonomie, ni engager sans débat le modèle futur de nos armées.
La situation européenne est aujourd'hui complexe. L'introduction de l'euro n'a pas apporté le “ souffle ” politique que certains attendaient. Les institutions européennes affrontent diverses crises marquées par la stagnation, la paralysie, l'affrontement politicien. Dans ce paysage assez affligeant, l'initiative de défense révèle une dynamique, un esprit d'entreprise — un nouveau “ souffle européen ” ? — dont la portée politique n'échappe à personne. Par les perspectives qu'il ouvre, ce dossier peut transcender nombre de débats qui déchirent les différentes tendances européennes, fédéralistes, souverainistes, etc. La dynamique de défense européenne renferme certainement une clé permettant à l'Europe de dépasser les clichés pour s'atteler à une réalité cette fois bien visible : celle des formidables crises à notre porte. L'Europe a incontestablement — les historiens en débattront — une véritable chance et les moyens d'exister selon des normes classiques procurant à la fois puissance, solidarité et surtout sens de la responsabilité. Ce dernier point est finalement la meilleure réponse qu'on puisse apporter à la question que nous avons choisie pour introduire cette conclusion : “ Pourquoi la défense européenne ? ”.
Août 2000
Sirius et Philippe GRASSET
Etude réalisée dans le cadre de la Commission permanente d'Etude IHEDN - Luxembourg/Belgique