La délégitimation de la force

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La délégitimation de la force

8 mars 2010 — Une alarme considérable est en train d’envahir la communauté de sécurité nationale et les milieux des experts de sécurité nationale aux USA. Elle concerne ce que nous pourrions nommer “la crise de la projection de force de contrôle”, ou “la crise du contrôle du monde” par des moyens militaires de présence (US). La chose doit être différenciée de la “projection de force brute” pour l’intervention dans un conflit ou dans toute autre occurrence opérationnelle de conjoncture.

Un premier texte, de David Wood, sur le site politicsdaily.com, du 3 mars 2010, a attiré notre attention, en faisant référence à une analyse, – le second texte sur la question, – de Andrew Krepinevich , du Center for Strategic and Budgetary Assessments. (Le texte a été mis en ligne sur le site de CSBA le 19 février 2010, sous format pdf.) Le titre de l’étude de Krepinivitch est : «Why Air-Sea Battle?». L'expression Air-Sea Battle désigne la formule doctrinale que propose le Pentagone pour résoudre cette crise.

Il s’agit du constat que d’une part différentes mesures mises en œuvre par certaines nations, – la Chine et l’Iran sont citées, – d’autre part les moyens de plus en plus limitées de projection de forces, transforment radicalement les perspectives de contrôle et d’affirmation d’influence des forces armées US, notamment dans le cas d’intervention envisagées mais aussi pour le simple fait du contrôle, dans le reste du monde. Dit en d’autres termes, on pourrait décrire cette situation nouvelle par le constat que les forces US, essentiellement navales et aériennes dans ce cas, ne peuvent plus évoluer dans le reste du monde, essentiellement dans les espaces stratégiques navals, comme elles le veulent et le firent, c’est-à-dire en toute impunité et de manière discrétionnaire, essentiellement depuis la fin de la Guerre froide.

Exposé du problème, – de la crise, par David Wood…

«During the Cold War, the Pentagon built the greatest naval and air forces the world had ever seen, endowing the United States with the superpower ability to land huge military forces anywhere in the world, at any time, whether invited in or not.

»So it was that Washington, using its armada of aircraft carriers, cruise missile-launching submarines, fast cargo ships, long-range bombers, airlifters, and air refueling fighters, could eject the Iraqis from Kuwait (1991), bomb Serbia (1999), kick over the Taliban regime in Afghanistan (2001), and knock off Saddam and his cronies (2003). Everybody else had to meekly follow along (or sit on the sidelines).

»But now the party's over. The United States, Pentagon strategists say, is quickly losing its ability to barge in without permission. Potential target countries and even some lukewarm allies are figuring out ingenious ways to blunt American power without trying to meet it head-on, using a combination of high-tech and low-tech jujitsu.

»At the same time, U.S. naval and air forces have been shrinking under the weight of ever more expensive hardware. It's no longer the case that the United States can overwhelm clever defenses with sheer numbers.»

…Maintenant, la manifestation du problème lui-même, c’est-à-dire le fait des causes et des raisons qui conduisent à ces zones de “non-intervention” en toute impunité des forces US.

«As Defense Secretary Robert Gates summed up the problem this month, countries in places where the United States has strategic interests – including the Persian Gulf and the Pacific – are building“sophisticated, new technologies to deny our forces access to the global commons of sea, air, space and cyberspace.”

»Those innocuous words spell trouble. While the U.S. military and strategy community is focused on Afghanistan and the fight in Marja, others – Iran and China, to name two – are chipping away at America's access to the Taiwan Strait, the South China Sea, the Persian Gulf and the increasingly critical extraterrestrial realms.

»“This era of U.S. military dominance is waning at an increasing and alarming rate,” Andrew Krepinevich, a West Point-educated officer and former senior Pentagon strategist, writes in a new report. “With the spread of advanced military technologies and their exploitation by other militaries, especially China's People's Liberation Army and to a far lesser extent Iran's military and Islamic Revolutionary Guards Corps, the U.S. military's ability to preserve military access to two key areas of vital interest, the western Pacific and the Persian Gulf, is being increasingly challenged.”

»At present, “there is little indication that China or Iran intend to alter their efforts to create ‘no-go’ zones in the maritime areas off their coasts,'” writes Krepinevich…»

Les capacités des deux pays cités pour exercer leurs capacités d’interdiction de “contrôle en toute impunité” des forces US sont un mélange divers de systèmes anciens et modernes. On connaissait depuis longtemps la capacité de nuisance des petites vedettes des Gardes Révolutionnaires iraniens, auxquelles s’ajoutent les menaces de divers systèmes beaucoup plus modernes. Les Chinois ont un terme pour cela, – shashoujian… «The most worrisome of the “area denial/anti-access'” strategies being deployed against the United States (and others) is by China, which groups its defenses under the term “shashoujian,” or “assassin's mace.” The term refers to an ancient weapon, easily concealed by Chinese warriors and used to cripple a more powerful attacker. In its modern incarnation, Krepinevich explains, shashoujian is a powerful combination of traditional but sophisticated air defenses, ballistic and anti-ship missiles, and similar weapons to put at risk nearby U.S. forces and regional bases, together with anti-satellite and cyberwar weapons to disable U.S. reconnaissance and command-and-control networks.»

Enfin, le Pentagone veut riposter. Il veut organiser le concept Sea-Air Battle, qui est, en résumé, une synergie des forces aériennes et navales. «What will save America's bacon, Gates and others hope, is something called the Air-Sea Battle Concept. Problem: It has yet to be invented…[…] So what's the plan? The plan is to develop a plan, for now being called the Air-Sea Battle Concept… […] If that sounds vague, it's because there's not much behind the words. A laconic sentence in the Quadrienal Defense Review hints that no one has any idea what Air-Sea Battle might mean in practice: “As it matures, the concept will also help guide the development of future capabilities needed for effective power projection operations.”»

…Pour cela, il y a, paraît-il, un précédent : AirLand Battle. «The plan is to develop a plan, for now being called the Air-Sea Battle Concept. The idea is based loosely on a strategy the Army came up with during the Cold War when the generals realized they were out-manned and out-gunned by the Red Army. Their solution was AirLand Battle, based mostly on the early work of Army Gen. Donn Starry, who advocated using closely coordinated air and ground combat power to attack deep into the enemy's rear at the outset of the fight, rather than waiting for the enemy to advance up to “the front.'” AirLand Battle became a reality after much headbutting among senior generals not willing to share the glory (or the budget dollars). It arguably helped to deter Soviet aggression in Europe. And it proved highly successful in Desert Storm and in the invasion of Iraq.»

@PAYANT Commençons par le dernier point, le concept Air-Sea Battle qui reste à inventer, mais dont on sait déjà qu’il qu’il détiendrait la formule-miracle pour régler le problème. La référence est faite au concept AirLand Battle des années 1970, et expliquée effectivement, – tout cela permettant de mesurer la confusion qui règne dans les esprits. AirLand Battle fut inventé à l’occasion de la panique, d’ailleurs largement manipulée, des années 1975-1976. La manipulation se fit notamment autour d’un fameux article de Lord Chalfond, dans le Times, en mars 1976, exhumant une thèse modeste faite par le général belge Robert Close au Collège de l’OTAN à Rome, laquelle allait donner une grande célébrité au général avec plusieurs best-sellers, le tout résumé par la formule “l’Armée Rouge en 48 heures sur le Rhin?”. La réaction du Pentagone, qui avait téléguidé toute l’affaire par la connexion Chalfont, fut effectivement la formule AirLand Battle qui réinventait la roue en recommandant pour la bataille terrestre une coopération rapprochée avec les éléments aériens affectés au soutien rapproché (avions A-10, hélicoptères anti-chars, travaillant en étroite coopération avec les unités terrestres).

Mais AirLand Battle n’est pas un modèle pour le concept Air-Sea Battle, le bien mal-nommée… AirLand Battle était un concept de bataille, précisément développé pour une possible/probable bataille dans le cadre d’un théâtre bien déterminé, en Allemagne, face aux hordes de l’Armée Rouge déferlant sur l’Occident qui vaquait à ses occupations pacifiques, comme chacun sait. Il a été appliqué en Irak (en 1990) selon des conditions aussi stables et selon un but précis et défini d'une façon minutieuse, en plus avec une coopération internationale proche d'être unanime, avec une préparation de la bataille en toute impunité pendant plusieurs mois, – l'exception par excellence, par rapport au problème posé aujourd'hui.

Au contraire, et tel qu’on comprend l’affaire, Air-Sea Battle, qui n’existe pas, serait fait pour permettre prioritairement une présence d’influence, impliquant la possibilité d’interventions diverses, dans des eaux internationales proches de pays comme l’Iran et la Chine, et, en général, tous les autres, au large desquels l’U.S. Navy a pris l’habitude de croiser comme si elle était au large de San Diego. La “bataille”, si bataille il y a, ne viendrait qu’en toute extrémité, dans des situations qui seraient par définition la consécration de l’échec de la politique de présence militaire US destinée à contrôler de près ses adversaires potentiels (et ses “alliés”), et à les convaincre de céder aux exigences américanistes, quand il y en a, sans coup férir ni coup tiré. Bref, il s’agit de la mission globale de containment et d’affirmation de supériorité et d’impunité militaires que l’U.S. Navy pratique quotidiennement, avec l’avantage supplémentaire du contrôle général des espaces stratégiques navals et des voies de communication. Air-Sea Battle ne serait que le concept applicable dans ce cas précis entérinant l’échec de la doctrine de présence rapprochée et de contrôle des autres et de leurs voies maritimes (c’est-à-dire de leur liberté des voies de communication navale). Pour ce dernier point, qui est l’essentiel du propos, – comment désormais assurer le contrôle sans interférences des entités mises sous surveillance et qui se rebiffent, alors qu’on dispose de moins en moins de force? – rien n’a été trouvé.

En d’autres termes, et malgré la poudre aux yeux de Air-Sea Battle, c’est bien un constat de réduction dramatique, voire d’effondrement des capacités d’incursions militaires de contrôle, d’influence et de pression, échec que dressent les réflexions rapportées ci-dessus.

Encore et toujours la G4G

Intéressons-nous donc moins aux solutions à ce problème, qui ne sont pas pour demain, et beaucoup plus aux causes de ce problème et à la signification du même. L’important à souligner dans ce cas est bien que la puissance US, en plein processus d’affaiblissement, voire d’effondrement de son dispositif, se trouve confrontée à la perspective d’une menace absolument de type G4G (Guerre de la 4ème Génération) fondée sur une évaluation qui est elle-même le produit d’un processus psychologique totalement distordu par l’univers de la G4G où se déplace la puissance US, contre son gré, contre ses conceptions, contre son “être” même.

Les Américains (l’U.S. Navy en l’occurrence) ont déjà expérimenté dans le Golfe la nuisance plus psychologique qu’opérationnelle des petites vedettes rapides de la Garde Révolutionnaire iranienne. Cela se passait lors des années 1986-1990 de l’affrontement irano-irakien, puis dans les années 2006-2008 où la tension avec l’Iran était alimentée par l’affrontement interne à Washington entre la fraction Cheney-neocon qui voulait la guerre contre l’Iran et la fraction Gates-U.S. Navy qui freinait des quatre fers. Cette situation conduisit même, en 2007 et 2008, a des contacts secrets entre U.S. Navy et Iraniens et à l’ébauche d’accords de prévention d’incidents en mer, selon la crainte que de tels incidents pouvaient conduire à un enchaînement vers un conflit. Le résultat fut pour l’U.S. Navy une attention extrême pour la navigation de ses unités, conduisant à une auto-restriction de ses propres déplacements, donc à une limitation de facto de son espace de contrôle.

Cet exemple illustre effectivement le type de “menaces” auquel sont confrontées les forces US. Dans le cas iranien, la crainte de l’U.S. Navy d’incidents avec les vedettes était renforcée par la crainte, plus ou moins fondée, de se trouver, à cause de courses d’évitement face à ces vedettes, sous le feu éventuel de batteries côtières iraniennes de missiles. (Tout cela est marqué du saut de l’“éventuel”, certes, car aucune certitude n’existe quant à la présence et à l’efficacité de tels engins; mais la possibilité elle-même suffit à bouleverser des plans, à accroître les manœuvres d’évitement, à limiter l’espace de contrôle et à réduire la capacité générale de contrôle.) Dans les autres cas évoqués, notamment le cas du shashoujian chinois, on retrouve l’évocation assez vague mais menaçante du mélange de systèmes primitifs et de systèmes avancés qui empêche d’établir une ligne directrice homogène d’attaque, de défense ou de contre-attaque puisqu’il s’agit de deux domaines complètement différents de la guerre, dont l’un, – celui des “systèmes primitifs”, – est complètement étranger aux forces US. On retrouve le même schéma de mélange d’archaïsme efficace et de technologies avancées que les Israéliens trouvèrent, à leur complet désarroi, chez le Hezbollah durant la troisième guerre du Liban, en juillet-août 2006. C’est de la pure G4G, notamment parce que c'est d'abord de la psychologie.

Il n’y a dans tout cela aucune certitude, encore moins l’affirmation d’une infériorité quelconque des forces US, l’U.S. Navy en l’occurrence, dans les cas spécifiques. Il y a une incertitude psychologique considérable, alimentée par l’inconnu de la combinaison de “menaces” qu’impliquent ces situations. La réaction est alors de prendre des mesures de repli, d’autant plus nécessaire que le risque est perçu avec toute l’amplification de la communication et de l’hubris américaniste: la perspective que la puissante U.S. Navy puisse rencontrer quelques difficultés du fait de combinaisons asymétriques qui n’ont pas l’apparence de puissance qu’elle-même manifeste, lui fait craindre bien plus qu’une défaite, – mais le ridicule de difficultés qui seraient si dommageables pour son statut et, par conséquent, pour sa puissance d’influence.

La stratégie US de contrôle des espaces stratégiques navals et des voies de communication est un exercice de projection de force qui s’exerce dans le domaine de la psychologie essentiellement; nous l’appellerions plutôt “projection d’influence”. Pour cette raison, la perception et la psychologie y jouent un rôle essentiel. Pour cette raison, les forces US de contrôle du reste du monde, comme l’est principalement l’U.S. Navy, sont surtout vulnérables dans les plans psychologiques et de la perception, et les “menaces” qu’elles identifient, qui sont peut-être inexistantes au reste, sont tout de même de cet ordre et effectivement très efficaces à cause de cela.

Le résultat de cette évolution, en attendant un plan Air-Sea Battle complètement hypothétique et de toutes les façons illusoire comme on l’a vu, c’est un mouvement général de retraite des forces de contrôle US, notamment navales. C’est une défaite silencieuse et discrète, puisqu’elle se mesure aux évolutions des grandes unités US sur les mers du monde, mais une défaite qui en dit long sur le recul et l’effritement de la puissance US, et une défaite qui ne passera pas inaperçue. Les exemples iranien et chinois seront certainement suivis par d’autres, contribuant à rendre de plus en plus aléatoire la position de puissance incontestée à capacité globale unique des forces armées US. Cette retraite mesure, en même temps, d’une façon convaincante, une double évolution qui s’est faite entre 2001 et 2010 de la perception générale du statut de ces forces US:

• Un recul et la réduction considérable de la puissance US, qui sont aujourd’hui un processus dévastateur en constante accélération, visible aussi bien dans l’impuissance du Pentagone à transformer la pluie de $milliards dont il est couvert en systèmes d’arme effectifs, que dans la réduction accélérée du volume des forces. (Les textes cités rappellent quelques chiffres, comme celui de l’U.S. Navy qui était proche d’atteindre l’effectif de 600 unités de haute mer dans les années 1980, et qui est aujourd’hui, d’une façon effective, à beaucoup moins de 300 de ces unités.)

• Une perception du passage de la puissance US, particulièrement de la puissance navale dans ce cas, du statut de force régulatrice et protectrice du bon fonctionnement des voies de communication, des voies commerciales, des voies de liaison, à celui de force de désordre, perturbatrice, agressive, etc. C’est un processus fondamental de délégitimation de la puissance militaire US dans la tâche internationale de contrôle qu’elle s’est elle-même arrogée, qui conduit aujourd’hui certains pays à réagir d’une façon agressive. On constate de plus en plus que les incertitudes et les ruses inhérentes au processus de la G4G ne cessent de mettre en échec les certitudes du technologisme occidentaliste et américaniste, alors que ce technologisme atteint son point de fusion de crise. Dans ce cas, elles permettent d'accélérer le processus de délégitimation de forces d'incursion, au nom de principes structurants comme la souveraineté et la légitimité.