La démocratie localiste contre Moby Dick

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Il y a un article intéressant de Christine Ahn sur la question des bases US au Japon (Okinawa) et dans l’île de Guam, – avec la corrélation entre les deux, – cela dans Antiwar.com le 12 février 2010. Les deux points géographiques sont essentiels pour la stratégie US dans le Pacifique et en Asie. Aujourd’hui, les USA ont un problème très sérieux avec le Japon d’une part; d’autre part, ils doivent ramener 8.000 Marines du Japon vers Guam.

Christine Ahn s’intéresse aux poussées antagonistes contre la présence militaire US au Japon et à Guam, – le deuxième point étant plus original, quoiqu’à notre sens d’une importance moindre que la question japonaise.

• Ahn précise bien dans quelle mesure une poussée démocratique partie d’un mécontentement local a mis cette question des bases US à Okinawa au premier plan, comme un enjeu politique majeur des relations américano-japonaises.

«Okinawans have been campaigning for years to be rid of U.S. bases, which were established at the end of World War II. These bases have been the source of noise and environmental pollution, accidents, and crime committed by U.S. soldiers, including violence against women and girls. In a 1998 referendum, Nago voters opposed the new base. When Japanese authorities tried to go ahead with the plan, activists took to their kayaks and fishing boats to block construction, and ultimately disrupted exploratory drilling of the coral reef. The Japanese government tried to find another location in Okinawa or even mainland Japan, but no community agreed to have the new Marines base in their area.

»Despite the efforts of the two governments, democracy continues to get in the way of this multi-billion dollar deal between Washington and Tokyo.

»On August 30, 2009, the patient and determined campaigning by the Japanese peace movement paid off. The Democratic Party of Japan (DPJ), which promised to review the U.S.-Japan military alliance, defeated the ruling coalition that had been in power for over 50 years. Many of the newly elected representatives criticized Japanese acquiescence toward U.S. foreign policy; others resented U.S. “occupation mentality.” In response, both U.S. Defense Secretary Robert Gates and President Obama made hasty visits to Tokyo, invoking the importance of the alliance and pressing the new government to keep the Okinawa-Guam deal afloat. But the tide of public opinion had turned; the Japanese media branded Gates a “bully” and bridled at such “high-handed treatment.”

»The political momentum against the relocation of the U.S. Marines base has continued to build. At the end of January 2010, Nago voters elected a mayor who is also against the base. Japanese representatives came to Washington to meet with their congressional counterparts, while in Tokyo thousands protested the proposed Marines base, thus reopening what the military assumed was a done deal.»

• Sur la question de Guam, Ahn met en évidence certaines conditions locales extraordinaires, qui alimentent une poussée de mécontentement populaire. Les différentes bases du Pentagone occupent 30% de la surface de l’île, qui passera à 40% avec l’arrivée des 8.000 Marines. A l’origine, l’île était auto-suffisante pour sa subsistance, aujourd’hui elle doit importer 90% de sa nourriture. Ce passage décrit la situation effectivement extraordinaire de Guam, par rapport à l’impeccable réputation démocratique faite en général aux USA.

«Despite increasing opposition to the transfer of thousands of U.S. troops, the people of Guam are constrained in their ability to influence the political process. Since the Spanish-American War of 1898, the United States has controlled Guam (or Guåhan in the Chamorro language). With a population of 173,456 represented by one non-voting delegate in the U.S. Congress, the island is one of 16 remaining non-self-governing territories listed by the United Nations. Residents are U.S. citizens, but they are not entitled to vote in presidential elections. Most federal-territorial affairs are made in Washington, nearly 8,000 miles away.»

Notre commentaire

@PAYANT Ahn ne nous apporte pas des révélations confondantes sur la question des bases, quoique les précisions sur Guam valent d’être lues et méditées. Ce qui nous intéresse dans son article, c’est l’importance à notre sens justifiée qu’elle accorde, non pas à la démocratie en général mais à la démocratie locale, c’est-à-dire la “démocratie localiste”, ou “localisme” si l’on veut. Lorsqu’elle cite le commandant du corps des Marines dans le Pacifique, le général Keith J. Stalder, disant, dans une citation reflétant la proverbiale finesse des généraux US: «National security policy cannot be made in towns and villages», – on serait tenté de lui répondre, “les deux mon général, au contraire”. Le brave général a, sous les yeux, à Okinawa, et peut-être un jour à Guam, la démonstration de la fausseté complète de son affirmation, mais en brave robot bien huilé il continue à répéter la leçon bien apprise.

Donc, “au contraire, mon général”; Okinawa est la preuve que “les bourgs et les villages” jouent effectivement un rôle dans une orientation politique que les directions politiques nationales n’ont pas le moindre courage d’envisager d’emprunter. Mais “les bourgs et les villages” ayant parlé dans la situation spécifique qu’on décrit, il se trouve que la nouvelle direction japonaise, qui sait d’où elle est issue, en tient diablement compte pour traiter de cette immense question de “politique de sécurité nationale” que constituent les bases US au Japon, – à Okinawa, – qui sont l’expression tangible de l’alliance des USA et du Japon, ou, dit sous une autre forme, de la sujétion du Japon aux USA. La démonstration est impeccable, sinon implacable.

L’explication du phénomène tient à notre sens à la déconnexion existante entre le pouvoir politique et la démocratie formelle sur laquelle il assoit son apparence de légitimité tout en ignorant les volontés exprimées par cette “démocratie formelle”. (Dans cette affaire japonaise, on parlera de “deux pouvoirs”: celui de la direction japonaise jusqu’à l’arrivée de l’actuelle équipe et celui de la direction politico-militaire américaniste, qui est partie prenante.) Cette déconnexion a effectivement permis d’ignorer la “démocratie formelle” dans le cas d’Okinawa jusqu’à ce que la pression de cette “démocratie formelle” devienne trop forte et porte la nouvelle équipe au pouvoir, se transformant de ce fait en ce moment donné, pour certains domaines, en une démocratie effective. Nous disons “pour certains domaines”, parce que la nouvelle équipe, dès qu’elle est au pouvoir, se trouver confrontée à la corruption psychologique du système et aux diverses pressions qui la véhiculent, et elle abandonne rapidement certaines orientations qu’elle exposait initialement. C’est à ce point que le “localisme” joue son rôle. Dans la “démocratie formelle” devenant “démocratie effective” dans le moment politique donné qu’on a signalé, le localisme est l’action qui est la plus précise, avec les rapports les plus serrés entre les électeurs et les problèmes sur lesquels ils réclament une action. Le localisme est en général entendu dans ce “moment politique” parce qu’il exerce la pression la plus forte sur la nouvelle époque, avec des conséquences politiques concrètes et visibles. Le cas d’Okinawa est significatif à cet égard puisqu’à l’élection de la nouvelle équipe succède l’élection d’un maire, à Nago, qui est également partisan du départ des bases US. Dans ces conditions de pressions successives et très précises, la nouvelle équipe est conduite à effectivement prendre en compte d’une façon affirmée les revendications du mouvement localiste, au moins comme symbole de son action réformiste.

Le problème japonais (pour les USA, sans aucun doute), c’est que l’action localiste la plus forte et la plus pressante est bien celle de la population d’Okinawa, “les bourgs et villages” d’Okinawa contre les bases US, et qu’elle se transcrit en termes politiques par une querelle dont le fondement apparaît bientôt comme la mise en cause des liens d’alliance entre les USA et le Japon qui sont concrétisés par ces bases d’Okinawa. La direction américaniste, dito le Pentagone-Moby Dick dans ce cas, ayant une perception psychologique de la situation proche du zéro absolu, avec l’arrogance qui va avec (la phrase «National security policy cannot be made in towns and villages» en dit long là-dessus), ses réactions sont catastrophiques: refus du moindre compromis, exigence de remplir des engagements passés par les directions antérieures complètement corrompues et discréditées, mépris affiché pour les volontés exprimées par la population, etc, tout cela au nom de la “sécurité nationale” curieusement rendue commune aux deux pays impliqués (oxymore habituel dans la pensée du Pentagone: “ta sécurité nationale se réduit à la sécurité nationale des USA telle que je la perçois”). Tout cela exacerbe la réaction localiste, et cette exaspération elle-même répercutée vers la direction politique. Dans ce climat d’antagonisme alimentée par des pressions qui n’ont rien à voir avec les intérêts directs perçus de l’alliance militaire entre les deux pays parce qu'elles viennent de sources extérieures, la confrontation qui porte justement sur cette alliance parce qu'il s'agit du seul domaine où elle puisse s'exprimer ne peut effectivement que s’aggraver. Au niveau des directions politiques et militaires qui s’affrontent, elle s’exprime très vite, effectivement, au niveau politique fondamental de l’alliance. Ainsi le localisme s’est-il transcrit en termes politiques fondamentaux d’une très grande importance.

L’affaire est ici corsée, pour le Pentagone, par le climat qui pourrait s’installer à Guam si la description donnée par Ahn se concrétise en une situation d’affrontement sérieux, si le localisme parvient lui aussi à rendre des effets, cette fois de Guam vers Washington et par des moyens autre que le vote puisque les habitants de Guam, pourtant citoyens US, ne votent qu'au compte-goutte et n'ont pas droit à la parole officielle. Ainsi la situation idéale et ubuesque pourrait-elle être de ces 8.000 Marines (entre autres) naviguant entre Okinawa et Guam et ne trouvant nulle part cet accueil empressé auquel le Pentagone est accoutumé. On pourrait alors les envoyer en Afghanistan ou, peut-être, au Yemen. Ou bien, finalement, au Pentagone même, où il y a de la place…


Mis en ligne le 13 février 2010 à 07H28