La démocratie religieuse — Rubrique Contexte, Volume 20, n°11 du 25 février 2005

de defensa

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 1015

La démocratie religieuse

@SOUSTITRE = Les élections en Irak ont constitué un étrange phénomène: tout s'est passé comme prévu, autant pour les circonstances que pour le comportement des votants. Elles furent pourtant accueillies comme une formidable “divine surprise”.

Qu'on nous laisse évoquer succinctement quelques impressions des années 1960, quand nous étions jeune journaliste encore plein d'illusions. Pourtant, nous n'avions pas celle du mythe électoral, conforme en cela à un comportement général, systématique et qui n'a jamais fait problème à cette époque.

Les élections dans les pays troublés ou sous tutelle, qu'ils fussent d'un bord ou l'autre, qu'il s'agisse de la Pologne communiste ou du Sud Viet-nâm américanisé, déclenchaient les sarcasmes de quelques-uns et, de façon bien plus répandue, l'indifférence la plus complète de la plupart. Ces élections étaient cousues de fil blanc. L'article opportunément remis sur Internet à l'occasion des élections irakiennes, du New York Times du 4 septembre 1967, annonçait: « U.S. Encouraged by Vietnam Vote: Officials Cite 83% Turnout Despite Vietcong Terror ». Cela permet de remettre en perspective les élections irakiennes mais cela ne dit pas l'indifférence générale pour cette sorte d'opérations, jugée comme un événement mineur, sans conséquence réelle sur l'évolution de la situation.

Le contraste est extraordinaire avec ce qui s'est passé le 30 janvier et, à la suite, pendant les 2 ou 3 jours qui ont suivi. On ne parlera pas de propagande. En cette matière, nous, Occidentaux, nous révélons bien au-delà de tout ce que les communistes inventèrent jamais, à un point où nous jugeons utile d'employer un mot spécifique (“virtualisme”) et d'avertir qu'il est de substance différente de la “propagande”. Pendant deux ou trois jours, nos esprits furent saisis à la fois d'ivresse et d'hystérie. Tout semblait formidable. Les horreurs américaines, qui sont colossales dans cette guerre aussi bête qu'il est possible, étaient oubliées. C'était un miracle: on avait voté ! Formidablement (90%), “massivement” selon Le Figaro (72%), pas si mal (57%), bof, parlons d'autre chose (40-50%). (On rappelle ici les variations des pourcentages de votants de sources toujours si bien informées.)

Étrange enthousiasme. Il y a en Irak une guérilla et les USA fournissent les troupes d'occupation. Dans une guerre de guérilla, la seule chose facile pour l'occupant est d'organiser une consultation électorale. Les lieux où cela se passe sont faciles à défendre. Les collaborateurs ont des moyens de pression pour faire voter. On contrôle le dépouillement, les médias, etc.


La démocratie est définitivement entrée dans le théâtre de l'illusion postmoderne qu'on nomme virtualisme: nous sommes piégés

D'abord, tout cela n'est pas efficace. Le 10 février, Robert H. Reid, de AP, écrivait un article où il rassemblait les constats des troubles qui enflammèrent à nouveau le pays après les élections, pour constater: « Iraq’s election was a technical success but insurgency rages and outlook uncertain. » Il lui suffisait de rappeler ce qui s'était passé six mois auparavant: « With slogans declaring Iraqis to be in control, American officials boarded airplanes last summer and left the country, formally declaring a successful end to the U.S. occupation of this fractured land. Just three months later, Iraqi highways were killing zones. Cities and towns across the Sunni Arab heartland, including Fallujah, had fallen under the insurgents’ sway. And hooded gunmen routinely sliced off the heads of hostages. » Bref, les élections ont été un « catastrophic success » de plus, selon l'expression employée par le général Franks (et reprise par l'inconscient GW) pour qualifier la guerre contre l'Irak. La guerre elle-même étant ce « catastrophic success », et elle n'est faite que d'une succession de « catastrophic successes ». L'élection du 30 janvier en est un de plus. Que nous importe, nous qui, dès le 2 ou le 3 février, étions passés à autre chose ?

Mais il s'agit de quelque chose de plus important. Le 30 janvier, c'était, de notre point de vue d'Occidentaux, l'acte sacré de la démocratie. Au-delà, il n'y a plus rien sinon le Progrès et le Bonheur sanctifiés et accomplis. C'est, si l'on veut, notre dernière carte. (Et ce pourrait l'être effectivement, si la guérilla essentiellement sunnite se poursuit et s'accroît d'une part, si un pouvoir chiite est installé et que les Kurdes du Nord installent leur autonomie d'autre part: quoi qu'on en juge du résultat, l'Irak nous aura échappé comme le sable nous glisse entre les doigts, installant une situation nouvelle et complètement imprévisible.)

Tout de même: c'est notre dernière carte mais nous affirmons que c'est l'atout maître, celui qui rafle toute la mise: Bonheur, Progrès et compagnie. Le « catastrophic success » est accompli. Le reste suit, — les réunions surréalistes de l'OTAN, où l'on parle pompeusement d'un “engagement de l'Organisation au Moyen-Orient” alors que cet engagement concerne quelques centaines d'hommes (100 ? 300 ? Discussions ardues); les proclamations à la gloire des alliés pro- mettant soutien et approbation aux Américains alors que ces mêmes alliés continuent à retirer leurs forces d'Irak; etc.

Le conflit irakien est, de notre point de vue d'Occidental, du virtualisme de bout en bout. Les analyses que nous en faisons sont d'un sérieux et d'une pompe surréalistes en regard des réalités de la situation. L'élection du 30 janvier s'est placée dans cette perspective. Elle a achevé le cycle d'une entreprise qui s'est située de bout en bout dans une réalité autre que la réalité.

Tout cela est logique mais tout cela est, du point de vue de nos dogmatistes et de nos idéologues, dans tous les cas s'ils étaient sérieux et s'ils avaient le sens de leur responsabilité, extrêmement préoccupant. Nous sommes, avec l'Irak, sur la pente de la virtualisation absolue du monde, alors que l'acte suprême de la démocratie va tendre à rendre ce conflit à ses réalités sanglantes. Nous pourrions nous retrouver assez vite avec des situations inattendues par rapport aux ambitions qui se trouvaient nécessairement dans l'élection: un Irak plongé dans une guerre civile ou bien un bloc chiite fait d'une proximité Irak-Iran pleine d'une ironie étrange alors que les tambours de la guerre américains appellent à l'attaque anti-iranienne. Drôle de façon de commencer, en renforçant son adversaire avant l'attaque. (« If any outside power won the election, it was Iran, not the U.S. », écrit William S. Lind.)

La réalité, qui s'est montrée si souvent ingrate, ne nous intéresse plus. Il sera toujours temps d'affirmer qu'une guerre civile ou qu'un bloc chiite constitue un Progrès ou un Bonheur. Nous continuerons à dire que le 30 janvier est une date historique, que c'est la démocratie. Nous y croyons complètement.


Voici ce que nous avons fait de la démocratie, — elle n'est pas en danger, elle est devenue danger elle-même

La célébration des élections irakiennes fut un fait extraordinaire, qui ne se justifie par rien de rationnel. La seule chose qu'on puisse dire quant à la réalité de cet événement est que les Irakiens (avec la restriction du comportement des sunnites) connurent un moment politique heureux. On n'est assuré en rien que les conséquences réelles de cet événement ne soient pas catastrophiques, ce qui devrait conduire à appuyer sur la brièveté, voire la tromperie de ce bonheur. Alors, pourquoi cette fièvre, cette ivresse qui se sont emparées de notre monde de l'apparence, médias, relations publiques, virtualistes de tous genres ? L'hypothèse qui vient à l'esprit est de type irrationnel.

La célébration ne fut pas politique, elle fut religieuse. La raison n'y jouait aucun rôle, parce que la raison, dans ce cas, qualifie cette célébration de trompeuse, d' illogique et d'hypocrite. L'appréciation change si l'on avance que cette célébration fut d'abord religieuse. L'explication permet d'embrasser un comportement général et lui donne une explication beaucoup plus satisfaisante que celle de la simple propagande politique.

La démocratie a, aujourd'hui, perdu tout son sens politique, si elle en eut de façon précise et significative. Elle est annexée par une représentation implicite faisant d'elle un “culte”. (L'Amérique sous GW et sa bande est justement décrite de la sorte, par Seymour Hersh: « We’ve been taken over by a Cult ». On comprend que GW et sa bande soient classés parmi les plus zélés des grands prêtres du culte religieux de la démocratie.)

Cette religiosité nouvelle, voire inédite, dans l'appréciation de la démocratie est fortement renforcée par la religiosité des hommes et des tendances qu'ils représentent. Celle-ci pourrait sembler la cause principale de cette extension à la religion de la dévotion démocratique: GW Bush bien entendu, et des hommes comme Natan Charansky , son mentor israélien, qui se réfère clairement aux milieux extrémistes religieux juifs (Charansky est à la droite de Sharon; avec lui, Sharon paraît un modéré). Pour autant, cette caractéristique nous paraît être une facilité, le renforcement d'un sentiment qui existe d'une façon générale, qui la précède sans aucun doute. La célébration religieuse de la démocratie est une pratique qui touche largement les milieux laïques, ceux-là qui ont appuyé leur activité politique sur la dénonciation du fait religieux. Aujourd'hui, la célébration de la démocratie est d'autant plus ouverte aux hommes intensément religieux qu'elle s'est divinisée avant leur incursion ouverte.

Comme le montre le cas irakien, cette célébration concerne un processus, un mécanisme et rien que cela. Les résultats importent peu, au point où il n'y a même plus d'organisation propagandiste de la chose, que cela concerne la participation (90%, 72%, 59%) ou les résultats (chiites et kurdes vainqueurs, Allawi battu, sunnites absents, Irak pris entre la proximité de l'Iran des chiites et l'autonomisme kurde), — qu'importe, puisque les élections ont eu lieu. Le malheur qui suivra éventuellement sera automatiquement détaché du mécanisme qui l'a évidemment engendré, pour conserver la pureté du sentiment d'adoration pour le mécanisme. C'est le terme d'un long processus qui évoque l'évolution décadente d'une pratique religieuse. Le culte a remplacé, dans l'esprit de célébration, l'objet du culte. Le mécanisme est célébré comme une idole, sans souci de ce que donne ce mécanisme.

Cette évolution correspondant au phénomène virtualiste est rendue possible par la soumission totale aux mécanismes d'une civilisation. La manipulation se fait au niveau de ce que produisent ces mécanismes (cela permet de fabriquer une nouvelle réalité). L'hyper-mécanisation de notre civilisation et la puissance des canaux de communication permettent cela.

De façon évidemment fondamentale, cette évolution fait s'interroger sur le processus de la démocratie permettant l'intrusion du virtualisme et de la seule irrationalité religieuse. Aujourd'hui, la démocratie n'est plus un frein à nos excès mais une incitation à l'excès. Lorsqu'il décrivait « la dictature de la majorité », Tocqueville ne nous avertissait pas d'autre chose. Par lâcheté et faiblesse, nous portons cette responsabilité inouïe: aujourd'hui la démocratie n'est pas en danger, elle est le danger.