La déroute de l’Ouest – continuo et crescendo

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La déroute de l’Ouest – continuo et crescendo


2 février 2008 — Sans doute la situation britannique des dépenses et des programmes de défense doit-elle être vue comme exemplaire de ce que nous nommons “la déroute de l’Ouest”. Le rapport que fait le 1er février le Guardian de la situation du budget militaire décrit une situation catastrophique.

«Ministers and officials are drawing up plans for sweeping cuts and delays in most of Britain's big weapons projects as they face the biggest crisis in the defence budget since the end of the cold war, according to government and independent sources.

»Huge orders for aircraft carriers, ships, fighter jets, and hi-tech vehicles are accumulating at a time when running costs are rocketing because of gruelling military operations and large increases in the cost of fuel, they say. Defence officials say ministers will be confronted with “painful options” next month.»

La misère complète du domaine militaire britannique est résumée par ces remarques où tous les travers de l’establishment militaire occidental sont exposés: l’incapacité de s’adapter aux guerres où se sont lancés les Occidentaux, suivant aveuglément les USA, les USA eux-mêmes plus aveugles que les autres, sans rien comprendre aux conflits envisagés ni aux buts poursuivis; à côté dé cela, poursuivant, tout aussi aveuglément, le développement de systèmes hyper-sophistiqués, aux coûts hors de contrôle et à l’utilité militaire de plus en plus douteuse: «Military commanders admit that they did not anticipate what they would be up against in Iraq and Afghanistan. “We were slow to recognise that we need lighter, more agile forces,” a senior defence official said. He contrasted the army's urgent needs for more manpower and low-tech kit with costly prestige projects agreed for the navy and air force many years ago.»

Selon ce qu’on ressent de cet article, on comprend que les Britanniques doivent être soulagés des ennuis du JSF pour ne pas avoir à l’acheter trop tôt. Le coût extraordinairement élevé de ce programme imposé aux Européens par l’automatisme de l’hégémonie US installé dans les esprits hébétés comme une fatalité est aujourd’hui admis comme une donnée courante. C’est effectivement pour cette raison que son retard serait par conséquent perçu comme rassurant dans la mesure où il éloigne le moment de la facture: «If the first carrier is built on time – by 2014 – it will have to fly ageing but cheaper Harriers rather than the increasingly expensive US-made Joint Strike Aircraft which the MoD is due to buy. But this will simply put off an even larger bill for a future year, analysts say.»

Mais, répétons-le, le cas britannique n’est qu’un exemple, si c’est l’exemple le plus remarquable à ce niveau budgétaire. Le reste est à la même enseigne. Au-dessus de tous les pays occidentaux s'étend de façon de plus en plus pressante l’ombre de l’Afghanistan, théâtre même du naufrage occidental organisé selon une mise en scène tapageuse et dialectiquement prétentieuse, rythmée par un argumentaire moralisant dont les Occidentaux ont le secret. Cette “petite guerre” de type secondaire, sans perspectives militaires sinon celles, douteuses, que la guerre elle-même (l’intervention US initiale) a créées, sans guère d’utilité stratégique malgré les analyses pompeuses, sans aucun but politique malgré les théories des complotistes, sans aucune cohérence ni cohésion, cette guerre semble acquérir une dimension herculéenne pour devenir à la fois le défi stratégique qui se dresse devant l’“Ouest” dans son ensemble et le marécage monstrueux où s’enlise la puissance occidentale. A côté de cela, les nombres de soldats à propos desquels on s’étripe entre pays occidentaux et membres de l’OTAN sont absolument dérisoires, ce qui met en valeur l’inefficacité extraordinaire à laquelle parviennent les armées occidentales inspirées du modèle US.

Cet aspect dérisoire n’est pas mieux mis en valeur que par le début de cet article du 1er février, d’UPI, annonçant pompeusement (et faussement par rapport à la réalité): «Analysis: Germany enters Afghan war», puis par ce premier paragraphe : «It looks like Germany has succumbed to international pressure and will now send battle forces to Afghanistan.» L’on apprend aussitôt qu’il s’agit d’une unité de 250 hommes, qualifiée de «part of a rapid-response force», qui marque ainsi l’engagement solennel de l’Allemagne dans la vraie guerre. Frederic II, Schlieffen et Rommel, pourtant peu portés à la plaisanterie, en rient encore.

«NATO has for the second time requested that the German government deploy a unit of 250 battle soldiers to Afghanistan as part of a rapid-response force. The Germans are to replace a 350-strong Norwegian combat unit stationed in the northern provinces of Afghanistan; the Scandinavians are leaving in July.

»The unit would have to enter bloody combat if needed, German military experts have said over the past days. It could be involved in hunting terrorists, providing emergency support to other troops in the north, and even deal with kidnappings…»

Les autres nouvelles du “front” sont plutôt politiques et ne sont pas plus encourageantes. Elles annoncent le voyage d’urgence de Rice à Londres pour tenter de resserrer les rangs occidentaux. Le Canada menace de retirer ses forces si d’autres pays n’acceptent pas d’envoyer des renforts. L’Allemagne, contrairement aux perspectives triomphantes exposées plus haut, vient de refuser une demande pressante de Gates pour un renforcement de la zone Sud. Les Français ne sont pas plus pressés d’y aller.

La démonstration par l’Afghanistan

l’Afghanistan, outre de tenir désormais le centre de la scène politique, est également le théâtre de la déroute de la puissance technologique et militaire de l’Ouest. Les ennemis de l’OTAN n’ont guère de rôle direct dans cette déroute parce que leur action n’influe en rien de façon directe sur l’évolution occidentale, s’il y a une évolution au sens propre du mot. Il y a une “évolution” occidentale dans le sens où des technologies et des tactiques sont modifiées pour prétendre s’adapter au “terrain” (aux talibans et assimilés). Mais l’“évolution” doit impérativement demeurer dans le cadre technologique et théorique dominant, cadre du progrès obligé avec la psychologie fermée qui l’accompagne.

L’Afghanistan est, pour la plupart des pays de l’OTAN, le champ d’application obligé des stratégies, des techniques et de l’organisation militaire occidentales sous inspiration US. (Cela n’empêche pas certaines de ces forces, lorsqu’elles se trouvent sur des théâtres plus indépendants de l’influence US dans l’OTAN, de retrouver certaines de leurs spécificités d’adaptation. Nous parlons de l’Afghanistan.) On voit en Afghanistan, montrée sous une lumière infiniment crue, l’impuissance à laquelle parvient cette masse de puissance qu’est la civilisation occidentale. On y voit également à quel degré d’incoordination, d’incommunication, etc., en arrive une alliance qui s’est toute entière vouée au culte de la coordination et de la communication entre les forces différentes qui la composent. La guerre d’Afghanistan est le symptôme, l’illustration et la mesure de plusieurs crises qui frappent aujourd’hui la puissance occidentale.

• La crise de la technologie. Elle soumet toutes les armées au même traitement de devoir déterminer des équipements et des tactiques en fonction de critères totalement étrangers au champ de bataille: critères de nécessité de progrès, d’impératifs industriels, d’obsession du contrôle des bureaucraties, etc. Il existe entre les différentes armées nationales des concurrences sur le niveau des technologies qui compliquent encore cette situation.

• La crise capacitaire des pays de l’OTAN en action en Afghanistan est générale. Ce n’est pas l’Afghanistan qui en est la cause mais cette guerre en est certainement le symbole. L’extraordinaire difficulté pratique (en plus des restrictions politiques) à trouver ici une poignée d’hélicoptères, là une poignée de centaines de soldats, témoignent de cette crise capacitaire. Bien entendu, cette crise est également dépendante des choix favorables aux systèmes de hautes technologies, dont les coûts sont considérables et pèsent sur l’entretien et le développement des capacités. Mais c’est une vision générale que nous obtenons en Afghanistan: la chute des capacités militaires occidentales, des pays de l’OTAN, est un phénomène sans précédent, alors que les budgets militaires restent à des niveaux importants. Ce constat n’a rien à voir avec les capacités des talibans et les aléas du conflit. C’est un phénomène spécifique à notre époque, qui ne peut être encore expliqué clairement, mais qui marque une espèce d’inversion perverse de la puissance, une sorte d’équivalent bureaucratique de l’étrange oxymore caractérisant l’Occident (surtout les USA) aujourd’hui: l’invincibilité entraîne l’impuissance. L’Occident n’arrive plus à traduire en capacités réelles ses efforts de défense, à un point de perversité tel que ces mêmes “efforts de défense” semblent donner pour résultats l’abaissement des capacités.

• La crise de la coordination et de la proximité entre alliés. C’est à ce point, particulièrement, que l’Alliance est en danger, et l’Ouest tel qu’il existe par conséquent. L’Afghanistan est un théâtre particulièrement propice à cette situation catastrophique parce que c’est un conflit forcé, dans lequel la plupart des nations se sont engagées pour complaire aux demandes de Washington bien plus que par conviction face à un danger réel. Tous les réflexes nationaux de restriction et de protection sont exacerbés. La psychologie oppose un frein constant à l’engagement. Chaque nation pense en fonction de ses intérêts nationaux spécifiques. Les restrictions nationales, – les “caveats”, selon le langage OTAN désignant ces limitations nationales d’emploi des forces, – jouent à plein. Les engagements sont minutieusement contrôlés par les nations engagées et chaque contingent se replie par conséquent sur ses procédures propres pour mieux assurer ce contrôle. La coordination entre alliés est à la mesure de cette posture politique, faite plutôt pour garantir le contrôle national des forces et empêcher que ces forces puissent être contrôlées par d’autres alliés, par conséquent jouant le rôle inverse de sa fonction. Les habitudes les plus “protectionnistes”, les plus spécifiques, sont renforcées, aux dépens de toute logique militaire de coordination de l’action. Jamais une guerre de “coalition” n’a été menée avec autant de méfiance politique entre les alliés, à un point qu’on peut effectivement parler de crise permanente entre ces alliés, – une sorte de “guerre” intestine à l’OTAN en plus du conflit lui-même, bien plus grave que le conflit lui-même.

• La crise des relations publiques, c’est-à-dire la crise de la représentation que les gouvernements et les establishment politiques se font de la perception publique, dans leurs pays, de la guerre. L’Allemagne est un exemple en pointe. Engagés dans cette guerre par pur opportunisme, pour complaire aux USA, les dirigeants allemands sont paralysés par les restrictions qu’ils se sont eux-mêmes imposées, dont ils jugent qu’elles leur permettent de ne pas succomber politiquement à l’impopularité de la guerre. Cette attitude accentue encore le besoin de contrôle des forces, le refus des engagements risqués pour ne pas essuyer de pertes, etc., et accroissent la dégradation de la situation militaire. Les gouvernements, – on parle de l’Allemagne mais on peut étendre ce propos à d’autres pays, – sont otages de leurs opinions publiques, dans une mesure rarement atteinte. Finalement, leurs engagements apparaissent pire que n’auraient été des refus d’engagement. Ils mettent en évidence les désaccords et les divergences, “à vif”, sur le terrain, et réduisent à néant toute prétention de solidarité.

Certes, la guerre d’Afghanistan est impopulaire. Elle est le type même de guerre déclenchée par une direction occidentale victime de sa propre “narrative” de la situation stratégique. Elle met en évidence combien cette “narrative” affecte peu les opinions publiques, combien la solidarité sur laquelle est bâtie l’Alliance est un rideau de fumée alimentée par une dialectique de complaisance et de servilité chez les uns, de pression parfois brutale chez les autres. Elle met en évidence combien les capacités supposées de l’Occident sont perverties par les pesanteurs bureaucratiques et la “dialectique technologique” jusqu’à développer une situation de dégradation accélérée.

Le rôle de cette guerre est étrange. La guerre d’Afghanistan semble être une guerre d’Espagne à l’envers. Au lieu d’exposer et de confirmer des capacités théoriques, elle expose et fait découvrir combien ces capacités théoriques sont un leurre. Au lieu de confirmer des engagements et des solidarités politiques par une action sur le terrain, elle met en évidence leur artificialité et leur fausseté.

Par conséquent, l’OTAN s’achemine vers une impasse pour son but de guerre et son but politique. Les effets de cette guerre vont être rassemblés, s'ils ne sont déjà, dans deux démonstrations principales: il s’agit d’une part de la démonstration, dans les conditions de la “guerre” réelle de l’époque, du caractère complètement fallacieux de la puissance militaire occidentale (en ce sens, l’Afghanistan confirme l’Irak); d’autre part de la démonstration “sur le vif” de l’inexistence de l’Alliance atlantique en tant que telle, donc de l’Occident, de l’Ouest tel que nous l’entendons. Ces nouvelles sont si sensationnelles par rapport au discours occidental officiel qu’il sera bien difficile d’en éviter l’une ou l’autre conséquence fondamentale. La poursuite de l’actuelle évolution en Afghanistan va conduire à mettre en question le “modèle de solidarité” imposé par les USA au monde occidental, avec l’aide, voire la complicité active des autres directions de cet ensemble. Elle peut aller jusqu’à la mise en question du “modèle de puissance” (développement, technologie, etc.) suivi par tous les pays occidentaux. Ce qui menace l’Ouest en Afghanistan est plus, bien plus qu’une défaite militaire.