La '“destinée manifeste” par les armes

Analyse

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 2059

La '“destinée manifeste” par les armes

Y a-t-il une ambition spécifique, un dessein particulier des États-Unis à l'égard des exportations d'armement, objet depuis 1989 de leurs efforts et de leurs pressions les plus intenses et les plus agressifs ? Y a-t-il autre chose que la seule dynamique mercantile de la recherche de nouveaux marchés ?

Plus précisément, y a-t-il une stratégie de “domination du monde”, comme certains l'ont suggéré ? Ces questions méritent une attention particulière qui passe d'abord par la référence historique, très éclairante pour le cas américain.

L'établissement du “Complexe militaro-industriel”

L'idée de domination du monde perçue non comme acte de conquête àcaractère historique mais comme “Destinée manifeste” (1) relevant du mythe originel qui transformerait l'Histoire en se réalisant, est à la fois ontologique et récurente aux États-Unis. Elle a des racines religieuses et mystiques évidentes (représentation de l'Amérique comme “terre promise”, modèle pour le reste du monde et auquel le reste du monde ne peut qu'adhérer). Elle s'exprime explicitement, pour les justifier, dans les entreprises les plus matérialistes de la grande République, dont la principale est la conquête commerciale des marchés extérieurs. Depuis les origines, elle fut constatée dans les faits par les observateurs perspicaces et constamment réaffirmée dans les déclarations américaines les plus officielles. En 1829 un jeune capitaine anglais en visite aux États-Unis, Bedford H. Wilson, écrivit au libérateur sud-américain Salazar dont il était un compagnon d'armes ce jugement sur l'Amérique qui devrait apparaître comme une intuition fulgurante aujourd'hui : « Plus je vois ce pays extraordinaire, plus je suis stupéfié des grands progrès qu'il fait et qu'il continue à faire. Quelque jour, peut-être, il se démembrera ; je le désire pour le bien de l'humanité. Sinon, ce colosse sera encore plus terrible que les hordes de la Russie. Son ambition dépasse ses progrès ; elle est plus vaste que son territoire. Il ne sera satisfait que lorsqu'il sera le maître des destinées du monde. » (2)

L'idée de domination du monde est aussi présente à la fin du XIXe siècle, avec les premières expéditions outre-mer (Cuba, les Philippines) sous McKinley et Théodore Roosevelt) ; elle est présente avec Woodrow Wilson, président de 1912 à 1920, avec son rôle fondamental dans le Traité de Versailles qui redessina la carte de l'Europe ; et encore dans la décennie des années 1920 avec la formidable expansion du commerce américain, où une “industrie” comme le cinéma US était explicitement perçue comme un instrument d'hégémonie culturelle encore plus fortement qu'aujourd'hui ; et encore avec la victoire de 1945 et l'établissement du “Monde libre” face à l'URSS ... jusqu'à aujourd'hui, où l'idée, avec une vigueur renouvelée, baigne implicitement toute la dialectique américaniste.

Une seconde référence historique américaine importante est le penchant de l'économie US pour les cycles de guerre, et sa capacité d'en tirer profit pour ses structures générales.

Le phénomène apparut avec la Guerre de Sécession, du côté du Nord. Élu président en 1860 et aussitôt très isolé face à la rébellion du Sud et aux attitudes ambigües de nombre d'États du Nord, Lincoln trouva comme principal appui la puissance financière et industrielle du Nord-Est. Celle-ci jugeait l'enjeu du conflit capital pour elle : son but était d'instituer une sorte de marché unique protégé relevant totalement du protectionnisme, en imposant de nouvelles règles économiques au Sud producteur de coton et libre-échangiste. La guerre de 1861-65 fut la matrice d'un prodigieux boom économique pour une industrie qui, àla différence des traditions européennes, n'accepte pas dans ces circonstances la mobilisation au nom de la nation mais effectue une formidable montée en puissance de la production qui ne modifie rien au fonctionnement capitaliste courant (lois du marché, développement du gain, recherche du monopole, etc.). Suivit, jusqu'autour des années 1890 (le Gilded Age), un développement capitalistique et industriel sauvage et d'une puissance rarement égalée dans l'histoire économique. Le même processus, fondé sur la capacité de profiter d'une façon ou de l'autre des années de guerre, fut répété avec les deux Guerres mondiales. Le professeur Frank Kosky, de l'université de Californie du Sud, décrit le phénomène : «Durant les années de guerre, d'importants achats de matériels militaires américains – d'abord par les Alliés, ensuite par le gouvernement américain lui-même après l'entrée en guerre d'avril 1917 – amena un quasi-plein emploi.»

L'essentiel de la production étant destinée aux champs de bataille, il n'y avait guère de produits pour les consommateurs. Ceux-ci réalisèrent ce que les économistes nomment de l'épargne forcée. «A la fin de la guerre, il y avait des masses de liquidités prêtes à alimenter une explosion de la consommation [qui eut lieu] durant la première moitié des années vingt. Simultanément, le conflit avait amené dévastation et pauvreté dans le monde, surtout en Europe, marché traditionnel pour les exportations américaines. [...] La Grande Dépression des années trente stoppa temporairement la consommation. Mais conduite ensuite à une nouvelle phase d'épargne forcée durant la Deuxième Guerre, la consommation repartit avec force dès que les combats cessèrent. Une fois de plus, comme dans les années 1920, [il y eut] une énorme demande intérieure couplée avec les destructions inimaginables outremer ... » (3)

Un troisième aspect historique doit être relevé, avec la constitution, entre 1935 et 1947, d'un phénomène économique, et même géoéconomique avant la lettre, unique au monde, baptisé par le président Eisenhower dans un discours fameux du 17 janvier 1961 “Complexe Militaro-Industriel” (CMI). Il serait erroné de s'en tenir aux aspects habituels de l'influence des militaires ou des “marchands de canon”. Le CMI porte initialement une ambition de conquête du monde, alors que ses liens avec les militaires sont ténus, voire inexistants. La véritable fondation du CMI date des années 1930, à partir d'un noyau d'universitaires, de millionnaires du Big Business, de Républicains de la tendance Hoover-Taft, et de l'industrie aéronautique naissante en Californie du Sud. Ce vaste projet techno-industriel regroupé autour d'un triangle scientifico-industriel (la Huntington Library, l'observatoire de Pasadena et surtout le California Institute of Technology, ou CalTech) avait indubitablement des orientations philosophiques et spirituelles, voire des connotations racistes spiritualistes ; on note même, dès cet époque, des contacts avec la scientologie en développement. Roger Millikan, Prix Nobel de physique et Président de CalTech définissait le projet de cette façon en 1936: «La Californie du Sud est devenue, comme la Grande-Bretagne il y a deux siècles, l'avancée occidentale de la civilisation nordique, avec l'exceptionnelle opportunité d'avoir une population qui est de souche anglo-saxonne dans un rapport double de celui qu'on rencontre à New York, à Chicago et dans les autres grandes villes du pays.» (4) Le sociologue Mike Davis donna ainsi sa propre définition: «Une entreprise de la science et du business renouvelant la suprématie aryenne sur les rives du Pacifique» (5). A partir de cette base dont il faut également retenir qu'elle était totalement indépendante du gouvernement, et même développée dans un esprit d'hostilité radicale, voire hystérique à Roosevelt (qualifié d'“agent du communisme”) et à son New Deal, le Complexe initial devint le CMI pendant la guerre. Cela se fit en conjonction avec l'émergence des militaires, – surtout l'aviation militaire, force nouvelle développée comme on l'a vu à partir de la technologie, de l'industrie aéronautique localisée en Californie du Sud, des contacts avec le business et même avec le cinéma pour ses actions de relations publiques (6). «Entre-temps, résuma John Kenneth Galbraith (7), l'armée avait fait son apparition. En 1940, sur les questions d'économie, d'industrie et d'approvisionnement, son influence était dérisoire. A présent [en 1943], elle pesait lourd dans les décisions. [...] A mesure que les militaires gagnaient en influence, bon nombre de libéraux, séduits par leur style ou convaincus que les soldats ne manifesteraient envers la politique intérieure qu'indifférence ou neutralité pour se consacrer seulement à la guerre, rallièrent leur cause. Ce fut le début d'une association qui devait revêtir une si lourde signification pendant la guerre froide et la guerre du Viêt-nam. Nous devions payer la victoire sur Hitler d'une militarisation durable de l'Etat.»

Le problème de l'après-Guerre froide

Depuis 1945, l'économie américaine est qualitativement appuyée sur la puissance novatrice du CMI, qui passe par le soutien massif et direct des subventions fédérales (8). L'industrie aéronautique militaire a été le sponsor quasiment exclusif du développement des industries électronique et spatiale dans les années 1945-60, avec lesquelles elle a conservé des liens très forts. Dans les années soixante, 46% de l'aide fédérale à la recherche universitaire venaient du Pentagone. La pénétration du CMI dans le réseau universitaire était considérable : par exemple, la société North American Aviation était présente dans 30 conseils d'administration d'universités qu'elle soutenait de ses dons, avec l'influence qu'on imagine.

De 1981 à 1984, la fameuse période de la reprise Reagan qui fit applaudir à un retour d'une économie pure de marché libre, se développa en fait une doctrine inédite, pour le temps de paix, que certains désignèrent ironiquement sous l'expression de “keynésianisme militaire”, et qui est à la base de l'énorme endettement américain actuel.

Jacqueline Grapin le définit ainsi: «C'est au point où il est permis de se dire que les dépenses militaires créent certainement plus d'emplois que les programmes officiels de lutte contre le chômage. [...] Lorsque, à la fin de 1983, le gouvernement annonce que la production industrielle a atteint un niveau record, il faut noter les précisions suivantes: “La production des biens de consommation n'a augmenté que légèrement, et la production automobile a légèrement diminué, mais celle de biens d'équipement s'est nettement accrue”. Autrement dit: le système militaro-industriel fonctionne bien. » (9)

Derrière l'apparence, c'est avec une économie militarisée, notamment en termes d'influence, de leadership qualitatif à base de développement technologique et de transfusion discrète et/ou indirecte de subventions fédérales du militaire vers le civil (10), que l'Amérique a abordé l'après-Guerre froide en 1989-91. Croire qu'elle se soit adaptée en se tournant vers le secteur civil, comme il est en général proclamé, est une illusion et une méconnaissance des mécanismes industriels et financiers américains tant il est vrai qu'on ne change pas une équipe qui gagne, et qui rapporte (11).

Sur le fond des choses, la fin de la Guerre froide amenait aux États-Unis une question angoissante parce que quasiment ontologique pour le système industriel : que faire pour conserver, et peut-être pérenniser en temps de paix cet énorme Complexe ? Au niveau intérieur, il n'y a pas (encore ?) eu de vraie réponse. On a tenté de conserver un budget militaire type Guerre froide, disproportionné par rapport aux risques et menaces subsistants (12). Cela n'a fait que repousser le problème, car entre-temps les commandes intérieures se sont effondrées (13). Lorsqu'elles reprendront avec les modernisations prévues et les nouveaux programmes très onéreux (à partir de 1998), il va manquer plus de $20 milliards au budget annuel actuel alors que la pression pour réduire le déficit fédéral ne fait que s'amplifier. Nous avons là les éléments d'une grave crise intérieure (parmi d'autres).

Entre-temps, le Complexe pensa trouver la réponse à son dilemme de l'après-Guerre froide : les exportations. Ce que le Pentagone ne pouvait plus commander aux usines du Complexe, le monde extérieur le ferait. Cela supposait une changement fondamental de stratégie. Les exportations d'armes américaines, passée la manne du réarmement initial à partir des stocks de la Seconde Guerre et après le régime intermédiaire de l'assistance militaire aux pays alliés, avaient vraiment démarré dans les années 1970 (de $1,4 milliard en 1970 à $17 milliards en 1975). Mais le rythme satisfaisant acquis alors se justifiait par la menace soviétique : il fallait armer les alliés divers. L'argument n'existait plus dès 1990-91. La guerre du Golfe ne fut qu'un incident dans cette chronologie : elle apporta un énorme supplément d'exportations (mais à quel prix? On le verra plus loin), mais ne fournit évidemment aucune stratégie de substitution. A part les délires médiatiques de l'époque, il était grotesque de croire qu'un ennemi comme l'Irak, ou de sa catégorie (Libye, Iran, Corée du Nord, etc.), justifierait une stratégie à l'exportation capable de faire tourner le CMI. Ainsi naquit une autre conception, une autre stratégie, – et nous en (re)venons à notre idée initiale de domination du monde.

Une conception manifeste : la destinée américaine par les armes

Lorsque nous parlons de “domination du monde” (“World Dominance”, l'idée est aujourd'hui reprise sous cette expression employée génériquement), il ne s'agit pas de la conceptualisation d'une situation générale que nous interpréterions d'une façon approximative et en tout cas pour conforter notre thèse. Il y a des prises de position explicites et jamais démenties, en général de la part de chefs militaires responsables écrivant dans des revues de haute tenue ou même témoignant devant le Congrès, pour affirmer l'ambition globale, quasi impériale qui accompagne les exportations d'armement. Nous présentons quelques-unes de ces déclarations, en même temps que des événements, ou des commentaires, qui nous semblent bien tracer les grandes lignes du tableau que nous voulons présenter :

• En février 1992, le New York Times diffusa des extraits copieux, obtenus clandestinement, du document de base de ce qui aurait dû être le Policy Guidance quadriannuel du Pentagone (rapport établissant la vision politico-stratégique du département de la Défense). Le document, fort commenté àl'époque, traçait le cadre d'une puissance américaine appuyée sur la démonstration de la force militaire mettant en place une hégémonie mondiale et veillant à ce qu'aucune puissance concurrente (y compris chez les alliés) puisse la contester. Les réactions, surtout dans les pays alliés, conduisirent le Pentagone à enterrer cette version du Policy Guidance avec quelques explications confuses. L'esprit, lui, subsista.

• Le 2 mars 1994, l'amiral Larson, U.S. Navy, USAPCOM (commandant en chef, Pacifique), vint présenter ses conceptions devant la Commission des Forces Armées du Sénat. Il énonça pour les sénateurs approbateurs une « stratégie d'engagement de coopération ». Il s'agit d'une stratégie offensive d'influence correspondant à une situation, – celle de l'après-Guerre froide, – où, selon ses mots, «les incertitudes que nous affrontons sont largement dépassées par les opportunités qui s'offrent à nous»; “”, non pas de renforcer la stabilité, ou l'équilibre des relations internationales, mais bien de faire “progresser les intérêts US”. Larson détailla la situation dans le Pacifique et montra l'intérêt pour les États-Unis de cette stratégie d'engagement par la coopération. Il cita l'année 1993 en référence : «Nous avons “sponsoré” plus de 200 exercices interarmes et combinés avec d'autres nations du Pacifique et d'Asie ... ». Avec cette règle d'or, énoncée en termes clairs: «Si nous ne sommes pas là, nous ne pouvons pas participer; si nous ne participons pas, nous n'avons pas d'influence

• En avril 1994, le général John Loh, alors commandant de l'Air Combat Command de l'USAF (c'est-à-dire l'officier général le plus important de la hiérarchie après le Chef d'état-major), publia un article où l'on trouvait ces remarques: «Quand les États-Unis vendent des équipements militaires aux alliés, ils y gagnent un accès et de l'influence qu'ils ne pourraient avoir d'aucune autre façon, – notamment en envoyant des techniciens dans ces pays, pour entraîner leurs techniciens au maniement de ces équipements ; en invitant des militaires alliés à venir aux États-Unis pour un entraînement technique et opérationnel ; en déployant [des unités américaines] dans ces pays alliés, ... [...] Quand les USA vendent des équipements àd'autres pays, ils gagnent de l'influence. [...] Nous devons changer notre façon de penser à propos des FMS [Foreign Military Sells] ... Les ventes par FMS renforcent l'intégration de notre politique de sécurité nationale visant à aider au renforcement de notre influence dans le monde. » (14)

• En 1996, le contre-amiral Sutton, directeur du Bureau des Programmes internationaux de l'U.S. Navy, détaillait un plan selon lequel les commandements navals régionaux américains outre-mer étaient invités à se transformer en office de promotion des exportations d'armes: «Nous travaillons avec les commandements outre-mer sur les pays de leurs zones, [pour déterminer] quels pays ont besoin de notre assistance, de quelle assistance ils ont besoin, et de quelle façon la marine peut les aider à l'obtenir.» (15)

• L'Europe elle-même constitue dans cette offensive un territoire de choix, mais cette fois par le biais de l'investissement de son industrie. Il y a, à cet égard, bien des indications à méditer, telle cette remarque de John Deutch, alors n<198>2 du Pentagone, disant à l'ancien PDG de GIAT Industrie àWashington le 16 janvier 1995 que les USA sont partisans d'une coopération transatlantique «mais [sont ouvertement opposés] à des rapprochements entre les industries de défense européenne sans [qu'ils] aient leur mot à dire» (c'est-à-dire, renseignement pris, un droit de participer à ces rapprochements comme partie éventuellement prenante). Dix-huit mois plus tard, l'amiral Norman Ray, dynamique adjoint du Secrétaire général de l'OTAN pour les armements, demandait (semble-t-il, en tant qu'officier américain plutôt que fonctionnaire international) que «les Européens ne mettent pas en oeuvre des politiques qui excluent systématiquement les Américains de leur marché via une “préférence européenne”». (16)

Une offensive massive et globale: pour quels résultats qualitatifs?

Les intentions américaines ne font pas le moindre doute. Rarement même, les esprits avertis auront disposé d'autant d'éléments clairs et irréfutables pour identifier un mouvement de cette importance. On en vient donc naturellement au constat de l'importance des effets de cette offensive à ce jour.

Pour cela, on dispose de chiffres précis. Si les chiffres ne disent en général pas tout, avec les USA ils disent presque tout. Les Américains eux-mêmes le veulent ainsi : pour eux, l'influence va avec le business, et la stratégie est d'abord une question de “poids” d'armement et son équivalent en dollars. De plus, l'importance considérable des disparités constatées permet de tirer aisément des conclusions d'ordre politique et conceptuel.

Une compilation très précise des exportations d'armes américaines, telles que notifiées au Congrès (toute transaction de plus de $14 millions doit effectivement l'être), sur la période entre le 1er janvier 1990 et décembre 1996, donne un chiffre général des exportations d'armement de $120,3 milliards. L'intérêt est d'en signaler plusieurs décomptes sélectifs, pour dégager la tendance générale qui nous permettra de répondre à la question posée.

• Un seul pays, le premier importateur, compte pour $47,27 milliards, soit pratiquement 40% du total: l'Arabie Saoudite. C'est là où l'on peut parler d'un effet pervers de la guerre du Golfe, à laquelle est du l'essentiel de ces commandes gigantesques. Le cas saoudien établit une fausse perspective quant à la capacité d'influence des exportations d'armement, en même temps qu'il amène une mise en difficulté, d'abord financière et peut-être sociale et politique, du régime pro-américain.

• Les trois premiers pays représentent $66,83 milliards, soit 60% du total des exportations: l'Arabie ($47,27 milliards), Taïwan ($10,83 milliards) et le Koweit ($8,73 milliards).

• Si l'on ajoute aux trois premiers, les trois suivants importateurs d'armes US (Corée du Sud avec $6,45 milliards, Turquie avec $6,06 milliards et Egypte avec $5,81 milliards), on arrive au chiffre de $85,15 milliards, soit un peu plus de 70% de toutes les exportations d'armes américaines.

Ainsi l'effort d'exportation d'armement des États-Unis dans les six dernières années (considérable si on l'évalue par rapport àla situation générale beaucoup moins favorable aux dépenses d'armement que la Guerre froide) apparaît marqué par des déséquilibres très profonds, et de ce fait préoccupants par rapport au but recherché, l'influence générale dans le monde.

• Autour de 60% des exportations américaines dans le monde de 1990 à 1996 ont été destinés à trois pays qui regroupent environ 29 millions d'habitants, soit approximativement 0,5% de la population mondiale. Le déséquilibre est à peine modifié si l'on étend la référence aux six pays qui reçoivent 70% des exportations.

•  Les pays constitutifs de ce groupe de tête ne forment en aucune façon des avancées stratégiques nouvelles pour les États-Unis. Ce sont tous des pays quasiment sous tutelle américaine depuis les premières années de la Guerre froide, et où l'influence américaine n'a plus cessé de grandir, notamment par le biais d'un flot constant d'exportations d'armes.

•  Le reste des exportations se fait dans 43 pays, parmi lesquels une part importante sont acquis aux États-Unis ou très proches d'eux (par exemple Israël et Japon). Finalement et pour ce qui concerne la masse de ces 43 pays, il s'agit d'exportations assez faibles, impliquant une coopération assez réduite et ayant peu de chances de donner des gains d'influence considérables par rapport à la clientèle traditionnelle des USA. Ainsi dégage-t-on la conclusion que, par contraste avec la masse financière considérable des importations américaines, les effets géostratégiques diversifiés de cette activité sont réduits. Bien plus que d'une opération géostratégique, il s'agit d'une opération géoéconomique dans un sens plutôt restreint, qui place les réalités en contradiction avec le discours impérial tel que nous l'avons analysé ci-dessus. Au contraire, on constate aujourd'hui l'extrême difficulté des ventes des grands systèmes d'armes, type avions de combat, coûteux et porteurs d'influence àlong terme pour les Américains. Même dans un marché comme celui des nouveaux avions de combat pour la Corée du Sud (prévu pour 2001-2002), la traditionnelle position de domination des États-Unis est loin, très loin, d'assurer à ce pays la certitude d'emporter le marché. C'est un changement, plutôt négatif, par rapport aux années de Guerre froide.

Ce qu'a, sans aucun doute, établi la poussée américaine àl'exportation des années 1990, c'est une valeur politique et de souveraineté nationale, et une force d'influence considérable que n'avaient pas auparavant les grands systèmes d'armes. Les Français, qui ont dans ce domaine une position privilégiée par rapport à leur taille démographique dans le monde contemporain, feraient bien de pleinement prendre en compte ce phénomène nouveau, en accordant à ces systèmes l'importance universelle qu'ils ont acquis, plutôt que de se résigner un peu trop facilement aux “victoires” américaines.

Les ambitions de l'Amérique sont bien établies et demeurent mais des obstacles persistent pour les mener à bien. Les visées américaines spécifiques d'hégémonie mondiale par l'exportation des armes sont loin d'être assurées, bien qu'elles n'aient jamais été affirmées aussi catégoriquement. Du coup, le problème que connaît le CMI américain, et par conséquent la structure industrielle américaine de développement des technologies, n'est toujours pas résolu. On devrait s'en apercevoir dans les années 1998-2002, où les pressions budgétaires intérieures font se faire de plus en plus pesantes.

Philippe GRASSET

Publié dans La Revue de Géoéconomie, n°1, mai 1997

(1) L'expression “Destinée manifeste” (“Manifest Destiny”), interprétée par le dictionnaire Collins comme «l'expansion territoriale inévitable des États-Unis», fut officiellement utilisée pour la première fois en 1845, pour qualifier la politique du président Polk. Celui-ci soutint avec enthousiasme le rattachement du Texas àl'Union (votée par le Congrès de cet État cette même année). Dans le conflit qui opposait les États-Unis et le Royaume-Uni à propos de l'Oregon (les Britanniques y avaient des intérêts et les Américains s'y établissaient), Polk choisit de réaffirmer la doctrine de Monroë pour réclamer la fin de l'occupation conjointe de cet État au profit des États-Unis seuls.

(2) Lettre citée par M. André, en note dans son livre “Entretiens avec le général Mangin sur l'Amérique”, librairie Pierre Roger, Paris 1929.

(3) Article paru dans le San Francisco Examiner, le 3 mai 1996.

(4) Cité par Mike Davis, à partir des documents personnels de Millikan, City of Quartz, Vintage, Londres 1992.

(5) Mike Davis, op. cité.

(6) Il ne s'agit pas d'une notation accessoire mais d'un point fondamental. L'aviation militaire (USAAF puis USAF) s'est développée avec des liens très forts avec différents cercles du business, alors qu'elle était assez peu populaire à Washington (Roosevelt était un chaud partisan de la marine). Elle constitua la part essentielle de l'effort de guerre (304000 avions produits entre 1941 et 1945), son industrie fut soutenue par les grandes banques (la Chase Manhattan surtout) et elle s'appuya sur Hollywood pour un effort de promotion sans précécent (les liens personnels du chef de l'USAAF, le général Arnold, et de Jack Warner, PDG de Warner Brothers [nommé major de l'USAAF en 1942], furent déterminants).

(7) Galbraith, Une Vie dans son Siècle, Gallimard, Paris, 1983.

(8) Un rapport de la Harvard Business School a calculé qu'entre 1945 et 1985, 85% des dépenses de recherche et développement (R&D) pour l'industrie aéronautique (civile et militaire) ont été constitués de subventions fédérales (c'est parfois plus que la situation européenne : pour les programmes militaires commandés par l'État en France, le constructueur doit participer à hauteur de 25% aux dépenses R&D). Cité dans «Mideast Oil Forever» de Joseph J. Romm et Charles B. Curtis, Atlantic Monthly, avril 1996.

(9) Dans “Forteresse Amérique”, Grasset, 1984.

(10) Boeing n'aurait jamais pu prendre la tête de l'industrie civile comme il fit à partir de 1956-60 (Boeing 707), sans l'acquis technologique et les fonds en R&D du Pentagone (le 707 fut développé dans une version militaire, C-135 et KC-135).

(11) Un rapport du Congressional Budget Office de 1986 indique que la marge bénéficiaire des industries de défense en 1981-85 atteignait 23% contre 10% aux entreprises civiles. Depuis la fin de la Guerre froide, il y a eu d'autres formes d'“adaptation” et les énormes conglomérats militaires constitués dans les années 90 n'ont pas manqué de phagocyter des secteurs civils très rentables. Lockheed-Martin est le premier acteur dans la gestion des dépenses de sécurité sociale transférées du gouvernement au privé par une loi Clinton de l'été 1996, avec la gestion de 1,5 milliard USD (sur lequel il fait 19% de bénéfices) de subventions sociales du gouvernement fédéral.

(12) Le budget actuel (autour de $250 milliards) correspond à 17 fois les budgets combinés des six pays les plus souvent identifiés comme de “probables adversaires” (Corée du Nord, Iran, Libye, Syrie, Cuba).

(13) En général, les structures des forces américaines ont été réduites dans des proportions allant de 40 à 50% en dix ans. Par exemple, l'USAF est passé de 38 à 20 escadres de combat entre 1987 et 1995. Cette tendance implique une chute vertigineuse des commandes intérieures : en 1994 et en 1995, pour la première depuis sa constitution (en 1947), l'USAF n'a pas acheté un seul avion de combat tactique (chasseur/chasseur-bombardier).

(14) Strategic Review, Spring 1994.

(15) Defense News, interview, 12 mai 1996.

 (16) Defense News, interview, 19 mai 1996.