La dévastation virtualiste de la psychologie US

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La dévastation virtualiste de la psychologie US

13 septembre 2007 — Le doute et l’inquiétude continuent à se développer chez certains commentateurs US réputés pour défendre en général des positions très dures pour la politique étrangère US. Ce fut le cas à plus d’une reprise de Zbigniew Brzezinski. C’est le cas du président du fameux groupe d’analyse en ligne Stratfor.com, George Friedman. Il s’agit d’une analyse en accès libre mise en ligne le 11 septembre sous le titre «War, Psychology and Time»

A l’occasion de la commémoration du 11 septembre et de la remise du rapport Petraeus, Friedman développe une analyse sur le processus des événements depuis 9/11. Le paradoxe de cette analyse, à nos yeux, est qu’à partir de prémisses que nous ne partageons pas du tout (affirmation de la “rationalité” du choc subi par les USA avec 9/11 et de la réaction US, essentialité du combat contre Ben Laden, importance prépondérante accordée au chef terroriste), il parvient à des conclusions que nous partageons entièrement et qui sont extrêmement audacieuses et novatrices pour un commentateur de cette trempe. (Friedman, comme Strafor.com est un conservateur “faucon” qui est proche de sources telles que la Defense Intelligence Agency.)

Le paradoxe est que Friedman prétend montrer d’abord combien Ben Laden a échoué dans la plupart de ses objectifs, et combien pourtant ce sont les USA qui sont le plus durement touchés. Le paradoxe est également qu’il considère implicitement que “la psychologie de la peur” née de l’attaque du 11 septembre était une attitude psychologique saine et rationnelle et qu’il considère qu’elle a disparu, remplacée par “la psychologie du cynisme”, — dévastatrice, elle, pour les positions et la politique américanistes. L’intérêt de cette conclusion est que Friedman accorde une place prépondérante à la psychologie US, dont il juge qu’elle est dans une situation de pression proche de l’écroulement. L’intérêt est encore qu’il transcrit ce malaise de la psychologie en pertes et reculs politiques et géopolitiques.

Voici cette conclusion :

«The effect on the United States is much more profound. The war, both in Iraq and against al Qaeda, has worn the United States down over time. The psychology of fear has been replaced by a psychology of cynicism. The psychology of confidence in war has been replaced by a psychology of helplessness. Exhaustion pervades all.

»That is the single most important outcome of the war. What happens to bin Laden is, in the end, about as important as what happened to Guevara. Legends will be made of it — not history. But when the world's leading power falls into the psychological abyss brought about by time and war, the entire world is changed by it. Every country rethinks its position and its actions. Everything changes.

»That is what is important about the Petraeus report. He will ask for more time. Congress will give it to him. The president will take it. Time, however, has its price not only in war but also psychologically. And if the request for time leads to more failure and the American psychology is further battered, then that is simply more time that other powers, great and small, will have to take advantage of the situation. The United States has psychologically begun tearing itself apart over both the war on terrorism and the war in Iraq. Whatever your view of that, it is a fact — a serious geopolitical fact.

»The Petraeus report will not address that. It is out of the general's area of responsibility. But the pressing issue is this: If the United States continues the war and if it maintains its vigilance against attacks, how does the evolution of the American psyche play out?»

Le psychologue contre le géopoliticiern

Friedman ne parle pas en psychologue mais en géopoliticien. Il ne considère la psychologie que dans ses effets sur la géopolitique. Cela est évident dans sa considération que “la psychologie de la peur” était justifiée après le 11 septembre, alors qu’elle est au contraire la cause de tous les déboires qui ont suivi.

(…Comme de ceux qui ont précédé parce que cette “psychologie de la peur” était évidemment présente avant 9/11 ; elle est même fondatrice de l’américanisme puisqu’elle est un des traits principaux des premiers puritains arrivant en Amérique au XVIIème siècle, et elle explique pour une bonne part la “politique de force” qui caractérise les USA de tous temps. Ce passage de l’analyse où Friedman tente de “rationaliser” la peur américaniste [«a wholly rational feeling»] en faisant bon marché de tout ce qui a précédé montre bien que sa propre psychologie est complètement américaniste et qu’elle épouse complètement le virtualisme que la psychologie américaniste a enfanté : «For the American side, 9/11 did exactly what it was intended to do: generate terror. In our view, this was a wholly rational feeling. Anyone who was not frightened of what was coming next was out of touch with reality. Indeed, we are always amused when encountering friends who feel the United States vastly exaggerated the implications of four simultaneous plane hijacks that resulted in the world's worst terrorist attack and cost thousands of lives and billions in damage. Yet, six years on, the overwhelming and reasonable fear on the night of Sept. 11 has been erased and replaced by a strange sense that it was all an overreaction.» Rationaliser un sentiment par substance irrationnel comme l’est la peur est une contradiction révélatrice ; on peut considérer de façon rationnelle la peur mais cela ne rend pas la peur rationnelle pour autant. Cette erreur conduit à se trouver devant des événements ou à des impressions qu’on juge “étranges”.)

Friedman ne place pas la psychologie comme cause centrale des déboires qu’il déplore mais il met en évidence son évolution comme conséquence des événements géopolitiques. Ce qu’il y a d’intéressant dans cette approche, c’est l’importance accordée à la psychologie, et c’est évidemment ce qui fait nous intéresser à cette analyse.

Nous sommes intéressés par cette analyse mais, comme nous l’avons dit, nous ne partageons pas ses prémisses (place de la psychologie par rapport à la géopolitique). Nous jugeons au contraire que la psychologie est devenue le point central de l’évolution politique, dans ce que nous désignons comme l’ère psychopolitique. Ce phénomène est dû à deux points et entraîne une conséquence majeure.

• Il est du à un facteur quantitatif : l’influence et la pression que subit la psychologie du fait des activités massives et diverses du domaine de la communication (flot d’information, informations faussaires, disparition de la référence à une “information objective”, notamment dans le chef des informations officielles compromises avec des pratiques de désinformation systématiques et affichées). Cette pression quantitative est exercée en désordre.

• Il est dû à un facteur qualitatif : la constitution d’une construction faussaire mais cohérente de la réalité (virtualisme) à partir d’une sélection consciente en partie, inconsciente en partie, des informations désormais libérées de tout impératif référentiel dans le flot de la communication. Cette pression qualitative est exercée dans un ordre apparent puisqu’elle offre un ensemble d’informations faussaires ou interprétées d’une façon faussaire rangé selon un ordre arbitraire. Cette “réalité” soumet la psychologie à la menace déstructurante d’être confrontée, à certains moments et de plus en plus souvent à mesure que la situation se dégrade, à la menace de l’effondrement de toutes ses références puisque celles-ci sont regroupées d’une façon mensongère dans le virtualisme. C’est le cas de la névrose, — selon la définition du docteur Beard, qui l’a identifiée le premier comme une pathologie causée par la perte de références, — devenue non pas un accident de la psychologie mais l’univers général de la psychologie : la névrose, non plus comme maladie mais comme nouvelle définition de la psychologie dans le cas américaniste.

• Bien entendu, il résulte de toutes les façons de ce phénomène et des pressions qu’il exerce un affaiblissement dramatique de la psychologie. Même si le phénomène est généralisé à cause de la globalisation des communications, il touche précisément et d’une façon massive et structurée les USA, où le phénomène spécifique du virtualisme est massif (essentiellement l’establishment washingtonien, qui est complètement pervertie par le virtualisme, qui est évidemment plus prisonnier du virtualisme qu’il n’en est l’ordonnateur). De ce point de vue, Washington a basculé dans un autre univers. Le Rest Of the World”, lui, se débat avec tous ses parti pris, ses perceptions différentes, les influences qu’il subit (dont celle du virtualisme washingtonien), dans des troubles profonds pour tenter de prendre une mesure de la réalité. D’où cette impression, lorsqu’il s’agit de Washington, de complète déconnexion avec la réalité par rapport au reste.

Friedman évolue complètement dans la sphère du virtualisme washingtonien. Lui qui dénonce les dangers d’effondrement de la psychologie washingtonien, il est lui-même au cœur de la principale pression pour cet effondrement. Il continue à juger que les réactions bellicistes radicales des USA après 9/11 étaient bonnes, mais qu’elles se sont perdues dans une “psychologie de l’impotence” («The psychology of confidence in war has been replaced by a psychology of helplessness»); il n’imagine pas que c’est justement cette “psychologie de confiance dans la guerre” qui conduit à une “psychologie de l’impotence”. Ses réflexions montrent qu’il perçoit les conséquences du virtualisme sans bien entendu en identifier la cause, — la première des tromperies du virtualisme ayant été que la guerre selon les USA, sanctifiée par une “psychologie de la peur” rationnelle (!), était la voie évidente, aussi bien constructive que conquérante, à suivre pour riposter à 9/11.

L’historien Guglielmo Ferrero caractérisait la période terrible de la Révolution et de ses suites (1789 jusqu’en 1815) comme une période de calamité dans la mesure où la peur avait, dans les relations internationales, pris le pas sur tout autre sentiment, — la peur des adversaires de la Révolution devant cette menace déstructurante comme la peur des révolutionnaires eux-mêmes de ne pas imposer leurs idées; peur des ennemis de Napoléon devant la menace déstructurante du conquérant comme peur de Napoléon lui-même de ne pas conduire ses conquêtes à leur terme. L’irrationalité avait complètement étouffé la rationalité. La psychologie américaniste est toute entière plongé dans ce cycle et a effectivement imposé une “psychologie de la peur” à notre époque, avec sa complice qui est la “psychologie de confiance dans la guerre”; le reste, — “psychologie du cynisme” ou “psychologie de l’impotence”, — n’en est que la conséquence autant que la marque de l’échec en cours de la cause centrale.

Que ces hommes, qui sont essentiellement de formation géopolitique (cette formation qui implique la croyance aux rapports des forces, à la “psychologie de la peur” et à la “psychologie de confiance dans la guerre”), fassent aujourd’hui si grand cas de l’affaiblissement psychologique montre, au contraire de ce qu’ils croient, que nous sommes effectivement dans l’ère psychopolitique où la psychologie est devenue l’événement essentiel. Que certains de ceux-là mêmes, — comme Friedman, comme hier Brzezinski, — qui furent partie prenante de la forme de politique qui constitue la cause originelle commencent à en mesurer les effets dévastateurs, même en en identifiant faussement les causes, montre qu’effectivement nous sommes très avancés sur la voie de l’effondrement psychologique. Cette fois, il n’y aura pas la défaite (militaire) pour donner une explication rationnelle et rassurante. Le pire de la situation US en Irak est qu’il s’agit d’une défaite sans déroute militaire; il s’agit donc d’une défaite psychologique et d’une défaite de l’esprit sans véritable explication rationnelle (dito, une explication militaire). La pire chose qu’on puisse imaginer. A en juger par la forme du raisonnement de Friedman, qui est celle de l’establishment washingtonien, l’américanisme n’a aucune possibilité ni aucune capacité de freiner cette chute fatale parce qu’il semble définitivement incapable, d’ailleurs très logiquement, de comprendre sa propre psychologie.