La dimension catastrophique de l’attaque contre la CIA en Afghanistan

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Nous publions des extraits de deux articles concernant l’évaluation de l’importance de l’attaque contre la CIA, en Afghanistan le 30 décembre 2009, une attaque dont le déroulement lui-même est “extraordinaire” selon les termes du Financial Times

• Effectivement, un article du Financial Times, assez court, du 11 janvier 2010, sous la forme d’un éditorial présentant l’opinion du journal. L’article («Intelligence fiasco in Afghanistan») donne quelques détails sur l’attaque du camp de la CIA mais, surtout, met en évidence l’extraordinaire importance que le quotidien attribue à cette opération et à son succès. Nous citons le dernier paragraphe de l’article, en soulignant la dernière phrase qui résume assez fidèlement le sentiment général: «…Second, the seductive drone technology enabling the US to conduct offshore counter-terrorism is not cost-free. The Obama administration has sharply increased the use of unmanned Predators. Yet, leaving aside the legal and moral questions of a campaign of extra-judicial killings, this is provoking a political backlash. Baitullah Mehsud, butcher though he was, was eliminated only after 14 drone strikes killed some 300 people. Which prompts a third consideration: the US is desperately short of human intelligence – “clueless” its deputy chief of military intelligence in Afghanistan said last week. This war will be a forlorn enterprise unless that changes.»

• Un article de Stratfor.com le même 11 janvier 2010, de George Friedman et Scott Stewart, «The Khost Attack and the Intelligence War Challenge». C’est un article remarquablement détaillé du point de vue technique, fait par des connaisseurs sinon d’ancien praticiens des opérations de renseignement, qui rend le même son d’une évaluation catastrophique (pour les USA) de cette opération. La citation que nous présentons est de la fin de l’article également, donnant par conséquent une appréciation générale.

«The United States cannot hope to reach any satisfactory solution in Afghanistan unless it can win the intelligence war. But the damage done to the CIA in this attack cannot be overestimated. At least one of the agency’s top analysts on al Qaeda was killed. In an intelligence war, this is the equivalent of sinking an aircraft carrier in a naval war. The United States can’t afford this kind of loss. […]

»…We have argued that in any insurgency, the insurgents have a built-in advantage. It is their country and their culture, and they are indistinguishable from everyone else. Keeping them from infiltrating is difficult.

»This was a different matter. Al-Balawi was Jordanian; his penetration of the CIA was less like the product of an insurgency than an operation carried out by a national intelligence service. And this is the most troubling aspect of this incident for the United States. The operation was by all accounts a masterful piece of tradecraft beyond the known abilities of a group like the TTP [Tehrik-i-Taliban Pakistan]. Even though al-Balawi’s appearance was a lucky break for the TTP, not the result of an intentional, long-term operation, the execution of the operation that arose as a result of that lucky break was skillfully done — and it was good enough to deliver a body blow to the CIA. The Pakistani Taliban would thus appear far more skilled than we would have thought, which is the most important takeaway from this incident, and something to ponder.»

Nous tenons ces deux artticles pour particulièrement importants, dans leur signification autant que dans leur contenu. Ils méritent sans aucun doute un commentaire détaillé.

Notre commentaire

@PAYANT Ces deux textes sont particulièrement significatifs, pour nous, pour au moins trois raisons:

• Les deux médias sont sont aucun doute proches de la cause et des méthodes anglo-saxonnes, sinon leurs représentants les plus compétents dans un domaine (l’économie pour le FT) ou l’autre (le renseignement et l’analyse géopolitique pour Stratfor.com), selon les appréciations anglo-saxonnes de ces domaines. Qu’on partage ou non leurs options, leurs points de vue sont intéressants mais, en plus, ils sont marqués par la compétence dans leurs domaines de prédilection, et une compétence générale pour une appréciation orientée très anglo-saxonne.

• Les commentaires et analyses viennent près de deux semaines après l’attaque. Les deux médias ont des contacts privilégiés avec les services de renseignement de leurs pays respectifs – surtout la société Stratfor.com, qui a été lancée (en 1996-1997) avec une équipe d’analystes de la DIA qui venait de quitter cette agence de renseignement du Pentagone et qui a gardé avec elle des liens étroits. Pour le FT, il ne fait guère de doute que son évaluation a été largement alimentée par le MI6 britannique; sa compétence dans les questions économiques est ici remplacée par la compétence de ses informateurs pour la question traitée, parce que l’influence du FT est jugée d’une telle importance qu’il a été jugé qu’il devait en cette occasion émettre un jugement catégorique venu des sources effectivement les plus compétentes. En d’autres mots, nous avons, avec ces deux articles, une translation extrêmement sérieuse et juste du point de vue des services de renseignement anglo-saxons, non pas “à chaud” mais après une évaluation serrée et en profondeur des conditions de cette opération.

• Le troisième point concerne évidemment l’évaluation elle-même. Elle est complètement partagée, que ce soit pour le côté US ou pour le côté britannique. Le jugement catastrophique de cette opération est certainement un point remarquable, avec la conclusion annexe mais fondamentale, et rarement exprimée de cette façon par les deux médias, d’une guerre perdue si rien de fondamental n’est changé, et perdue très rapidement, parce que le domaine du renseignement est perçu comme le pivot et la clef de cette guerre. (D’habitude les jugements pessimistes sur l’Afghanistan sont justifiés, par ces deux médias, par d’autres acteurs que les acteurs anglo-saxons, notamment les autres pays de l’OTAN engagés en Afghanistan.)

L’aspect le plus remarquable, pour notre propos, est le troisième point, les deux premiers servant essentiellement à justifier le crédit qu’on doit accorder au troisième. Il s’agit du constat catastrophique de l’opération. L’attaque semble être perçue comme une défaite majeure pour les Anglo-Saxons (pour l’OTAN, si l’on veut) en Afghanistan. L’image de Stratfor.com concernant la perte du meilleur spécialiste d’al Qaïda au sein de la CIA est impressionnante, lorsqu’on sait l’importance que tient aujourd’hui un porte-avions dans la puissance stratégique de l’U.S. Navy («In an intelligence war, this is the equivalent of sinking an aircraft carrier in a naval war»).

Ce catastrophisme nous semblerait presque excessif. Si l’on tient compte des éléments également cités, notamment sur cette publication tardive impliquant des analyses en profondeur, nous en concluons que ce jugement est justifié par une appréciation de tous les éléments, y compris ceux qui sont moins ou qui ne sont pas mentionnés. La catastrophe doit être ici mesurée en termes relatifs par rapport aux capacités du renseignement anglo-saxon, à ses activités et à la forme de ses activités. La description de la catastrophe nous conduirait presque à penser qu’avec la mort de sept de ses officiers, la CIA est décapitée dans le domaine de la lutte contre al Qaïda, notamment en Afghanistan – ce qui laisserait beaucoup à penser sur les réelles capacités du renseignement anglo-saxon dans la lutte contre le terrorisme et les milieux islamistes, alors qu’il est tout entier orienté vers cette lutte, avec des moyens impressionnants, depuis au moins le 11 septembre 2001, et orienté en partie importante depuis les années 1980. Cela laisse également beaucoup à penser, de façon plus décisive et sans surprise véritable, sur ses capacités d’adaptation. On pourrait observer que la CIA se confirme comme le plus puissant et le plus mauvais service de renseignement des grands pays occidentaux, pour des raisons structurelles d’inadaptation chronique, d’impossibilités psychologiques et culturelles, de sclérose bureaucratique. (Un jugement annexe pourrait êtré porté sur le MI6 qui nous semble, depuis qu’il collabore à fond dans les domaines concernés avec le renseignement US, depuis 9/11, avoir perdu nombre de ses capacités traditionnelles, notamment du point de vue de la finesse d’analyse, de la culture et de la psychologie.)

Un autre aspect de ce jugement catastrophique concerne les capacités en matière de renseignement qui sont apparues, selon l’analyse du renseignement anglo-saxon, chez les organisations terroristes et proches, ou assimilées. Il semble que les Anglo-Saxons, après des années d’erreurs extraordinaires, aient réussi à susciter chez leurs adversaires la création d’organisations efficaces et très “professionnelles” en matière de renseignement et de “covert actions”. Ainsi, l’Ouest, et le système américaniste, seraient-ils arrivés, par leur extraordinaire incompétence et leur non moins extraordinaire incompréhension du phénomène qu’ils appréhendent, à susciter la création chez leurs adversaires de ce qu’ils prétendent posséder depuis si longtemps et qui s’avère chaque jour de plus en plus inexistant: des services de renseignement efficaces et capables d’actions décisives.

Les services de renseignement anglo-saxons sont désormais devant un handicap nouveau. Cette attaque va créer (ou aggraver) chez eux une culture de défaitisme et de catastrophique qui va accélérer leur crise interne, et, évidemment, peser encore plus sur le conflit en Afghanistan. Ils seront de plus en plus pusillanimes et prudents dans leurs actions, de plus en plus “défensifs” de crainte de nouvelles attaques de ce genre, selon un réflexe bureaucratique habituel. En un mot, ils seront encore moins efficaces, ce qui constituerait une performance inouïe et la mesure de la crise de la bureaucratie anglo-saxonne de sécurité nationale.


Mis en ligne le 13 janvier 2010 à 06H35