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190513 décembre 2013 – Les 11 et 12 décembre, deux discours officiels d’importance ont précisé d’une façon radicale l’évolution de la posture nucléaire stratégique russe, en affirmant une doctrine qui s’adapte aux nouvelles conditions “stratégiques” telles que les perçoivent les Russes, qui pourraient être aussi bien qualifiées de “conceptions stratégiques de communication”. En effet, sans avoir évolué radicalement mais simplement à cause de l’évolution de la situation générale, la doctrine russe ressemble plus désormais à la doctrine gaulliste unilatérale de la riposte nucléaire automatique (“du faible au fort” dans le cas français) qu’à la doctrine multilatérale d’équilibre nucléaire issue de la conception de la “destruction mutuelle assurée” (MAD, ou Mutual Assured Destruction) du secrétaire à la défense US McNamara (en 1964).
Les deux discours sont ceux de Dmitri Rogozine, vice-Premier ministre chargé de l’armement, et du président Poutine. Tous deux ont parlé devant la Douma, selon une succession qui donne une indication de leur importance. Le discours de Rogozine était évidemment centré sur l’aspect stratégique, celui de Poutine était beaucoup plus général et correspondait à une sorte de constat annuel de la politique russe dans la situation du monde. Dans le cas de Poutine, on s’attache évidemment au passage, important sans nul doute, qui concerne effectivement les problèmes stratégiques nucléaires.
• Rogozine s’est attaché à mettre en évidence ce que les Russes considèrent comme la nouvelle doctrine stratégique du Pentagone s’inscrivant dans la posture stratégique générale des USA, la PGS, ou Conventionnal Prompt Global Strike, et à détailler la “riposte” stratégique russe. La PGS a comme principale particularité de proposer des capacités conventionnelles (non-nucléaires) capables d’obtenir des résultats de destruction pas loin d’équivaloir en capacités stratégiques antiforces ceux d’une attaque nucléaire stratégique, grâce à de nouveaux systèmes de haute technologie et de munitions conventionnelles à très grande capacité, combinant à la fois la vitesse et la précision d’intervention. (Selon Rogozine, «PGS would allow the United States to strike targets anywhere on the planet, with conventional weapons in as little as an hour. [...] [...T]he strategy would give America an advantage over a nuclear state, thanks to their better technical capabilities with weaponry, including the speed...»)
Les Russes, a dit Rogozine, développent un certain nombre de programmes dans le cadre d’un Fond de Recherches Prospectives (FRP). Il a identifié 60 programmes, dont huit de très grande priorité et un spécifiquement développé pour neutraliser la doctrine GPS. Mais le plus important de l’intervention de Rogozine a été la précision que la Russie continuait à considérer l’arme nucléaire comme centrale dans la stratégie russe, et que la Russie utiliserait le nucléaire en riposte “dans certaines situations”, – impliquant ainsi qu’une attaque n’aurait pas à être nucléaire pour déclencher une riposte nucléaire, mais serait jugée selon sa capacité et à son intentionnalité (allusion évidente à la GPS conventionnelle). La référence n’est plus une “doctrine nucléaire” donnée mais, de façon plus générale, la “doctrine militaire russe”. (Dans Russia Today, le 12 décembre 2013.)
«Vice Prime Minister Dmitry Rogozin has warned that Russia will use nuclear weapons if it comes under an attack, adding that this possibility serves as the main deterrent to potential provocateurs and aggressors. “One can experiment as long as one wishes by deploying non-nuclear warheads on strategic missile carriers. But one should keep in mind that if there is an attack against us, we will certainly resort to using nuclear weapons in certain situations to defend our territory and state interests,” Rogozin, the defense industry chief said on Wednesday speaking at the State Duma, the lower house.
»He pointed out that this principle is enshrined in Russia’s military doctrine. Any aggressor or group of aggressors should be aware of that, he said. “We have never diminished the importance of nuclear weapons – the weapon of requital – as the great balancer of chances,” Rogozin said.
• Poutine a donc également parlé devant la Douma, le lendemain de l’intervention de Rogozine. (Voir une synthèse du discours par Novosti, le 12 décembre 2013.) Au contraire de Rogozine, Poutine a bien entendu abordé tous les sujets : nous reviendrons sur certains de ces autres aspects, en même temps que sur ceux que nous traitons ici. (Les uns et les autres, à côté de leur spécificité, font partie d’une attitude conceptuelle opérationnalisant une conception que l’on pourrait nommer “conservatisme structurant” ou “conservatisme antiSystème” en ôtant au mot “conservatisme” sa connotation politique courante : cette connotation, évidemment péjorative selon “l’air du temps” et le conformisme qui va avec, est faussaire puisqu’imposée par le Système justement, alors qu’on la définit comme antiSystème, donc hors du diktat conceptuel du Système.)
Pour rapporter le sens de l’intervention de Poutine dans le domaine nucléaire stratégique, on se tournera vers un texte de Russia Today, du 13 décembre 2013, basé sur des commentaires explicatifs de deux députés de la Douma qui sont des proches de Poutine, Aleksei Pouchkov and Viatcheslav Nikonov. Cela permet de mettre dans un contexte similaire le problème stratégique doctrinal évoqué par Rogozine et la question des antimissiles en Europe USA/OTAN (le réseau BMDE), qui devient pour les Russes totalement inacceptable dès lors que l’Iran améliore ses relations avec les P5+1, c’est-à-dire principalement avec le bloc BAO. Le réseau BMDE a été développé principalement selon la narrative évidemment grotesque et bouffonne à la fois de la nécessité de contrer une menace nucléaire stratégique iranienne vers la zone transatlantique ; avec l’évolution qu’on connaît, cette narrative a de plus en plus de peine à se prendre elle-même au sérieux...
«Although America was never directly mentioned in the president’s address, the message about the anti-missile defense shield in Europe “was aimed at Washington and at allies of Washington, which are deploying anti-missile systems on their lands,” Nikonov stressed. Putin’s “idea was that this system was allegedly against Iran, and now we are making big steps forward solving Iranian the nuclear issue and nothing happens with missile systems, they are still developing and improving,” he continued. “He also stressed that it's not just a defensive system, it's also part of an offensive system especially combined with all sorts of new highly precious and precise weapons of mass destruction and missiles which can reach Russian soil with just conventional weaponry,” Nikonov added.
»Washington’s explanation that the Air and Missile Defense (AMD) in Europe is needed to protect against possible strikes from Iran or North Korea “are just a fake,” Pushkov said. “The real goal is to create a new stage of American superiority in Europe, to try to neutralize, at least partially, Russian nuclear potential and to create the new bond between the US and Europe as the NATO bond is becoming weaker and weaker,” he said.
»The President also stated that Russia will not allow any other nation to have a military advantage over it. According to Nikonov, Putin was describing “the situation in today's world where competition is still growing and some centers of world power are also carefully watching the rise of Russian might. And Russia is carefully watching the military planning in different countries, mostly of course in the US.” In response to other states boosting their military capabilities, Russia will continue “matching technologically those steps in order to prevent any potential aggressive plans about Russia, to keep protected in whatever scenario described by the other side,” the MP said.»
• Les réactions des commentateurs, du côté US, sont très peu nombreuses. Elles s’attachent surtout à l’aspect opérationnel de ces déclarations, c’est-à-dire l’effet par rapport au programme des antimissiles en Europe (BMDE). Ces réactions peuvent être neutres, comme celles de Paul Joseph Watson, sur Infowars.com, puisqu’hésitant entre l’appréciation positive de l’aspect antiSystème (anti-Pentagone) des positions russes et l’atavisme antirusse et antisocialiste hérité de l’ère soviétique. Mais il n’y a guère de débat sur le fond, sur la signification fondamentale des déclarations des dirigeants russes, ce qui marque une fois de plus le décalage aux USA par rapport aux informations venant de l’extérieur et n’impliquant pas directement, ou ne paraissant pas impliquer directement les affaires américanistes. Watson a publié un article sur l’intervention de Rogozine, le 11 décembre 2013 et un autre sur l’intervention de Poutine, le 12 décembre 2013... Les extraits ci-dessous sont du second texte.
«The war of words between the United States and Russia over plans for a NATO missile defense system in Europe continued today, with Russian President Vladimir Putin vowing to never allow power to gain military superiority over Moscow. “No one should entertain any illusions regarding their chances of asserting military superiority over Russia, we will never allow that to happen….thanks to our military doctrine and advanced weapons,” Putin said during his annual State of the Nation address, adding that Russia’s strategic nuclear forces were making significant progress on this front with the development of new missile systems and long range aviation facilities.
»Putin’s comments follow volatile remarks made yesterday by Russia’s Deputy Prime Minister Dmitry Rogozin, who asserted that Russia would respond with nuclear weapons if it was targeted by conventional American missiles...»
Ces différentes agitations recouvrent, à notre sens, une évolution fondamentale de la doctrine stratégique nucléaire de la Russie, selon le constat que cette doctrine nucléaire se rapproche de la “doctrine militaire” générale de la Russie, basée sur une appréciation continentale fondamentale de la défense du territoire de la nation russe et sur les principes (souveraineté, légitimité) qui la justifient, et se détache de la spécificité de la doctrine nucléaire observée depuis la fin des années 1950 et le début des années 1960 selon une sorte de coordination, soit tacite, soit explicite (avec les accords START), avec l’autre superpuissance nucléaire. Le point le plus intéressant est que, ce faisant, la doctrine nucléaire russe se rapproche de la doctrine nucléaire française de la dissuasion, dite “du faible au fort”, basée sur la menace que l’emploi du nucléaire en contre-frappe causerait à un agresseur même beaucoup plus fort des “dommages inacceptables”. Cette idée rendrait toute décision d’agression complètement absurde et contre-productive.
La doctrine gaulliste “du faible au fort” ne s’adresse pas à une menace nucléaire précise ni à un ennemi stratégique spécifique (d’où la notion de “tous azimuts” qui fit scandale en son temps, où toute initiative stratégique à l’Ouest, selon le dogme américaniste, devait être développée contre l’URSS, spécifiquement). Elle s’adresse certes essentiellement au fait nucléaire, mais selon la conception centrale qu’il s’agit de décourager toute agression ontologique contre la France (à cause de “dommages inacceptables” du fait de la riposte française contre l’agresseur). Si la doctrine prend sa source et repose sur la réalité technique du fait nucléaire, c’est parce que le fait nucléaire dominait pendant la période de la Guerre froide la situation générale des forces et était seul considéré comme pouvant susciter une agression ontologique et très rapide contre l’essence même de la nation. Sa conception prenait en compte l’hypothèse de l’agression ontologique d’une manière générale et en cultivant l’incertitude et l’ambiguïté, sans préciser absolument si cette agression devait être nucléaire pour provoquer la riposte nucléaire ; il s’agissait de combattre les possibilités d’irrationalité ou d’erreur dans le jugement de l’agresseur par la puissance brutale de l’hypothèque de l’automaticité de la riposte nucléaire. C’est cette logique-là que rejoignent les Russes, à cause de la situation potentielle nouvelle qui serait créée par la doctrine PGS. Puisqu’il est de moins en moins question d’une doctrine partagée et équilibrée (doctrine multilatérale, type-MAD) à cause des initiatives US et de la recherche d’une “supériorité stratégique” par le Pentagone (voir le 31 mars 2006 dans un autre contexte), la Russie embrasse la doctrine unilatérale qui développe une complète incertitude sur la possibilité de l’emploi du nucléaire par elle, et sur la possibilité de l’emploi du nucléaire en premier par elle.
En fait, l’évolution russe nous fait mieux comprendre combien la doctrine gaulliste de la dissuasion constituait également (en plus du fait stratégique), et même surtout une doctrine de type “conservateur antiSystème”. Elle refusait le multilatéralisme, la coopération par entente implicite type-MAD, bref elle refusait la globalisation stratégique en se repliant sur la dimension nationale et sur ses conceptions principielles (souveraineté, légitimité), sur le protectionnisme stratégique, sur la “forteresse” assurée par la possibilité de riposte nucléaire. Le véritable fondement de cette doctrine, d’ailleurs pas nécessairement réalisé puisqu’apparaissant au grand jour aujourd’hui, c’était de refuser d’entrer dans le jeu du Système appuyé sur l’“idéal de puissance” faisant des souscripteurs aux doctrines type-MAD des “complices” pour faire peser l’hégémonie terroriste du Système sur les autres. (On peut voir, dans la Cinquième Partie du premier tome de La Grâce de l’Histoire, mise en ligne le 2 décembre 2010, une partie important consacrée à cet aspect prémonitoirement antiSystème de la doctrine gaulliste de la dissuasion nucléaire, – l’exception française et la G4G.)
Sous la dure contrainte des faits, les Russes comprennent cela aujourd’hui, et ils s’éloignent de plus en plus des doctrines de coopération multilatérale (type-MAD, mais aussi avec les accords stratégiques type-START pris comme ossature du concept stratégique) ; ils comprennent cela, c’est-à-dire qu’ils comprennent que le “complice” de l’URSS de la Guerre froide se révèle pour ce qu’il est, un outil du Système engagé dans une course à la domination hégémonique qui brise absolument tous les équilibres, toutes les structures, et tend à dissoudre les situations d’ordre. Derrière la doctrine inspirée par le général Gallois, un esprit conservateur structurant comme le sien propre, de Gaulle avait senti plus que compris qu’il y a des cas où le multilatéralisme répondant à l’universalisme souhaitable et nécessaire pour les arrangements d’équilibre, d’harmonie et d’ordre, dissimule en fait une inversion complète sous la forme d’une menace de déstructuration et de dissolution venue directement de l’“idéal de puissance”, et par conséquent de la haine du Système pour tout ce qui est équilibre, harmonie et ordre, et bien entendu ennemi de toute politique principielle.
Ce que les Russes sont forcés de réaliser, malgré leur recherche de coopération et de stabilité par la coopération, c’est que les USA, pris en tant qu’entité évoluant selon ses conceptions propres, presque comme une égrégore qui serait irrémédiablement liée au Système, les USA sont complètement instables dans leur comportement basé sur la bureaucratisation et sur la politique de force (“idéal de puissance”, ou encore technologisme [voir le 14 décembre 2012]), – les deux facteurs se complétant d’ailleurs. Il est impossible aujourd’hui de coopérer avec eux, s’il ne le fut jamais d’ailleurs (autre débat). La nouvelle doctrine stratégique russe est donc du type gaulliste, non pas “du faible au fort” comme cette doctrine était qualifiée, mais plutôt “du stable à l’instable” (et implicitement “du principiel à l’anti-principiel”, énoncé qui pourrait aussi convenir à la doctrine gaulliste). Selon cette idée, on fera l’hypothèse que les Russes ont admis qu’en général aucun argument de raison ne peut influencer durablement “l’instable” mais que “l’instable” ayant sa propre logique bureaucratique, comme c’est le cas avec le Pentagone, qu’il est marqué par une obsession de la force brute, il est par contre très sensible aux arguments de force du type que ceux que vont leur opposer les Russes. Tout cela est beaucoup plus psychologique que stratégique, et l’on admet alors que la doctrine gaulliste était aussi et d’abord de type psychologique : encore plus qu’à cause de sa puissance nucléaire réduite, “le faible” l’était à cause de sa position de confrontation de la psychologie du déchaînement de l’“idéal de puissance” qu’impliquaient le système de complicité des superpuissances nucléaires du temps de la Guerre froide ; il ne pouvait compenser sa faiblesse qu’en retournant contre “le fort”, comme l’on “fait aïkido” (voir le 2 juillet 2012), le pur argument de force qu’est la menace d’automaticité de l’emploi du nucléaire en cas d’agression ... Tout cela ne peut se concevoir qu’à l’intérieur d’un système où trône le Système et à l’ombre originelle et sinistre du “déchaînement de la Matière”, et s’en détacher pour opposer une doctrine souveraine et conservatrice des principes est faire acte d’antiSystème.
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