La fille dans son F-15

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La fille dans son F-15

18 novembre 2002 — Thomas Friedman fut, aux temps des offensives humanitaires du Kosovo, célèbre pour diverses citations qui pourraient rester immortelles. Par exemple : « Give War a Chance », ou bien encore l'image des F-15 de McDonnell Douglas attaquant le Kosovo/la Serbie pour défendre la bouffe McDonald (raccourci McDonnell Douglas-McDonald, sa finesse nous resta longtemps dans notre cuir épais). Cette fois, Friedman a pris partie plutôt contre la guerre éventuelle contre l'Irak, étant d'essence libérale et démocrate. Certains peuvent penser qu'il en est frustré. Il se défoule comme il peut.

L'OTAN est là pour ça (pour qu'il se défoule). Son texte d'aujourd'hui est un modèle du genre. Il a aussi l'avantage de nous donner une vision à la fois caricaturale et assez précise de l'estime où est tenue aujourd'hui l'OTAN dans les milieux des commentateurs américains. (Rien d'étonnant : la caricature tient souvent lieu de jugement précis, et cela n'est pas qu'une boutade.)

Le texte de Friedman est un enfilement de poncifs et, comme la caricature, il faut savoir que c'est là (le poncif) l'aliment principal de ces commentateurs aux noms prestigieux lorsqu'on en vient à des questions telles que l'OTAN, l'Europe, la guerre moderne, le progressisme, la résolution de tous les problèmes de notre époque et du Rest Of the Wortd, et ainsi de suite. Nous avons donc droit à cette succession de poncifs.

• Il y a la guerre américaine et l'armée américaine comme nouveaux porte-drapeaux du progressisme internationale et, dans ce cas, du féminisme international. Ou encore : la femme libérée par le F-15 et les smart bombs. (On s'en tiendra là, sans évoquer des questions grognons, du type : qui a été tué « by a girl » dans son F-15, des talibans ou les invités à une cérémonie de mariage ? Et ainsi de suite.)

« If you want to get a feel for how far ahead the U.S. military is from any of its allies, let alone its enemies, read the fascinating article in the November issue of The Atlantic Monthly by Mark Bowden about the U.S. air war over Afghanistan. There is one scene that really sums it up. It involves a U.S. F-15 jet fighter that is ordered to take out a Taliban truck caravan. The F-15's co-pilot bombardier is a woman. Bowden, who had access to the communications between pilots, describes how the bombardier locates the truck caravan, and with her laser guidance system directs a 500-pound bomb (226-kilogram) into the lead truck. As the caravan is vaporized, the F-15 pilot shouts down at the Taliban — as if they could hear him from high altitude — “You have just been killed by a girl.”»

• Cette intro nous laisse à penser pour la suite, et notamment pour ce que Friedman pense de l'OTAN, à la veille de l'ouverture du sommet du Prague. Les Européens (sauf quelques privilégiés, on verra plus loin) si admirateurs de la puissance américaine en seront peut-être choqués, ou bien est-ce qu'ils ont l'habitude, ou bien est-ce encore qu'ils pensent à autre chose. (Tout de même : les pauvres Danois, si en avant de tous pour l'émancipation des femmes et de tout ce qui peut être émancipé, apprécieront la leçon indirecte de Friedman pour leur archaïsme à cet égard.)

« I was thinking about that scene [i.e., the girl in the F-15] as I watched the preparations for the upcoming NATO summit meeting in Prague, which will expand the alliance from 19 to 26 countries, adding Latvia, Lithuania, Estonia, Bulgaria, Slovakia, Slovenia and Romania. I wonder how many lady F-15 pilots the Latvians have. Actually, I wonder how many Denmark or Spain have. I suspect the number is zero. And that is the main reason why I don't object anymore to NATO being expanded. Because, as we already saw in the Afghan war, most NATO countries have fallen so far behind the United States in their defense spending and modernizations, they really can't fight alongside of Americans anymore anyway. So what the heck, let's invite everybody in. »

• En d'autres termes, l'OTAN est devenue l'équivalent de zéro, une sorte de “Club OTAN” où l'on vient prendre le thé, et Friedman cite effectivement un auteur qui le conforte dans cette religion (« “It's now Club NATO,” said Michael Mandelbaum, author of the new book “The Ideas That Conquered the World.” “And Club NATO's main purpose seems to be to act as a kind of support group and kaffeeklatsch for the newly admitted democracies of Eastern and Central Europe, which suffered under authoritarian rule throughout the Cold War.” ») Il faut n'avoir aucun doute là-dessus : ce point de vue caricatural est celui qui domine, là aussi, chez les commentateurs et experts américains. Certains jugeraient du reste qu'il n'est pas infondé, sans pour autant chercher les responsables réels de cet état de chose. (L'OTAN est une Organisation qui a perdu toute raison d'être depuis la fin de l'URSS ; elle est maintenue en vie à coup de changements réguliers de stratégie ou d'agrandissements qui correspondent à de simples opportunités politiques de l'instant ; elle est enfin justifiée dans son maintien, qui correspond aux intérêts US, par l'affirmation répétée que la puissance américaine est nécessaire à l'Europe et protégera l'Europe. Dans un tel climat, on peut difficilement s'étonner que des pays peu inclinés à prendre leurs responsabilités de souveraineté et de sécurité nationale s'abstiennent de tout effort national, troquant leur indépendance contre cette sécurité supposée.)

• Alors, si l'OTAN n'existe plus, qui s'occupe de sauver le monde ? Bon prince et chroniqueur réputé multilatéraliste, Friedman a décidé de ne pas se cantonner à la seule exaltation de la seule puissance américaine. Ce sera “NASTY”, ou “Nations Allied to Stop Tyrants”, c'est-à-dire la glorieuse alliance anglo-saxonne pour sauver le monde. (En fait : US, UK et Australie ; on parle moins du Canada et de la Nouvelle-Zélande, autres partenaires anglo-saxons d'Échelon. Les temps changent : « The old NATO has been replaced as a military alliance — not by the expanded NATO but by a totally different NATO. The “new NATO” is made up of three like-minded, English-speaking allies — America, Britain and Australia. »)

• Tout de même, poursuivons la lecture et une grande surprise nous attend au milieu de ces poncifs : la France est là ... C'est une très réelle nouveauté, qu'il faut mesurer à son juste poids par rapport au fonctionnement des réflexions des experts US. Parmi l'océan de leurs poncifs anglo-saxons, un “poncif-français” a fait son apparition, la France désormais classée comme pays “sérieux”. C'est un point important, pour une réflexion qui fonctionne par poncifs et clichés, que la France ait réussi à y prendre sa place, c'est-à-dire à figurer désormais avec une image de puissance. (Cela prouve que les poncifs peuvent très bien croiser la réalité, même si par inadvertance. Dans tous les cas, on mesurera l'effet du déploiement du Charles-de-Gaulle et de ses Rafale dans l'Océan Indien en décembre dernier, ainsi que des missions effectuées en Afghhanistan par les Super Etendard et les Hawkeye français aux côté de l'U.S. Navy, aux réflexions des marins de le 5e Flotte telles que les rapporte Friedman. )

« ... The ''new NATO'' is made up of three like-minded, English-speaking allies — America, Britain and Australia — with France as a partner for peace, depending on the war. What these four core countries all have in common is that they are sea powers, with a tradition of fighting abroad, with the ability to transport troops around the world and with mobile special forces that have an ''attitude.'' That is what you need to deal with today's threats. (...)

» If you talk to U.S. 5th Fleet sailors in the Gulf, they will tell you that the oil smugglers and pirates down there all know when the Australian Navy takes its monthly turn on patrol, because the Aussie Navy has a real attitude, and the bandits know it. Same with the French. The French can drive you crazy, especially over things that are not important. But when things are important, they usually show up. Said one U.S. official: “The French are bad-weather friends and their troops certainly have an attitude.” »

• Quant au reste, aux autres, notamment les membres de l'OTAN anciens et nouveaux, — selon Friedman ... « They are now Dial-an-Ally, undertaking specific tasks that NASTY does not have the time or energy to do. »

Il s'agit également d'un texte intéressant pour tout ce qu'il ne dit pas, ou qu'il dit d'une façon un peu enlevée, assez métaphorique, souvent très exagérée, donc de façon notablement brouillée. Friedman nous fait comprendre qu'à Washington en général, républicains ou démocrates qu'importe, l'idée est désormais ancrée de la valeur absolument nulle de l'OTAN, du point de vue opérationnel. (Là aussi, certains pourraient croire qu'il arrive au poncif de croiser la réalité.) C'est à cette lumière qu'il faut observer le sommet de Prague, demain, et notamment la fameuse proposition US de former une Response Force (prévue pour être opérationnelle en 2006).

Il faut avoir à l'esprit cette réalité, qui se forme et se renforce au milieu des poncifs et des images outrancières : pour Washington, l'époque de l'OTAN c'est du passé. Désormais, l'OTAN n'est plus qu'un moyen de manipuler quelques pays européens, éventuellement d'en attirer de nouveaux dans ce qui est supposée être une sphère d'influence. Demain, même cet aspect du reste d'utilité de l'OTAN n'intéressera plus les Américains, qui préféreront traiter directement. Quant à la Response Force, rendez-vous en 2006.