La fin de “Bizarro”?

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La fin de “Bizarro”?

10 septembre 2009 — Il y a six ans, Justin Raimondo, le rédacteur en chef du site Antiwar.com, avait utilisé le terme “Bizarro” pour désigner la présentation générale de la guerre contre l’Irak. Nous avions relevé à cette époque le terme (le 11 novembre 2003), en lui trouvant un contenu évidemment très proche de notre concept de virtualisme. Nous étions revenu sur la chose, le 8 août 2005, nous attachant à nouveau à ce parallèle avec “notre” virtualisme.

Raimondo commence plaisamment sa chronique du 9 septembre 2009 sur la remarque que Google a classé son site Antiwar.com dans la catégorie “satire”. (Faut-il s’en étonner? Un de nos moteurs extérieurs de comptage des fréquentations identifie le site dedefensa.org comme un “site météo”. Après tout, si cela permet de faire la pluie et le beau temps, vogue la galère.) Raimondo observe que le classement d’Antiwar.com dans la catégorie “satire”, alors que ce site prétend au contraire être une tentative de restituer la réalité par rapport au virtualisme officiel, relève effectivement de cet effet “Bizarro”… Il observe, citant par ailleurs le journaliste Ron Suskind, autre contributeur à la notion de virtualisme (voir le 23 octobre 2003):

«This, I believe, is proof positive of what I call the Bizarro Effect, a direct result of the 9/11 terrorist attacks. What happened was this: the sheer force of the explosion as those planes hit the World Trade Center and slammed into the Pentagon forced us into an alternate dimension where up is down, news is entertainment, and a rational critique of U.S. foreign policy is considered sheer amusement. Here in Bizarro World, everything is upended: not only our morals, but our grasp of reality, and, indeed, the concept of reality itself. As one top White House aide in the Bush administration put it to a skeptical journalist:

»“The aide said that guys like me were ‘in what we call the reality-based community,’ which he defined as people who ‘believe that solutions emerge from your judicious study of discernible reality.’ … ‘That’s not the way the world really works anymore,’ he continued. ‘We’re an empire now, and when we act, we create our own reality. And while you’re studying that reality – judiciously, as you will – we’ll act again, creating other new realities, which you can study too, and that’s how things will sort out. We’re history’s actors … and you, all of you, will be left to just study what we do.’”»

Cette introduction n’est pas tant une dénonciation d’être ainsi considéré (comme une “caricature” de la réalité alors qu’on est le plus proche de la réalité), qu’une approche paradoxale, et le cœur assez léger, d’un phénomène que croit distinguer Raimondo: la déroute en cours du monde “Bizarro”, perceptible dans la vaine offensive, ou plutôt contre-offensive neocon (après la “trahison” de George F. Will). Raimondo décrit les efforts des “neocons” et les juge absolument dérisoires, d’une certaine façon de plus en plus contre-productifs, de moins en moins supportables. Lui (Raimondo), d’habitude assez amer et très sceptique sur les chances de dégager un mouvement “anti-guerre” efficace, semble cette fois modifier son avis.

«What the neocons fear most is people like George Will: thinking conservatives who are beholden to no orthodoxy except their commitment to a rational interpretation of the facts and the preservation of our old Republic against the depredations of the prideful and the opportunists among us. Will won’t “deal,” and neither will Pat Buchanan – another conservative much demonized by the neocon Right as well as the Left – and neither will the editors of such publications as The American Conservative, Chronicles, and, yes, even this Web site, all of whom are part of a growing popular movement that questions both the practicality and morality of maintaining an empire. I have long maintained in this space that the defection of a significant portion of “movement” conservatives from the ranks of the War Party would spell doom for the bipartisan interventionist “consensus” and inaugurate a new era of questioning the very basis of our failed foreign policy. Will’s defection is the first step, and I have the feeling – a good feeling – there’s more where he came from…

»In a world where it’s increasingly hard to tell satire from fact and the blackest humor from the grimmest reality, it’s no wonder Google mistakes Antiwar.com for a site devoted to sheer amusement. It’s hard to live in that kind of a world, I know, but there are increasing signs that the public is recovering from the Bizarro Effect. Our elites, as usual, are a bit behind the curve, but I have hope that they’ll soon be forced to catch up.»

La question implicitement posée par Raimondo concerne la possibilité, notamment pour la droite conservatrice US classique, de sortir de la prison où elle est enfermée, notamment depuis l’attaque du 11 septembre 2001, dans le soutien d’une politique belliciste et expansionniste dont la situation catastrophique est aujourd’hui exposée par la guerre en Afghanistan. Il semble que la prise de position de George Will, le 1er septembre 2009 dans le Washington Post, a tous les caractères de ce qui pourrait être considéré comme un événement décisif à cet égard.

Un “Moment- Conkrite” pour Will?

Walter Conkrite est mort le 17 juillet dernier. Ce présentateur-vedette de CBS est resté célèbre dans l’histoire politique des USA pour sa prise de position, après l’offensive du Tet de janvier 1968 au Vienam, renversant toutes ses positions précédentes et concluant à l’impossibilité de l’emporter au Vietnam. On sait que le président Johnson, apprenant la chose, admit qu’après cette prise de position la guerre du Vietnam était effectivement perdue parce que l’opinion publique était perdue pour la poursuite de la guerre. (Deux mois plus tard, Johnson annonçait qu’il ne se représenterait pas, qu’il arrêtait les bombardements sur le Nord-Vietnam et ouvrait des négociations de paix à Paris avec les communistes pour tenter de mettre un terme au conflit.) L’épisode est devenu fameusement le “Moment-Conkrite”, parce que cette prise de position impliquait que l’opinion publique, sur laquelle Conkrite exerçait une énorme influence, allait le suivre dans son évolution vers une position anti-guerre.

L’analogie faite ici et là, et notamment par Ramondo – la volte-face de Will est-il le “Moment-Conkrite” de la guerre en Afghanistan? – n’est pas exactement similaire. La majorité populaire, aux USA, est aujourd’hui défavorable à la guerre en Afghanistan, et elle l’était avant l’intervention de Will (au contraire du cas Conkrite); d’autre part, même les partisans de cette guerre n’ont certainement pas la même considération pour ce conflit, la même conviction, que ceux qui soutenaient la guerre au Vietnam à cette époque. La guerre en Afghanistan ne soulève guère d’enthousiasme chez ceux qui la soutiennent. Il n’y a pas de “bataille de l’opinion publique”, comme il y eut avec le “Moment-Conkrite”, parce que celle-ci est, par avance, perdue (défavorable au conflit).

La guerre en Afghanistan ne donne en général à personne, aux USA, le sens de l’urgence, le sens d’un conflit vital pour quoi et qui que ce soit. C’est une guerre par défaut, une guerre par raccroc, qui a toujours paru secondaire à l’Irak après que l’attaque de l’Irak ait été déclenchée, et préparatrice de la guerre en Irak avant son déclenchement. Aucune passion n’habite vraiment ceux qui la soutiennent ni même ceux qui l’attaquent. On attaque ou on défend la guerre en Afghanistan, désormais, pour les effets qu’elle a et peut avoir sur la situation US, sur la politique US, etc. ; pour cela, c’est d’abord un conflit interne à Washington D.C., hors même de l’arène de l’opinion publique.

Les réactions des seuls soutiens convaincus à la guerre en Afghanistan, après l’article de Will, ont été bien entendu ceux des néo-conservateurs. Il est moins question, chez eux, de conviction que d’hystérie, mais cette hystérie elle-même semble vieillie, ayant perdu tout son feu, presque rabougrie et poussive. Plus intéressant que leurs diatribes anti-Will et pro-guerres, qui sont faibles et paradoxalement défensives alors qu’ils plaident pour l’offensive à outrance, leurs textes sont surtout remarquables par les masses de commentaires qui les accompagnent de lecteurs furieux, déchaînés, qui clouent au pilori ces quelques rescapés de l’ère Bush. (On peut voir cela avec un texte de Kristoll le 1er septembre 2009, un autre de Kagan le 5 septembre 2009.) L’argument qui revient le plus souvent est celui, impitoyable, de la couardise (“Au lieu d’y envoyer les autres, allez vous battre vous-mêmes en Afghanistan, vous qui avez évité d’aller au Vietnam” – ce qui est le cas, pour le dernier point, de tout ceux qui étaient en âge de faire cette guerre). Leur position est effectivement défensive, comme Kagan disant que si l’on abandonne l’Afghanistan, les USA vont apparaître comme isolationnistes et ayant subi une défaite majeure. Raimondo, qui décrit cette piètre “contre-offensive” anti-Will observe justement que leurs rangs se sont notablement éclaircis, que des gros calibres comme Richard Perle sont muets, sans doute occupés par leurs affaires – nombre de neocons ont déjà quitté le navire – ce qui conduirait à envisager que le navire fait eau de toutes parts.

Leur intervention n’a fait qu’éclairer la puissance de la volte-face du George F. Will. Elle a aggravé le débat en montrant que le camp pro-guerre n’existe plus, qu’il est simplement le camp des anti-retraite, par crainte des effets politiques à Washington et des effets sur la politique et l’influence des USA. En un mot, il n’y a plus de réel soutien à la guerre à Washington, qui devient une guerre par défaut; il faudrait tellement plus que cela pour la gagner – alors que les opérations s’abîment dans la confusion et la maladresse, à l’avantage des adversaires, fussent-ils talibans ou autres – que l’idée d’une “victoire” devient une fantaisie de l’esprit.

L’importance de la position de Will tient donc à son prestige et à son poids dans le mouvement conservateur, dont Raimondo, avec bien d’autres, estime qu’il a été fourvoyé dans cette politique belliciste et expansionniste. Il s’agit même, pour le cas, d’une opinion doctrinale de ce mouvement, caractérisé, par exemple, par le fait que les conservateurs (y compris la représentation républicaine) étaient plus qu’hésitants, voire opposés à certains moments, à l’intervention au Kosovo de 1999, qui est la guerre qui précède et annonce par sa forme et ses motifs la politique de l’ère Bush, post-9/11; les conservateurs tenaient cette position par conviction d’hostilité à une politique interventionniste trop “généreuse”. (Disons que cela revient à l’opposition traditionnelle des conservateurs, donc des républicains dans ce cas, au wilsonisme et au néo-wilsonisme.) Pour Raimondo, Will pourrait produire un effet décisif en ramenant le mouvement conservateur dans sa voie naturelle, qui est anti-interventionniste, voire isolationniste (ce qui est le cas affiché de Raimondo). Si un tel glissement a lieu, c’est un front anti-guerre qui se met naturellement en place, une partie importante des conservateurs se trouvant alliés “objectifs” d’une partie grandissante des libéraux politiques, soutiens naturels d’Obama de plus en plus déçus par la politique afghane d’Obama. Même les militaires sont plus que divisés, comme Will l’a montré en annonçant qu’un certain nombre de généraux récemment à la retraite soutenaient sa position. (Il a montré, le 6 septembre, une lettre personnelle du général Kruzak, l’ancien chef d Corps des Marines.) Ajoutons-y enfin les divisions très graves au sein de la direction de l’administration Obama, avec James Jones et Biden opposés à l’escalade en Afghanistan.

C’est la rançon de la “montée aux extrêmes” de la “politique de l’idéologie et de l’instinct”. L’argument qui la soutient est extrême mais l’argument qui la détruit est également extrême. C’est la grande faute de Barack Obama de n’avoir pas réduit cette alternative en adoptant une politique extrême contrainte sur l’Afghanistan, crédibilisant ainsi la “politique de l’idéologie et de l’instinct” en l’habillant d’une apparence de “politique de la raison” alors qu’il devrait y être naturellement opposé en fonction de sa base électorale. A cause de cela, désormais, l’alternative à une guerre en Afghanistan qui ne cesse de s’enliser est notamment l’apparition un autre “extrême”, la reconstitution d’un parti conservateur anti-interventionniste, proche de l’isolationnisme, dont le changement de position de Will serait le signe annonciateur («Will’s defection is the first step, and I have the feeling – a good feeling – there’s more where he came from…», écrit Raimondo, rarement optimiste de ce point de vue). D’un point de vue américaniste classiquement pro-expansionniste, la politique Obama et tout ce qui l’accompagné depuis huit mois ont enfermé Washington dans la pire des alternatives, entre deux extrêmes également dévastateur pour son influence et sa puissance. De ce point de vue objectivement ironique, on finira par admettre que BHO, finalement, sert à quelque chose.

…Cela conclu, on terminera par une remarque annexe, disons logistique, qui a pourtant tout son poids. Dans le degré d’impuissance et d’embourbement où se trouvent les forces US en Afghanistan, vu le degré d’impuissance et d’inorganisation des structures bureaucrates du Pentagone, un retrait qui répondrait à une certaine précipitation est-il techniquement et logistiquement possible, dans tous les cas sans accident(s) tragique(s)? Est-il possible, sinon en se transformant en chaos avec des risques de défaites militaires ponctuelles mais majeures? C’est alors que le régime, à Washington, serait secoué dans ses tréfonds par le choc ainsi causé.