La fin du commencement

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Le 30 mai 2005

Outre le résultat il y a l’ampleur du résultat, et il y a toute la puissance de la réalité du fait historique par rapport à la connaissance virtualiste que nous en avions (quasi-certitude du “non”). Ne nous y trompons pas: ce ne sont pas les élites françaises qui sont en cause, ce n’est pas un gouvernement machin ou truc, ce n’est pas la Constitution, — même si toutes ces choses dérisoires passent à la trappe, comme ça, en passant, nous voulons dire : “virtuellement”, — au point qu’on se demande si elles valent tellement plus. Ce qui est en cause, c’est une époque, un temps historique. L’ampleur de l’événement est sa justification première: comment pouvons-nous imaginer que nous ayons pu nous priver de la connaissance de l’existence d’un phénomène humain collectif d’une telle puissance? Le référendum s’est fait tout seul, sans chef, sans porte-voix, sans rien, comme un mouvement collectif pur né de lui-même.

(Imaginez ce qui se serait passé si les sondages, activité virtuelle par excellence, n’avaient été rendus public. La campagne n’aurait pas existé, ni la tension, ni le débat, ni “la force” comme dit Lucas, faisant naître l’événement de lui-même. Rien, il ne se serait rien passé. L’événement aurait été privé de son “être” historique et un “non” éventuel aurait été un accident catastrophique mais pas un événement historique. A cet égard, l’activité postmoderne, — la statistique pour contrôler les peuples dans ce cas, — nous donne lorsqu’elle est bien manipulée les armes pour remplacer celles qui n’existent plus, — la violence, les émeutes, la révolution.)

C’est la France, ce vieux pays qui fait obstinément vertu de sa connaissance du passé, qui a parlé en prenant le canal inhabituel d’une consultation démocratique et des votes des Français. Peu nous importe les raisons humaines du choix des votants parce que ce n’est pas ce qui importe. Jamais un vote collectif n’a autant pesé du poids de sa signification propre, détachée des actes individuels de ceux qui y ont participé, — et, peut-être est-ce la seule fois dans notre temps historique où la démocratie justifie son existence à hauteur de l’Histoire et non plus à la faible hauteur des commentaires de ses thuriféraires du temps courant. La France n’a pas dit “non au XXIème siècle” (titre d’un édito du Guardian du 28 mai), elle a dit “non” à un temps historique devenu fou, à l’heure où l’on nous dit que l’on peut fabriquer la réalité à sa convenance, — et où on le fait, d’ailleurs (Pour rappel: « We're an empire now, and when we act, we create our own reality. »)

Le moment renvoie directement et sans interprétation autorisée à la grande Histoire, celle dont on nous disait qu’elle était finie. C’est un de ces moments qu’on qualifierait de « merveilleux » dans le sens d’extraordinaire et d’une importance dépassant la condition humaine, sans qu’on sache, par définition des limites de nos capacités à voir l’avenir, si ses conséquences seront bienheureuses ou catastrophiques; dans le sens où Joseph de Maistre qualifiait la Révolution en la détestant mais en sachant qu’il fallait la mener à son terme pour que la Providence (le “providentialisme” de Maistre) puisse faire son œuvre : « Mais la révolution française, et tout ce qui se passe en Europe dans ce moment, est tout aussi merveilleux que la fructification instantanée d'un arbre au mois de janvier... » (Dans ses Considérations sur la France de 1796). Vous auriez préféré qu’on en restât à cette Europe avec la bille exultant de franchise d’un Barroso et les chuintements de l’extraordinaire vanité de Giscard?

Paradoxalement, l’homme qu’il nous faut est bien le Président français actuel et faisant fonction: homme sans conviction, d’un nihilisme dynamique et même sympathique par rapport à l’ennui imperturbable dégagé par les autres, une sorte de “caméléon roboratif” qui vous fait croire demain qu’il croit comme personne en une cause qu’il dénonçait hier comme une horreur épouvantable, — c’est-à-dire, pour le cas qui nous occupe, une chose “pas convenable” (« On ne peut pas dire “je suis européen et je vote non”. Ce n'est pas convenable »). Ainsi arrive-t-il à Chirac de croiser au hasard de sa route des causes nobles et héroïques (hiver 2002-2003 à l’ONU, contre l’Amérique), et de les faire siennes. S’il n’en reste qu’une, — celle du “non” à transformer en un événement politique digne de ce nom, — eh bien qu’il s’y mette, avec ce qu’il a de mieux, son alacrité de bûcheron. Sinon, l’Histoire l’oubliera bien vite.

En effet, comme disait l’autre, “ce n’est qu’un début…” ; ou bien plutôt, comme disait Churchill : c’était « the end of the beginning »… Tout de même, pourvu que Johnny Halliday ne prenne pas la route de l’exil, comme il avait menacé de faire dans le cas de la victoire du “non”.