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892Nous promenant dans les diverses pages que nous offre le Web, nous nous sommes arrêtés à un commentaire de Guy Damman dans The Observer, le 7 décembre, où le chroniqueur faisait rapport d’un séminaire organisé à l’Institute of Directors, vénérable et discret organisme de l’establishment londonien. On y débattait d’une grande question, celle de savoir si le “marché libre” corrompt le caractère de la moralité. Damman signale également un accès au site The John Templeton Foundation, organisatrice de la réunion, qui enquête auprès de contributeurs prestigieux sur cette “Big Question”, – «Does the free market corrode moral character?». (La Fondation Tampleton, du nom de Sir John Tampleton, présentant le cas rarissime d’un investisseur de Wall Street devenu milliardaire et philanthrope à la manière US, citoyen US bien entendu, choisissant la naturalisation britannique et développant ses œuvres de philanthropie en faveur de la science et du marché au Royaume-Uni.)
Damman entendit à ce séminaire très chic trois intervenants. Parmi eux, on trouve l’inévitable BHL, auquel Damman consacre quelques commentaires. Sur le lien Templeton, on peut retrouver notre BHL, y compris sur une vidéo, nous parlant en excellent anglais germanopratin, disant des choses parfois surprenantes, entre un gargouillis où il tente de rester dans la norme courante en affirmant que le marché libre garde toutes ses vertus, et des déclarations soudainement incendiaires où il décrit les USA comme un pays au bord de l’effondrement à cause de son inextinguible rapacité.
Voici la présentation de la chose (le séminaire et les trois intervenants) et les remarques consacrées à notre BHL. (Remarquable observation de Dammann sur BHL, et sur les Français en général, demandant continuellement à son auditoire anglophone d’excuser son pitoyable anglais. Les Anglais, ou encore les Britanniques, experts en félonie dissimulée et continuellement en guerre avec leurs voisins d’outre-Manche, ont toujours pensé que les Français, de Jeanne d’Arc à de Gaulle et à BHL, font semblant, depuis des siècles, de mal parler anglais pour mieux rester sur leur quant-à-soi et préparer leurs coups en vache. C'est leur prêter beaucoup, aux Français.)
«Does the free market corrode moral character? This was the topic of a panel discussion in the palatial Pall Mall headquarters of the Institute of Directors last Wednesday. Answering the question were the libertarian (broadly speaking) Indian economist Jagdish Bhagwati, the French philosopher Bernard-Henri Lévy, darling of the champagne-drinking left, and John Gray, to whom I don't think the word "darling" could be stretched to apply, but who was none the less once the object of Lady Thatcher's political affections, and, more recently, of those of fellow curmudgeon Will Self.
»In the event, no one really said yes, and no one really said no… […]
»Lévy, a beautiful and beautifully spoken man who continually apologises for his broken English (usually a clear indicator of conscious strategy), argued that the free market hadn't corrupted man so much as the reverse. Markets should be regulated, in other words, not because the free market principle is in any way morally defunct (it is certainly preferable to any of the other socio-economic models humanity has witnessed) but because the ability of the super-greedy super-rich to subvert the principle to their own ends had to be curbed by the powers that be, or at least by the powers that should be. […]
«As for Lévy, the fine analysis I'm sure he could have offered was passed over for a play of sophism. To say that it is we who corrupt the free market, while admitting that in virtue of this the free market has become the principle vehicle through which we become morally corrupted, is simply to blame a bad chicken for laying a bad egg.»
N’y tenant plus, Dammann termine en nous assénant son propre avis. Lui, au moins, au contraire du courant des intervenants, ne prend pas de gants. Il nous dit que la ruse véritablement diabolique du marché libre est qu’une fois qu’on s’y trouve, il n’y a plus d’alternative; et que, par ailleurs, c’est un système qui tue la notion de bien et de mal, donc qui pulvérise le “caractère moral” bien plus que de le corroder, et qu’au bout du compte ce système est cette chose, ce Faust réduit aux acquêts de la rapacité, à laquelle l’humanité “a soldé son âme” (libre concurrence oblige, pour complaire à Juan Manuel Barroso).
«In this sense, as a system, it is not simply morally corrupt; it is the principal agent through which distinctions between good and bad have become voided of meaning. The consequent progressive, rampant commodification of the entire sphere of human desire, subjecting to a principle of exchange everything from birth, sex and death, has left us with a subjectivity no longer able to comprehend any alternative to the market. The very concept of the individual - which though it may be a convenient fiction, is none the less that without which the notions of morality and human value are completely empty – has had its assets summarily stripped, broken up and repackaged. In the free market, mankind has short-sold its soul.»
Observons la dureté des jugements, implicite chez l’un ou l’autre, explicite chez Dammann. Un coup d’œil sur le site de la Fondation Templeton, où, à ce moment où nous écrivons, 12 personnalités prestigieuses (dont BHL, of course), toutes plus ou moins economically correct avec des nuances, donnent leurs positions sur la Big Question. A notre surprise, les résultats, tels qu’on peut les apprécier, sont fortement diversifiés: 4 des personnalités disent “non, le marché ne corrode pas le caractère moral”, 5 (included BHL) disent “peut-être bien que oui, peut-être bien que non”, 3 disent “oui, le marché corrode le caractère moral”. Quand on sait combien la religion du libre échange a besoin d’être soutenu par la morale puritaine, ce résultat est remarquable. Nous n’en avons pas la preuve mais il nous semble raisonnable de penser qu’un tel résultat eut été impensable il y a seulement un an, voire seulement 6 mois, et qu’il eut été probablement impensable, dans cette sorte de milieu de l’establishment transatlantique et néo-libéral, à n’importe quel moment depuis que ce courant de pensée domine (au moins depuis 1945). La question elle-même est remarquable, car elle suppose qu’un institut qui est parfaitement inséré dans le système et qui est comptable de la religion qui tient ce système trouve tout à fait justifié d’interroger les plus brillants de ses clercs sur la validité fondamentale de cette religion.
Ce n’est pas une enquête statistique, ce qui est aussi bien lorsqu’on sait combien les enquêtes statistiques donnent de certitudes qui s’avèrent souvent avoir été trop vite posées lorsqu’elles sont démenties par les faits. Nous tiendrons donc ces observations comme une indication empirique, mais comme néanmoins significative. Il apparaît alors très significatif de constater combien, dans ces milieux infiniment correct, c'est-à-dire conformistes, particulièrement devant le saint du saint qu’est la doctrine économique et idéologique “des marchés”, effectivement le doute est grand aujourd’hui. Les certitudes tressaillent et la foi vacille.
Mis en ligne le 8 décembre 2008 à 07H09
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