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686Finalement, on a fort peu parlé d’une intervention assez étrange du ministre français des affaires étrangères, à Rome, le 5 mai, à la fin de la réunion du Groupe de Contact (Libye). L’intervention a été diffusée de façon stéréotypée, selon les mêmes termes, par les différentes agences. (Notamment, Reuters par l’intermédiaire du Nouvel Observateur, le 5 mai 2011.)
Le 5 mai 2011, l’Agence Novosti, notamment, reprenait donc les termes de la nouvelle.
«La France souhaite que la Russie rejoigne le Groupe de contact sur la Libye, a indiqué jeudi à Rome le chef de diplomatie française Alain Juppé.
»“La Russie, par exemple, est invitée des parties prenantes de la future Libye, c'est-à-dire le conseil, plusieurs tribus qui se sont dissociées de Kadhafi et ceux qui ont compris qu'il n'y avait plus d'avenir avec Kadhafi”, a déclaré le ministre. M. Juppé a ajouté que Paris voulait organiser une “conférence des amis de la Libye”, et que la Russie, le Conseil national de transition (organe du pouvoir des insurgés libyens) et d'autres parties intéressées y seraient invités.»
“Les amis de la Libye”, c’est quoi ? Une sorte de club pour jeunes filles en danger, une association de bienfaisance ? Cette heureuse trouvaille n’est pourtant pas l’essentiel, même si elle détend… Il y a la Russie, l’“appel à la Russie”, de copain à copain sans doute (de Sarko à Poutine, par exemple, en souvenir du Mistral).
Là, nous passons, cinq jours plus tard, à un article de notre ami M K Bhadrakumar, l’ancien diplomate indien reconverti en chroniqueur de Atimes.com, avec pour ce qui nous intéresse un texte du 10 mai 2010, sur la Russie et la Chine versus l’OTAN.
M K Bhadrakumar décrit la rencontre de ce week-end des deux ministres des affaires étrangères russe et chinois (Lavrov à Pékin), en préparation de la visite du président chinois à Moscou, à la mi-juin. Et M K Bhadrakumar constate un rapprochement extrêmement remarquable entre les deux pays, sur un thème tout aussi remarquable : une forme d'extrême défiance de l’OTAN, du bloc BAO, notamment tout cela, dans l’affaire libyenne. Les Chinois commencent à perdre leur flegme et leur réserve habituels. Quant à Lavrov, il pétrole ferme…
«Evidently, there is a “trust déficit” here, which is becoming unbridgeable by the day unless NATO decides on an immediate ceasefire in Libya. Put simply, Russia no longer trusts the United States or its NATO allies to be transparent about their intentions with regard to Libya and the Middle East. A few days ago, Lavrov spoke at length on Libya in an interview with Russian television channel Tsentr. He expressed great frustration over the West's doublespeak and subterfuges in unilaterally interpreting UN Resolution 1973 to do just about what it pleased.
»Lavrov revealed in that interview, “Reports of a ground opération [in Libya] being prepared are coming in and suggest that the appropriate plans are being developed in NATO and the European Union.” And he publicly hinted at Moscow's suspicion that the US ploy would be to circumvent the need to approach the Security Council for a proper mandate for NATO ground operations in Libya and to instead arm-twist United secretary general Ban Ki-Moon's secretariat to extract a “request” to the Western alliance to provide escorts to the UN's humanitarian mission and use that as a fig leaf to commence ground operations.»
Les deux puissances sont de plus en plus en accord dans leur jugement des agissements américanistes-occidentalistes, et de plus en plus en accord sur la nécessité de “faire quelque chose”, – ce qui pourrait se faire au sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai, le 15 juin prochain… Et notre ami M K Bhadrakumar de conclure :
«Moscow would have encouraged Beijing to see the writing on the wall. But the clincher seems to be their growing sense of unease that Western intervention in Libya is only the tip of the iceberg and what is unfolding could be a geostrategy aimed at the perpetuation of the West's historic dominance of the new Middle East in the post-Cold War era. Woven into it is the extremely worrying precedent of NATO acting militarily without a specific UN mandate.
»Lavrov and Yang have since proceeded to Astana for a foreign ministers conference of the Shanghai Cooperation Organization (SCO) that will negotiate the agenda for a summit meeting of the regional body taking place in the Kazakh capital on June 15. The big question is whether the Russian-Chinese agreement on “tight coopération” in the Middle Eastern and North African issues will become the common SCO position. The probability seems high.»
Reste tout de même cette affaire de la proposition française, faite à la Russie, de rejoindre le “club des copains de la Libye”. La chose est parvenue aux oreilles puis sous la plume de M K Bhadrakumar, et il faut dire qu’elle semble provoquer chez lui surprise, incrédulité et amusement peut-être… Voici ce qu’il en fait dans son texte (souligné en gras par nous, tout de même), après avoir analysé le jugement de Lavrov sur ce Groupe de Contact.
«Moscow and Beijing seem to view the so-called Libya Contact Group (comprising 22 countries and six international organizations) with a high degree of suspicion. Referring to the group's decision at its meeting in Rome last Thursday to make available a temporary fund of US$250 million immediately as assistance to the Libyan rebels, Lavrov said caustically that the group was “increasing its efforts to take on the lead role in determining the policy of the international community in relation to Libya” and warned that it should not “seek to replace the United Nations Security Council, and it should not take sides”.
»It has become a matter of disquiet for both Moscow and Beijing that the contact group is gradually evolving into a veritable regional process sidestepping the UN for modulating the Arab upheaval to suit Western strategies. The clutch of Gulf Cooperation Council states (and Arab League) that are present in the contact group enables the West to proclaim that the process is a collective voice of regional opinion. (
…On peut supposer avec bien des arguments fondés sur l'expérience que M K Bhadrakumar est en général bien informé, et que son “Ironically” reflète pour une part l’état d’esprit de certains Russes, ou membres de la direction politique russe, après avoir été avisés de l'invitation d’Alain Juppé. Pour autant, la réaction extrêmement rude et dure de Lavrov, qui exprime dans ce cas le sentiment général de la direction russe, constitue un fait politique important. Les échos en provenance de la Chine, outre l’article de M K Bhadrakumar, montrent effectivement une très grande méfiance et un soupçon extrêmement vif à l’encontre de l’expédition libyenne, accentués par une interprétation extrêmement antagoniste de la liquidation de ben Laden (voir un article d’IPS, repris par Aljazeera.net le 6 mai 2011). Il y a effectivement chez les Russes et les Chinois la perception que le bloc BAO, comme toujours emmené par les USA dont ni les Russes ni les Chinois ne mesurent précisément l’importance de l’effondrement, voudrait faire du Groupe de Contact une sorte de succédané de l’ONU, permettant aux américanistes-occidentalistes de tourner le contrôle et l’influence des grands pays qui sont hors de leu zone d'influence.
Du côté américaniste-occidentaliste, la réalité est complètement inverse, malgré la poursuite obstinée des interprétations alarmistes sur les intentions et les capacités, et même sur l’homogénéité du bloc, dans cette affaire libyenne. La réalité est celle d’un blocage complet de la situation opérationnelle en Libye, ce qu’on nomme en termes classiques, purement et simplement “un enlisement”. Cela est complété par un prolongement désormais classique au niveau structurel, qui est un “enlisement bureaucratique” rapidement mis en place et caractérisé désormais par l’énorme “Groupe de Contact” auquel la France voudrait voir participer la Russie. Le Groupe de Contact, fait de 38 pays, semble-t-il (certains hésitent sur la comptabilité de la chose), en même temps que de divers délégués de diverses associations, est en train de devenir une structure diplomatico-humanitaro-bureaucratique dont le poids pèse de plus en plus sur les décisions, dans le sens du freinage et de la paralysie. La faiblesse de l’information sur les uns et les autres et des uns sur les autres est pathétique, notamment la faiblesse de l’information sur les anti-Kadhafi (le CNT). Un organisme énorme tel que l’UE en tant qu’entité structurelle s’est engagé à fond du côté du CNT et contre Kadhafi, à coup de programmes et d’initiatives humanitaro-économiques diverses, sans avoir la moindre idée de l’identification du CNT. L’organisation dirigée par Ashton (le super-ministère des affaires étrangères) en est à chercher désespérément dans les grandes capitales de l’Union des informations à ce sujet, y compris auprès des services de renseignement dont elle obtient des fiches standard qui représentent d’ailleurs la somme maigrelette de ce qu’on sait du susdit CNT. La position en retrait des USA est vue en général comme une ruse et une manœuvre par des évaluations exacerbées par le soupçon anti-US qui se transforme régulièrement en évaluation complètement inflatoire de la puissance US et ignore complètement la paralysie complète du pouvoir US ; il reste que cette position en retrait des USA correspond simplement à la situation US en chute constante, qu’elle est bel et bien une réalité.
Il y a donc une formidable foisonnement de perceptions divergentes, sinon complètement antagonistes sur les intentions des uns et des autres, notamment entre le bloc BAO d’une part, perçu comme une entité puissante et coordonné qu’il n’est en aucune façon ; et le rapprochement russo-chinois d'autre part, plus ou moins relayé vers les autres pays du BRICS et la Turquie, qui prend le Groupe de Contact comme une machine de guerre néo-impérialiste et hégémoniste, alors que ce groupe est le rassemblement bureaucratique et auto-paralysant de l’impuissance grandissante du bloc BAO. De ce point de vue, l’appel français à la Russie, qui apparaît soit comme “ironique”, soit comme une ruse, soit comme dérisoire et pathétique, est d’abord un appel à l’aide vers la Russie port tenter de débloquer la situation, mais toujours aux conditions françaises imposées par une vision extrêmement exacerbée et incontrôlée de Sarkozy, – la seule surprise, en l’occurrence, est le rôle de courroie de transmission de cette instabilité élyséenne qu’accepte de jouer le ministre des affaires étrangères Juppé, qui gardait une certaine réputation de sérieux et qui n’en a plus que la voix métallique. Sarkozy est, de ce point de vue, de plus en plus obsédé par la chute de sa popularité, que la Libye accentue in fine au lieu de la stopper comme il espérait. (De ce point de vue toujours, et pour mesurer le sérieux de la chose, on conviendra que la grossesse supposée de Carla Bruni Sarkozy est une affaire aussi importante que la Libye). La France de Sarkozy est donc en train de perdre, dans les sables libyens, la plupart des avantages qu’elle avait acquis en 2008 (présidence réussie de l’UE), et, notamment, les liens privilégiés qu’elle avait établis avec la Russie, renforcés ensuite par la vente du porte-hélicoptères Mistral. L’appel de Juppé à la Russie capitalisait sur ces relations ; c’est pour s’apercevoir que ces relations n’existent plus guère et qu’on s’appuie sur un capital qui n’existe plus guère, en train d'être dispersé par l’aventure libyenne. D’une façon plus large, on pourra ajouter que cette aventure libyenne, cette fois à partir d’une situation inexistante (le rôle manipulateur du reste, par les USA triomphants), est en train de réduire d’une façon inquiétante et très rapide l’acquis des relations USA-Russie avec Obama, en même temps qu’il est sur la voie de dégrader encore plus les relations pas excellentes des USA avec la Chine.
Les versions peuvent succéder aux versions, les analyses alarmistes aux analyses alarmistes, les révélations d’un Grand Jeu aux révélations d’un autre Grand Jeu. Elles peuvent, elles peuvent toujours, – comme on dit “cause toujours”, seul domaine où nous excellons, – mais elles ne cachent pas le seul fait fondamental, qui est le naufrage de la raison humaine, par conséquent son incapacité à comprendre la situation, c’est-à-dire à l’admettre, par conséquent sa tendance irrépressible à interpréter la situation comme on invente une réalité, conformément aux interprétations passés, du temps où, croit-on, la raison triomphait. Cela va évidemment et essentiellement pour les américanistes-occidentalistes, principaux responsables du chaos actuel, et de ceux qui les critiquent à l’intérieur de l’univers américaniste-occidentaliste, qui préfèrent une raison triomphante en même temps que le machiavélisme BAO, plutôt que l’évidence de la vérité du monde. Cela vaut pour les Russo-Chinois, mais eux avec beaucoup plus de raisons de verser dans ce travers. La seule chose qui progresse, c’est le désordre vers la Chute, avec des dirigeants de plus en plus fascinés par ce destin, et qui s’affichent comme des acteurs actifs de leur propre chute, qui n’ont besoin de nulle conscience ni de plan ni de Grand Jeu pour cela.
Mis en ligne le 10 mai 2011 à 06H09