La Géorgie du Pentagone

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La Géorgie du Pentagone

19 août 2008 — Quelqu’un pourrait bien s’exclamer : «I told you so», selon l’expression fameuse (well, “je vous l’avais bien dit”). Les USA ont été lents, très lents à ne pas venir à l’aide de Saalikachvili, sinon pour lui imposer des conditions humiliantes de cessez-le-feu. Ils ont ainsi démontré d’une façon convaincante l’épuisement de leur puissance dans les divers conflits et gabegies poursuivis depuis le 11 septembre 2001; et, par “épuisement de leur puissance”, on indiquerait aussi bien l’épuisement de leur volonté politique et de leur puissance diplomatique d’influence.

…Par contre, pour relancer les programmes d’armements qui, pourtant, tournent déjà à fond, à concurrence de $750 milliards l’an au minimum comme base de départ, la réaction est impeccablement instantanée. Ainsi nous en informe le Wall Street Journal du 16 août, sous les titre et sous-titre fort explicites : « Attack on Georgia Gives Boost To Big U.S. Weapons Programs, – Conflict With Russia Bolsters the Case For More Funding»

En gros, voici ce dont il est question: article premier et unique, on va relancer (?) la production d’armement. Voici des précisions: Depuis près d’un an, le secrétaire à la défense Gates se bat pour faire admettre l’idée que les seuls conflits envisageables dans l'avenir sont du type irakien et afghan, donc que les grands programmes ruineux du type Guerre froide doivent passer au second plan, sinon être abandonnés (quelle horreur…). La “cause célèbre” de cet argument, c’est le F-22 de l’USAF, dont Gates propose avec fermeté l’arrêt aux 183 exemplaires actuels, pour se concentrer sur le JSF/F-35 qui ferait l’affaire pour les forces aériennes du futur et l’embrigadement des alliés.

Mais voilà qu’éclate l’affaire géorgienne, avec l’intervention russe. La Russie, dans l’imaginaire yankee et comptable du complexe militaro-industriel, ce sont les gros bataillons, la Guerre froide, la quincaillerie triomphante. Du coup, renversement complet de la vapeur: et si “Saint Gates”, mal conseillé par ses anges-conseillers, particulièrement son n°2 Gordon England, s’était trompé? Lui-même, Saint Gates, forcé par la conjoncture terrestre et temporelle, serait sur le point de le reconnaître. Son “avertissement” selon lequel l’intervention russe amènera une refonte des relations USA-Russie dans les années à venir, pris par nos commentateurs internationaux pour un avertissement concernant les relations internationales, pourrait simplement signifier un changement de ses projets concernant les programmes d’armement. A Washington, tout se termine toujours par une commande supplémentaire du Pentagone.

Voici donc la morale de cette histoire, exposée déjà presque comme une conclusion dans son introduction, dans l’article de August Cole dans le WSJ:

«Russia's attack on Georgia has become an unexpected source of support for big U.S. weapons programs, including flashy fighter jets and high-tech destroyers, that have had to battle for funding this year because they appear obsolete for today's conflicts with insurgent opponents.

»Defense Secretary Robert Gates has spent much of the year attempting to rein in some of the military's most expensive and ambitious weapons systems – like the $143 million F-22 Raptor jet – because he thinks they are unsuitable for the lightly armed and hard-to-find militias, warlords and terrorist groups the U.S. faces in Iraq and Afghanistan. He has been opposed by an array of political interests and defense companies that want to preserve these multibillion-dollar programs and the jobs they create.

»When Russia's invading forces choked roads into Georgia with columns of armored vehicles and struck targets from the air, it instantly bolstered the case being made by some that the Defense Department isn't taking the threat from Russia and China seriously enough. If the conflict in Georgia continues and intensifies, it could make it easier for defense companies to ensure the long-term funding of their big-ticket items.

»For example, the powerful chairman of the House Appropriations Defense Subcommittee, Pennsylvania Democratic Rep. John Murtha, quickly seized on the Russia situation this week, saying that it indicates the Russians see the toll that operations in Iraq and Afghanistan are taking on the U.S. military.

»“We've spent so many resources and so much attention on Iraq that we've lost sight of future threats down the road. The current conflict between Russia and Georgia is a perfect example,” said Rep. Murtha during a recent visit to his district.

»Some Wall Street stock analysts early on saw the invasion as reason to make bullish calls on the defense sector. A report from JSA Research in Newport, R.I., earlier in the week called the invasion “a bell-ringer for defense stocks.”

»Mr. Gates himself said this week that the new conflict will cause the U.S. to rethink its strategic relationship with Russia. At a briefing on Thursday, Mr. Gates said the U.S. has no intention of using force in Georgia, nor does it seek a reprise of the Cold War. He did make clear, however, that Russia appears to be punishing Georgia, which has flirted with North Atlantic Treaty Organization membership, for aligning itself with the West and is warning other former Soviet states.»

Dans ce contexte, comme l’on comprend bien, le cas du F-22 tel qu’il est présenté est un exemple illustratif de l’évolution du Pentagone et de la “puissance US” avec et après la crise géorgienne. C’est un exemple important et intéressant, qui a sa propre spécificité. D’autre part, sa valeur ici est d’illustrer d’une façon saisissante la “philosophie” du Pentagone et du complexe militaro-industriel, telle qu’elle est et telle qu’elle va prendre ses aises. En effet, ce qu’annonce l’article du WSJ, c’est l'annonce d'un bien probable nouvel essor de cette “philosophie”, qui va se traduire par des commandes supplémentaires, des programmes relancés, une alerte générale et ainsi de suite. Depuis la Deuxième Guerre mondiale et la Guerre froide, le Pentagone connaît la musique.

Ce n’est pas pour autant que ce triomphe promette la victoire. Cette résurgence de l’argument d’une production supplémentaire d’armements, au-delà du niveau de $750 milliards l’an, se situe dans le climat de crise qu’on connaît, et notamment d’une crise budgétaire considérable du gouvernement fédéral. Jusqu’ici, il était plutôt question de réduction des dépenses d’armement et du budget du Pentagone, pour tenter de contenir la crise budgétaire. Désormais, l'argument dans le vent à Washington sera au contraire de réclamer une augmentation des dépenses du Pentagone vers le chiffre de 4% du PIB (au lieu des 3,3%-3,4% actuels), ce qui est un objectif déclaré des lobbies du complexe militaro-industriel. Ainsi le veut la “philosophie” du Pentagone, désormais en phase triomphante au coeur d'une situation catastrophique de l'empire.

L’empire réduit à la quincaillerie

C’est immanquable: l’empire a réagi depuis l’attaque (la contre-attaque) russe contre la Géorgie par deux choses dont on ne peut dire qu’elles soient des “mesures” politiques ou opérationnelles spécifiques ou quelque autre phénomène de ce genre. Ce sont, d’une façon ou d’une autre, au stade conceptuel ou au stade de la réalisation, deux phénomènes bureaucratiques et budgétaires:

• la décision obtenue des Polonais de participer au réseau BMDE;

• l’annonce par le WSJ, commentée ici, d’une alerte générale pour accélérer, relancer, etc., des programmes d’armement conventionnels de haut niveau.

Le ton employé en général dans l'article, on le notera, est marquée d’une inquiétude incontestable, voire d’une angoisse difficilement dissimulée: serait-ce que les USA aient follement négligé le secteur de la défense nationale, laissant le pays complètement à découvert? ($750 milliards l’an, – vous discuteriez la nécessité d’un effort supplémentaire d’urgence?) Le ton fait la chanson: l'argument est absolument imparable, nul ne peut lui résister.

Nos lecteurs attendent-ils de notre part une plaidoirie sur les armements, sur les limites budgétaires, sur les valeurs comparées de la G4G et sur la réalité de la guerre conventionnelle de haut niveau pour justifier des choix dont certains seraient de limiter tel ou tel type d'armement? Nos lecteurs attendent-ils que nous débattions sérieusement de ces choses? Nos lecteurs savent que cela est impensable, – au sens premier comme au sens figuré; il n'est pas concevable de discuter de telles possibilités dans l'atmosphère mise en place par le Pentagone et il est impossible de le faire selon la comptabilité établie par le Pentagone.

La question budgétaire du Pentagone est aujourd’hui noyée dans un ensemble de pressions incontrôlables et dont il est impossible de prendre la mesure comptable. Il est impossible d’en apprécier l’effet quantitatif cumulé mais il est évident que l’effet qualitatif est une tendance générale évidemment déstructurante et chaotique; il s’agit de bureaucratie, de corruption, de gabegie, de cloisonnements, de concurrence des intérêts particuliers, etc. L’effet est une mécanique de désordre qui détruit la cohésion nécessaire à la puissance. Le résultat paradoxal est que l’augmentation budgétaire alimente et accélère ce désordre parce qu’il nourrit principalement, sinon exclusivement, ces composants du désordre. Avec sa doctrine de se concentrer sur les nouveaux conflits de basse intensité, Gates avait lancé un effort contre cette mécanique. Il était de peu d’importance que cette doctrine rencontrât ou non la réalité puisque l’effort concernait la situation bureaucratique du Pentagone. Il faut en effet envisager de parler au passé de cette ambition de Robert Gates puisque l’affaire géorgienne pourrait ruiner brutalement cet effort en revigorant puissamment l’argument des adversaires très puissants de cette doctrine, en réhabilitant dans la bataille bureaucratique la perspective d’un conflit conventionnel de haut niveau. De ce point de vue, Gates semble bien avoir perdu la partie à peine engagée.

Cette situation est fondamentale parce que la politique de sécurité nationale US se résume désormais au seul point de l’évolution de la comptabilité et de l’économie de l’outil militaire. La chose a été confirmée par le fait mentionné plus haut que les deux seules réactions US sérieuses à l’affaire géorgienne sont effectivement au niveau de la quincaillerie et se passent à Washington, dans le champ bureaucratique. Le reste montre une paralysie et une impuissance complète du système américaniste. Aujourd’hui, Rice est à peine une supplétive de Gates, et le seul acte sérieux de son voyage récent a été la confirmation de la signature du système BMDE à Varsovie, contrastant avec sa visite en Géorgie qui n’a fait qu’entériner l’absence complète des USA dans la crise. (Pour compléter ce constat, observons que le développement actuel devrait nous montrer que Gates, avec la défaite qu’il serait en train de subir, est à peine un supplétif de l’appareil bureaucratique et économique du complexe.)

Effectivement, la puissance politique de l’empire est désormais réduite à la quincaillerie militaire. La quincaillerie est réduite à un monstrueux empilement de vaisselle en désordre, qui est la situation du Pentagone. La crise géorgienne a authentifié cette situation où la puissance des USA, jusqu’alors soutenue et orientée par le complexe militaro-industriel mais disposant d’une autonomie d’initiative, est désormais réduite à ce complexe militaro-industriel, ses seuls intérêts, sa seule boulimie bureaucratique et économique. La crise géorgienne a brutalement achevé la transformation du phénomène. La vision du monde des USA est aujourd’hui concentrée et réduite à la situation de Washington, autour de cet empire du désordre bureaucratique qu’est le Pentagone.