La Grande Crise peut-elle passer en procès?

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La Grande Crise peut-elle passer en procès ?


6 janvier 2007 — Nous nous référons à notre F&C du 29 décembre 2006 et, surtout, à l’article de Anatol Lieven du 28 décembre 2006, qui est fortement présent dans ce F&C. Comme l’on sait, Lieven traite le problème de ce que nous nommons “la Grande crise”, c’est-à-dire la crise climatique et la mise en cause de notre système, voire de notre civilisation, qu’elle implique. Le titre de son article nous dit tout à ce propos : «The end of the West as we know it?» D’autres informations confirment bien sûr que cette crise est aujourd’hui devenue une préoccupation centrale.

C’est Lieven lui-même, par la formulation notamment de trois paragraphes de son article, qui nous a alertés dans le sens que nous considérons aujourd’hui. Ces trois paragraphes sont les suivants (en gras, soulignés par nous, les mots qui nous intéressent).

«If the latter proves the case, and the world suffers radically destructive climate change, then we must recognize that everything that the West now stands for will be rejected by future generations. The entire democratic capitalist system will be seen to have failed utterly as a model for humanity and as a custodian of essential human interests.

(…)

»If this comes to pass, what will our descendants make of a political and media culture that devotes little attention to this threat when compared with sports, consumer goods, leisure and a threat from terrorism that is puny by comparison? Will they remember us as great paragons of human progress and freedom? They are more likely to spit on our graves.

»Underlying Western free-market democracy, and its American form in particular, is the belief that this system is of permanent value to mankind: a “New Order of the Ages,” as the motto on the U.S. Great Seal has it. It is not supposed to serve only the short- term and selfish interests of existing Western populations. If our system is indeed no more than that, then it will pass from history even more utterly than Confucian China — and will deserve to do so.»

La question qui s’est posée, — qui s’est imposée à nous est celle-ci : ne peut-on déjà envisager que des procédures légales puissent être lancées au nom de “nos descendants”, de ces “futures générations”, parce que nous n’aurions pensé qu’au “court-terme” et leur aurions laissé un catastrophique long terme?

En d’autres termes (sic) se pose cette fascinante question :

une civilisation qui réalise qu’elle court à sa perte à cause de ses propres activités ne peut-elle se mettre en procès elle-même au nom de son avenir ainsi compromis, parce qu’elle n’aurait pas modifié ces activités? ;

et cette autre question, complémentaire et plus pratique :

dans ce cas, ne peut-on forcer cette civilisation à modifier ce comportement au nom des exigences de l’avenir ?

Nous envisageons ces deux questions à première vue absolument surréalistes, effectivement parce qu’un des aspects d’une partie (l’américaniste) de notre civilisation est caractérisé notamment par deux choses qui nous intéressent :

• le cas extrême de l’absence complète de soucis, d’attention, de préparation pour le long terme, notamment et précisément pour la crise dont nous parlons ;

• le cas également extrême d’un système juridique hypertrophié envisageant, jusqu’aux cas les plus baroques, que tout puisse être mis en équation juridique pour être exposé, si nécessaire, aux rigueurs de la loi, soit par des condamnations à payer de très fortes sommes, soit par des condamnations contre des biens et des personnes.

… C’est en Amérique qu’on trouve le cas le plus caractéristique de la faute et de l’outil le plus efficace pour punir la faute. C’est donc en Amérique, au départ, qu’il y a le plus de possibilités que puisse germer l’idée qu’une “partie civile” quelconque se constitue contre un pouvoir, une collectivité, etc., — bref des autorités quelconques assumant des responsabilités dans le cas envisagé. Cette “partie civile” demanderait au système juridique des condamnations, des dédommagements ou des mesures d’urgence pour redresser ou modifier ce qui apparaît désormais comme de plus en plus probable, et pour une part non négligeable de la responsabilité de ces autorités-là : la destruction du cadre de vie auquel nos “descendants” ont droit selon les conceptions fondamentales du système et la philosophie du Progrès triomphant.

Pour autant, dans ce cas hypothétique extraordinaire que nous évoquons, la jurisprudence n’a pas de frontière, de même que la manifestation de la faute et les préjudices subis. C’est pour le compte qu’on pourrait suggérer qu’il serait judicieux d’observer et d’éventuellement imiter le “modèle américain”.

De la jurisprudence considérée comme un des beaux-arts

Nous avons consulté un avocat d’affaires travaillant dans le champ international et lui avons soumis notre hypothèse. D’abord amusé et surpris, croyant peut-être à une plaisanterie de chroniqueur en mal de sensationnel, il a ensuite considéré le cas avec intérêt. «Le cas est gigantesque et un peu surréaliste mais il n’est certainement pas absurde. On a déjà vu des actions juridiques intentées contre des autorités, publiques ou privées, à cause de leurs actions ou de leurs inactions en toute connaissance de cause sur ou par rapport à des situations naturelles, avec des conséquences très sérieuses et prévisibles pour des personnes et des biens. On a également vu, — je parle là de l’aspect “gigantesque” qui ne doit pas nous décourager — des procès intentés et gagnés contre des forces qu’on jugeait à première vue inexpugnables, notamment contre l’industrie du tabac aux USA.»

Notre source estime qu’il faut évidemment réunir un dossier dans un sens complètement inédit : un dossier s’appuyant notamment sur la prévision, et sur la façon de réagir face à cette prévision.

«Mais il commence d’ores et déjà à y avoir ce qu’on pourrait désigner avec précautions comme des “éléments de preuve” montrant que la prévision catastrophique est fondée et qu’elle menace effectivement le cadre de vie, voire la vie même de nos descendants. De toutes les façons, il existe d’ores et déjà des éléments très sérieux montrant que la prévision pessimiste mais réaliste parce qu’en train d’être confirmée existe déjà depuis un bon quart de siècle, et que les réactions ont été erratiques, contradictoires et souvent irresponsables. En quelque sorte, le comportement actuel de ces autorités, notamment celles qui se préoccupent désormais sérieusement et urgemment du problème, rendrait d’autant plus fautives l’inaction et l’inertie passées. Certes, on pourrait répliquer que ce constat pourrait pousser ces autorités à ne rien faire aujourd’hui pour ne pas mettre en évidence leur inaction d’hier, mais cela est pure spéciosité dans la mesure où l’évidence de la crise, de la faute si vous voulez, est désormais quasiment avérée. Il y aurait là une intéressante plaidoirie à faire et le tribunal serait placé devant un cas complètement inédit.»

Il faut noter que cette curieuse interrogation que nous soulevons se justifie selon le point de vue de considérer désormais que nous avons effectivement franchi le cap de ce que nous pourrions nommer “la reconnaissance de l’existence de la faute”, voire “du crime” (dont les effets sont à venir mais également de plus en plus présents). 2006 semble s’imposer comme l’année où l’on a reconnu l’existence de la crise climatique et de la gravité extraordinaire de la crise climatique (notamment grâce au “rapport Stern” de la fin octobre 2006). Nous citons à l’appui de constat cette introduction d’un article du professeur, Sir David King, Chief Scientific Adviser du gouvernement britannique (le 1er janvier 2007 dans The Independent), où le scientifique britannique nous signifie que, désormais, plus personne ne peut sérieusement nier l’existence de la crise climatique :

«For those of us seeking to tackle the threat of climate change, 2006 was an encouraging year. At the start of the year, the conversation — when it took place at all — was about whether climate change was really happening. That discussion is now over.»

L’optimisme (“encouraging year”) de Sir David est évidemment paradoxal : «At last, I'm hopeful about climate change. Events last year have brought the prospect of tackling global warming a giant leap forward.» Cet optimisme concerne la reconnaissance d’une situation catastrophique et porte sur la décision de lutter contre ces développements dont nul ne peut plus contester qu’ils seront de toutes les façons dramatiques. Il renforce effectivement le dossier à charge contre les autorités qui ont tant tardé à réagir, pour ne rien dire de celles qui hésitent encore à le faire et encore moins de celles qui ignorent la chose.

«La question qui se pose, poursuit notre source, concerne l’identification des responsabilités. Il est certain qu’on penserait aux autorités nationales, mais également et surtout aux organisations internationales. Ces organisations ont en effet l’ampleur de vue et le rôle de vigile de la communauté internationale qui les placent en position incontestable pour ce rôle. Pour nous, en Europe, on peut considérer que c’est le rôle et la responsabilité des institutions européennes, particulièrement la Commission, de mettre en évidence avec constance et insistance le danger terrifiant que recèle la crise climatique pour l’avenir et pour les générations à venir. Si l’on montre que ce ne fut pas le cas, et le dossier est fourni à cet égard, il y a effectivement une occurrence juridique du plus grand intérêt.»

Ces remarques ouvrent un espace inattendu, d’un considérable volume. On y trouve débattue la question absolument fondamentale de la crise climatique qui va jusqu’à mettre en jeu des appréciations comme celle de la survie de l’espèce ; la confrontation de cette question avec l’activisme du citoyen (on dirait l’“activisme citoyen”) ; les méthodes anglo-saxonnes de juridisme avec les modes de confrontation entre l’individu (plutôt que le citoyen) et les puissants groupes d’intérêt, qu’ils soient financiers ou institutionnels, qu’ils soient privés ou publics. La crise climatique ouvre l’espace de questions absolument folles : le citoyen et des groupes de citoyens, ou l’individu et des groupes d’individus, peuvent-ils interpeller une institution de la puissance de la Commission européenne et l’assigner, — au sens propre et au sens figuré — à propos de sa responsabilité dans la crise climatique, dont la puissance est telle qu’elle dépasse toutes les notions habituelles du pouvoir, de la démocratie, de la politique, pour s’attacher à des notions fondamentales de l’Histoire, de la philosophie du monde, du domaine spirituel? Peut-on assigner une institution qui paraît intouchable à propos d’une affaire qui implique le destin de la civilisation et du monde? Peut-on dégager une responsabilité institutionnelle dans une circonstance qui implique l’application d’un système de pensée et d’action vieux de plusieurs siècles, et dont on peut commencer à se demander s’il n’est pas la voie royale du suicide de la civilisation? — Et plaider tout cela devant un tribunal?

«J’ignore si on le peut stricto sensu,dit ironiquement notre source. Nous sommes dans le domaine de la jurisprudence considérée comme un des beaux-arts et dans le domaine de la crise de civilisation considérée comme argument normal de plaidoirie. Cela fait beaucoup. L’exceptionnel de cette situation est dans la confrontation de thèmes si énormes et si différents et, pourtant, dans le constat que ce n’est pas absurde. Car c’est bien là la conclusion : cette sorte de procès n’est pas, techniquement considérée, du domaine de l’absurde. A mon avis, les dirigeants européens feraient bien de considérer la chose comme autrement qu’une idée farfelue. Notre époque nous réserve bien des surprises, et les surprises défilent à une vitesse stupéfiante.»

Des surprises, sans aucun doute. D’ores et déjà, divers cas potentiels commencent à apparaître, qui peuvent déboucher sur des conflits juridiques sérieux où les thèmes envisagés dans cette analyse seront effectivement évoqués, — ou pourraient l’être. Ils concernent certains “à-côtés” de la crise climatique qui ne sont pas tout à fait le fondement de la crise elle-même. Mais la logique est là, et dans le système juridique actuel, la logique est mère de toutes les possibilités. On voit déjà dans une affaire comme l’attaque d’Exxon par l’Union of Concerned Scientists (UCS) qu’il existe un dossier qui ne demande qu’à être officialisé par une plainte. Le parallèle que propose l’UCS du cas Exxon avec l’industrie du tabac, qui eut finalement à payer des dizaines, voire des centaines de $milliards pour son action nocive pour la santé publique et pour son action de désinformation dans ce cadre, — ce parallèle speaks volume, comme disent les amis anglophones…

Les querelles transatlantiques concernant les pratiques commerciales et les règlements de protection de l’environnement sont grosses d’un tel débat fondamental et de cette possibilité stupéfiante de voir la grande crise de notre civilisation et de notre système devenir un argument fondamental de la plaidoirie devant le tribunal de notre système judiciaire. C’est le cas du conflit qui sourd entre les Américains et les normes européennes (notamment britanniques) concernant les limites de la pollution par les avions de ligne. L’affaiblissement du pouvoir politique par rapport à ses devoirs de protection des intérêts du citoyen, au profit d’un système mécaniste de profit sans frein ni réglementation, conduit effectivement à des occurrences où notre juridisme peut conduire à son tour, dans une volte-face perverse (pour le système) mais goûteuse (pour nous) à des situations qu’on jugerait comme folles et insensées.

Avec la crise climatique, en vérité, l’Histoire telle que l’ont voulue notre système et ceux qui représentent notre système désormais en crise peut être mise en procès au sens propre de l’expression. En même temps, ce procès nous conduit obligeamment au “tribunal de l’Histoire”, pour la mise en cause des fondements d’une civilisation confrontée à sa crise ultime. Aujourd’hui, les grands différends se règlent plus devant les tribunaux que sur les champs de bataille. C’est un progrès, se réjouit le philosophe ; voire s’il ne s’agit pas du progrès vers l’absurde ultime, lorsque le progrès en question aboutit à mettre en procès le Progrès lui-même et ceux qui prétendent le conduire.