La guerre civile dans le programme JSF

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La guerre civile dans le programme JSF


24 novembre 2005 — La dernière nouvelle en date dans nos “chroniques du JSF” est certainement la plus étrange, du point de vue de l’historique de l’industrie aéronautique US et du Pentagone. Le problème est que le JSF, comme les autres programmes militaires américains mais encore plus que les autres à cause de ses dimensions considérables, dépend presque exclusivement des batailles sans fin de la bureaucratie pentagonesque. Il ressemble de plus en plus, en infiniment pire, au programme TFX (F-111) du temps des whizz kids de McNamara. L’espoir des coopérants extérieurs, européens en particulier, d’influer sur le destin du JSF, se rapproche gaillardement de zéro.

La dernière nouvelle? C’est l’hypothèse, de plus en plus considérée, d’abandonner la version USAF du JSF et d’orienter l’USAF, d’une main ferme, vers l’achat de la version Navy. Cette idée, déjà signalée dans notre Bloc-Notes, apparaît de plusieurs côtés:

• Un lecteur [Denis Leblanc] nous le signalait il y a cinq jours (le 18 novembre) : « suite à votre article intitulé ''F/A-22 vs JSF et le théâtre tragique du Pentagone'', je voulais juste vous signaler que les derniers échos des discussions pre-QDR en matière d'avions de combat indiquent une suppression possible de la version conventionnelle de l'USAF qui se tournerait alors vers la version aéronavale. Même s'il est trop tôt pour évaluer l'impact financier réel de cette éventualité sur la globalité du programme, une telle décision semble bien renforcer la position relative du F-22 dont l'USAF est le seul utilisateur, et pour qui le JSF ne sera plus qu'un complément éventuel... »

• Un article du Wall Street Journal du 18 novembre développe cette idée.

• Un article de Aerospace Daily & Defense Report du 21 novembre la confirme.

L’article du Wall Street Journal est le plus complet sur la question. Quelques extraits :

«  Under a plan that the Pentagon is considering, development of the Air Force variant of the JSF would be halted and the Air Force would buy the Navy version, defense officials said. No decision has been reached, but one senior Pentagon official described as ''very strong'' the pressure for the Air Force to agree. This person added that a decision on its fate likely would be made soon. The White House is slated to issue its Pentagon budget guidance on Monday.

» Defense officials who back the change believe that by reducing the number of variants, the Pentagon can reap savings on development and production costs of the airframe. Air Force and other officials familiar with the deliberations, however, said there is no guarantee of savings and the change could actually increase costs. “Right now, the sea variant exists only on paper. It is the least developed of the three variants,” said a military official who opposes the decision.

» A senior Air Force official described the plan to kill the Air Force variant as “a shortsighted move,” adding that the change is likely to rile U.S. allies. In a unique arrangement for a Pentagon program, eight countries have invested upfront in the JSF's development.

» Other than Britain, which wants the Marine version of the JSF to replace its Harrier jump jets, the other partner countries have expressed interest in the Air Force version of the JSF.

» A spokesman for Deputy Defense Secretary Gordon England declined to comment on any specific changes to the Joint Strike Fighter program. He said the Pentagon is looking at a “vast array of options” with regard to weapons programs as part of a quadrennial review of military spending that will be completed early next year. An Air Force spokesman also declined to comment. »

Avec cette option, on retombe dans le projet joint classique dans les annales du Pentagone depuis trois-quarts de siècle : un avion conventionnel commun USAF-Navy (la version ADAC/V représentant toujours un cas à part) à partir d’un tronc commun. Ce tronc commun ne peut être que la version embarquée puisque c’est celle-ci qui intègre le plus grand nombre de caractéristiques nécessaires (essentiellement un train d’atterrissage et une structure renforcés pour résister à la brutalité des opérations à partir d’un pont de porte-avions). La plus récente tentative (un chasseur de combat joint, qui aurait été le F/A-22 avec une version navalisée, et un avion d’attaque commun qui aurait été le A-12 de la Navy avec une version USAF) s’est soldée par un échec complet : la Navy a bien entendu écarté le F/A-22 et le A-12 a été abandonné en 1991.

L’histoire du Pentagone montre que cette combinaison d’un avion “commun” aux deux grands services n’a jamais réussi pour des avions d’arme importants, sauf deux cas accidentels qui tiennent à des circonstances spécifiques inexistantes aujourd’hui (changement brutal de stratégie).

• Le McDonnell F4H-1, devenu F-4 Phantom, adopté par l’USAF en 1959. Il s’agissait pour l’USAF de suppléer en à une mission (appui tactique général et interdiction) qu’elle avait délaissée au profit d’un volant général de spécialisations (interception et combat aérien [F-101, F-102 et F-106], pénétration profonde à capacités nucléaires [F-105 et F-111], bombardement moyen et lourd [B-47, B-66, B-52]). Cette évolution était due à la stratégie de l’époque Eisenhower (riposte massive) qui écartait les engagements secondaires type Corée et Viet-nâm, donc les missions tactiques courtes et moyennes. La stratégie étant modifiée à la fin des années 1950 avec la réapparition de la possibilité des conflits secondaires et une approche centrale modifiée (riposte graduée), l’USAF fut obligée de se fournir dans l’inventaire de l’U.S. Navy pour parer au plus pressé. (La Navy, elle, avait maintenu ses missions tactiques intermédiaires à cause du contexte spécifique où elle évolue.)

• Le deuxième cas (le LTV A-7D Corsair II, adapté en 1965-67 du LTV A-7A/E Corsair II de la Navy) répondait au même accident : l’absence d’avions tactiques pour les théâtres secondaires due à la stratégie des années 1950. A partir de là, l’USAF relança ses propres programmes qui équipent aujourd’hui l’essentiel de ses unités (F-15, F-16 et F-117 pour remplacer tous les avions d’arme tactiques, — F-4, F-111, F-106, F-105 ; A-10A pour remplacer le A-7D).

Ces deux exemples (ces deux exceptions) montrent qu’une telle possibilité (un avion commun) pour les deux services dépend d’accidents liés à des nécessités opérationnelles et nullement à des impératifs budgétaires. Rien, dans la situation actuelle, n’y ressemble. La situation actuelle est caractérisée par un besoin radicalement diminué en termes de véhicules conventionnels. Les situations de théâtre ne requièrent aucun élément tactique aérien massif. Si l’on veut une comparaison, l’USAF est dans une situation exactement inverse à celle de 1955-60, avec un besoin opérationnel en baisse radicale et une pression budgétaire extrêmement forte. D’autre part, elle possède un programme tactique spécifique incroyablement coûteux, dont elle entend exploiter le potentiel pour amortir ce coût (à partir du F-22, des versions pour les missions d’appui [F/A-22], voire pour la pénétration et le bombardement moyen [FB-22]).

Une décision d’abandon de la version USAF du JSF exacerberait les oppositions contre le JSF, déjà très fortes, au sein de l’USAF, au profit du F/A-22. Pour autant, la décision ne ferait pas le bonheur de la Navy, qui se trouve bien avec son F/A-18E et s’arrange du retard de sa propre version JSF à cause du budget qu’elle récupère pour ses F/A-18E supplémentaires. Quant au Marine Corps, il a sa propre version très spécifique et très coûteuse, que tout le monde conteste et qu’il défend bec et ongles.

Dans ce cas, à quoi répondrait une décision d’abandon de la version USAF? A une logique comptable, impliquant un état de grand désordre et une panique réelle au sein des dirigeants du Pentagone. Elle confirmerait que ces dirigeants du Pentagone progressent au jour le jour, préoccupés d’une seule chose : tenir dans les limites du cadre budgétaire immédiat. La logique comptable devient alors très simple: la nécessité de réaliser une économie qu’on veut substantielle implique qu’on abandonne une version majeure du programme. Celle-ci ne peut être que celle de l’USAF et l’USAF se contentera de la version navale. C’est une voie qui conduit à des problèmes catastrophiques dans un programme dont on se demande s’il peut encore trouver une issue qui ne passe pas par ces conditions catastrophiques. A long terme, les conséquences d’ores et déjà prévisibles sont évidemment que le programme sera retardé puisque la version navale est prévue avec deux années de retard, et qu’il portera sur un avion plus coûteux que celui qui est annoncé. Cette situation prospective est effectivement ouverte à tous les écarts et toutes les dérives. Une telle décision de suppression de la version USAF serait sans doute un pas décisif pour placer le programme JSF dans une position de vulnérabilité telle qu’une catastrophe majeure deviendrait possible.