La “guerre civile” embrase Washington

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La “guerre civile” embrase Washington


12 janvier 2007 — Les événements ont leur propre rythme et leur propre dynamique, surtout dans notre époque virtualiste et médiatique où la communication amplifie et dramatise ce que le conformisme chercherait d’abord à banaliser. Ainsi en est-il du discours du 10 janvier du président américain. Bien que l’essentiel de son annonce et de son contenu fût connu, l’existence de cette annonce et de son contenu, et leur publicité ont provoqué de très fortes réactions.

Prenons deux réactions qui dessinent le caractère de la crise.

• «Isolated Bush faces rebellion over Iraq — Congress to reject plan — Public against extra troops», écrit en titre le Guardian de ce matin. Cela revient à constater que Washington a effectivement basculé dans la guerre.

• Une phrase citée plus loin du leader de la majorité démocrate au Sénat Harry Reid («In choosing to escalate the civil war, the president virtually stands alone») est extrêmement ambiguë : ne désigne-t-il pas plus justement la “guerre civile” à Washington que la guerre civile en Irak?

Chuck Hagel, un sénateur républicain et un vétéran de la guerre du Viet-nâm, qualifie le plan Bush de «most dangerous foreign policy blunder in this country since Vietnam.» Il dit encore : «This is a dangerously wrong-headed strategy that will drive America deeper into an unwinnable swamp at great cost.» Recevant Javier Solana en visite à Washington il y a deux semaines, Hagel lui avait dit que jamais une atmosphère aussi sombre n’avait régné à Washington, de mémoire de parlementaire. Hagel avait donné au Haut Représentant européen l’impression que Washington était entré dans une crise intérieure d’une gravité sans précédent, une crise peut-être plus grave dans ses conséquences que le Watergate.

L’explosion de mécontentement qui a accueilli le discours de GW est une indication sérieuse pour nous dire que la capitale américaniste est au bord de la crise, — crise nerveuse autant que crise politique d’ailleurs. Pour l’instant, pourtant, avec un président qui tient à son plan et un Congrès qui n’a pas le pouvoir constitutionnel de bloquer ce plan, la situation est formellement dans l’impasse. C’est dans cette impasse et à cause d’elle que la tension est en train de transformer la psychologie de cette situation, qu’une atmosphère de “guerre civile” constitutionnelle est en train de s’installer à Washington.

Les réactions du Congrès et des commentateurs sont infiniment plus fortes et dramatiques que ce qu’on pouvait attendre. Il existe d’ores et déjà au Congrès une dynamique insurrectionnelle à l’encontre du président. C’est une situation sans précédent dans notre époque moderne. (De ce point de vue également, comparaison vaut raison : même le Watergate n’avait pas connu un tel emportement des événements. Ceux-ci étaient plus contenus, plus contrôlés.)

Lisez ces cinq premiers paragraphes de l’article du Guardian déjà cité pour mieux saisir l’enfièvrement des esprits à Washington et observer qu’aujourd’hui la guerre a embrasé la capitale des Etats-Unis. (Les enquêtes statistiques montrent parallèlement une aggravation extrême de l’opposition de la population US au plan de renforcement.)

«President George Bush faced increasing isolation last night after his much-vaunted new strategy for Iraq met with overwhelming public and political opposition.

»Mr Bush and his most senior staff embarked on a huge public relations exercise to sell the plan to send an extra 20,000 troops to Iraq, aware of formidable opposition in Congress which already promises an embarrassing vote next week rejecting the new strategy.

»In contrast to the deference the president enjoyed in his first six years in office, he is confronting for the first time a combination of reinvigorated Democrats and rebellious Republicans. Harry Reid, the Democratic majority leader in the Senate, said: “In choosing to escalate the civil war, the president virtually stands alone.”

»Mr Reid said he had the votes of about 10 dissident Republican senators, and predicted that the passage of a resolution, with bipartisan support, would mark “the beginning of the end of the war”.

»The wave of scepticism and outright hostility that greeted the president's new strategy to pacify Baghdad and other parts of Iraq with a beefed-up US force marks a significant change in America's attitude to Iraq. A Washington Post-ABC poll carried out after Mr Bush's televised address on Wednesday showed that 61% opposed the plan, while just 36% backed it. In another poll by Associated Press and Ipsos, 70% of Americans said they were against sending more troops.»

(Il faut noter que la motion signalée ici et dont le Sénat doit débattre la semaine prochaine est symbolique et n’a pas valeur légale d’obligation. Elle n’a aucun pouvoir contre la décision du président. Elle propose simplement de marquer la désapprobation du Sénat. Elle serait, si elle est votée, perçue comme une sévère défaite symbolique pour GW, mais en aucune façon ne recèle la moindre obligation constitutionnelle. Elle exacerbera le conflit sans le résoudre.)

GW est coupable mais pas responsable

Washington nous réserve et nous réservera encore des surprises. On ne peut en aucune façon présumer du déroulement et de l’issue de la crise. (Cela au moins est sûr, il s’agit bien désormais d’une crise, — laquelle peut effectivement devenir “the mother of all constitutionnal crisis”.)

Le caractère de cette crise, ce qui fait sa gravité, est essentiellement psychologique, donc insaisissable. Cela explique qu’elle soit impossible à prévoir.

Ce caractère psychologique vient de la fausseté des enjeux. Les démocrates ont une excellente cause, la popularité pour eux, le soutien du public, le ralliement d’une partie des républicains, mais ils se sont interdits d’utiliser les “grands moyens” qui sont donnés à l’exécutif contre le président, — essentiellement la procédure de mise en accusation. (Mais s’ils les utilisaient, peut-être auraient-ils moins de soutien et, de toutes les façons, ils seraient placés devant une longue procédure alors que la crise fait rage en Irak et qu’il y a urgence. Il y a là un cas de blocage du système, une mise en lumière des limites du système US, de l’équilibre — “check & balance” — tant vanté de sa Constitution. Au bout du compte et selon les circonstances, l’équilibre peut devenir la matrice de la paralysie, puis de l’impuissance.)

Le problème du Congrès en général, et des démocrates bien sûr, c’est qu’ils sont complices et partie prenante dans le conflit irakien. Ils ont soutenu son déclenchement, sa durée, etc. ; ils ne sont pas du tout hostiles au projet impérial qui l’a sous-tendu. D’une façon plus large, le Congrès et les démocrates comprennent la dangerosité de cette crise, qui est une menace grave contre la validité et l’équilibre du système. Cela aussi les freine dans les mesures qu’ils pourraient prendre, mais exacerbe à mesure leur frustration (toujours la psychologie).

Leur problème est qu’ils ont en face d’eux un homme qui, pour une raison ou pour une autre, ne partage pas ces préoccupations. Même s’il est complètement une créature du système, GW n’a pas à coeur la solidarité du système. C’est un curieux paradoxe et une contradiction éclairante : étant parfaitement créature du système, c’est-à-dire pur individualiste, GW n’a évidemment pas le réflexe de solidarité qu’il faut pour contribuer, même en cas de crise grave, à protéger le système en dernier recours (c’est ce qu’on désigne sous l’expression ronflante de “bipartisan issue”).

C’est essentiellement l’attitude de GW, son entêtement, son refus de sortir de son monde virtualiste, qui sont la cause du caractère psychologique de la crise, et de l’accélération de l’aggravation de la psychologie de la crise. Mais le président n’est pas nécessairement l’explication de la crise, laquelle est à chercher dans les mécanismes du système (le Congrès a un poids considérable mais il n’a pas de véritable pouvoir de censure, rapidement réalisable, contre le gouvernement : ou bien il a trop de poids ou bien il n’a pas assez de pouvoir). GW est coupable mais pas responsable.

(Et puisqu’il est irresponsable, il est, comme la crise elle-même, imprévisible. Cela fait qu’un prolongement de cette crise washingtonienne pourrait également se trouver du côté de l’Iran, si GW choisit d’étendre le conflit irakien vers ce pays.)