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114724 mars 2011 — Faudra-t-il se résoudre à poser la question de savoir si Sarkozy, s’il avait fait 15 centimètres de plus (en taille), se serait conduit d’une manière plus modérée et moins hystérique dans cette affaire ? La question n’est pas déplacée, même si elle peut sonner caricaturale, parce que les politiques qui sont en cours d’application dans cette affaire libyenne, – d’un côté comme de l’autre, et même sur les côtés, de la part des acteurs d’interférence, – sont si totalement déstructurées et littéralement “décérébrées” que toutes les implications, jusqu’aux plus dérisoires, peuvent être prises comme éventuellement décisives. Nous aurions donc notre version, postmoderniste et élyséenne, du “si le nez de Cléopâtre…”, et ainsi de suite. Les experts américanistes, eux, ont leur version du “To Be or Not To Be”, – et ils terminent naturellement en confirmant : “That Is the Question”…
Il existe une sorte de quasi impossibilité de juger d’une façon assurée selon des références raisonnables de cet événement dont on se demande s’il faut le considérer comme une “crise”, comme une “guerre” ou comme un élément d’un ensemble plus vaste. Plusieurs facteurs rassemblés autour de l’événement contribuent fortement à rendre extrêmement difficile un tel jugement assuré. (On observera que nous tentons de faire une nomenclature indifférente à l’argumentation, c’est-à-dire avec des points dont nous ne partageons pas la logique. L’important est de suggérer le désordre.)
• Dans la logique de ce que nous nommons la chaîne crisique, qui s’est déclenchée en décembre 2010 en Tunisie, on a vu dès le départ des fractures se faire jour dans des positions jusqu’alors considérées comme soudées, quasiment inaliénables. Un exemple est la division des néoconservateurs US, dont une partie importante a soutenu le mouvement anti-Moubarak en Egypte, contre la position d’Israël, exactement inverse. A partir de cet exemple extrême et que certains jugeront d’un œil courroucé, c’est effectivement poser la question plus vaste d’un jugement d’ensemble sur ce mouvement transnational de contestation de l’ordre établi dans le monde arabo-musulman… En effet, s’il y a “mouvement transnational”, il devrait pouvoir y avoir “jugement d’ensemble” sur ce mouvement ; mais il existe des situations spécifiques d’un pays à l’autre, qui rendent très difficile de mobiliser son esprit pour tout de même tenir pour un tel jugement d’ensemble, selon les options générales qu’on suit.
• Dans le cadre de “ce mouvement transnational de contestation de l’ordre établi dans le monde arabo-musulman”, à la fois considérable d’importance du point de vue de la substance, mais aussi radicalement nouveau au niveau de l’essence, la Libye présente un cas particulier encore plus complexe. D’une part, il y a le cas du colonel Kadhafi, à la fois dictateur lunatique qu’on pourrait pouvoir condamner sans aucune hésitation si l’on se place du point de vue humanitaire et humanitariste comme fait officiellement la coalition BAO (nous réactivons régulièrement ce bien pratique acronyme, pour “Bloc américaniste-occidentaliste”), à la fois manœuvrier assez habile pour avoir établi des liens importants avec ce même bloc BAO, mercantiles certes mais aussi jusqu’à des collaborations dans la lutte anti-terroriste. En face de Kadhafi, on peut juger qu’il y a le peuple libyen opprimé qui se soulève, mais on n’ignore pas que se glissent également quelques bémols dans cette appréciation. L’affirmation de la présence dans ce soulèvement de mouvements extrémistes islamistes (Al Qaïda ou autre) en est un, comme on l’a vu. Divers textes renforcent cette idée, comme celui de David Wood (le 19 mars 2011 sur Huffington.post), qui cite également un diplomate égyptien qui fit très tôt défection du camp de Moubarak pour rejoindre la “révolution” égyptienne :
«“Lingering civil conflict in Libya (certain to happen if Gaddafi clings to power) would create ample ground for radicalization and extremist recruitment,” Yasser al-Shimy, an Egyptian diplomat who defected during the last days of the Mubarak regime, wrote recently. Protracted civil conflict “usually induces radicalization and chaos. In other words, Libya might turn into a giant Somalia: a failed state on Egypt's borders with radical groups taking advantage of the mayhem,” al-Shimy wrote in the blog, Best Defense. Or as Secretary of State Hillary Clinton said Friday about the immediate future of Libya: “We don’t know what the outcome will be.”»
… Par ailleurs, on lira avec un intérêt souriant, pour l’ironie bienvenue de la chose, assez inhabituelle dans le Figaro, le compte-rendu (ce 23 mars 2011) de la conférence de presse de deux représentants de l’“exécutif anti-Kadhafi”, “sponsorée” par l’inimitable BHL dans les salons de l’hôtel Raphaël, à Paris. Là aussi, l’atmosphère est inhabituelle, des sables du désert au parti des salonnards.
• Certes, il y a beaucoup de conditions bien étranges dans cette affaire, et notamment, surtout pourrait-on dire, du côté de la coalition BAO. L’effacement US, par ailleurs objet de tous les soupçons, contrastant si fortement avec le statut américaniste dans cette sorte d’occurrence en est une, y compris la sorte de détachement d’Obama jouant au ballon avec les gamins miséreux des favelas de Rio de Janeiro alors que l’opération contre Kadhafi commençait, puis cela contrastant encore plus et en sens contraire avec un extraordinaire accroissement automatique de l’engagement US et de la forme de cet engagement dans le chef d’une stratégie d’attaque massive, comme si la machine du Système, dans ce cas les structures du système du technologisme du Pentagone, dépassait largement toutes les prévisions et engagements politiques US. Cet emballement du Système du côté US a peu de chance d’être contenu et apaisé par les autres “acteurs-figurants”. Les Français sont menés par un Sarko hyper excité, qui a trouvé dans cette espèce d’exaltation spasmodique du chef de guerre une sorte de médication contre sa médiocrité ordinaire, – dans tous les cas pour l’apparence. C’est vrai qu’il lui aurait fallu 15 centimètres de plus pour calmer ses emportements compensatoires d’humeur, – et l’on se prend à penser qu’il n’est peut-être de meilleur juge de la folie d’un être, qu’un autre fou… (Kadhafi à propos de Sarko, le 15 mars, – voir notre F&C du 18 mars 2011: «C’est mon ami, mais je crois qu’il est devenu fou. Il souffre d’une maladie psychique. C’est ce que dit son entourage. Ses collaborateurs disent qu’il souffre d’une maladie psychique.»)
• En plus des disparités révélatrices qu'il faut garder à l'esprit pour bien comprendre l'esprit de la chose (pourquoi agir en Lybie, et ni au Bahreïn, ni au Yemen ?), les chocs émotionnels sont aussi au rendez-vous, comme à l’habitude, donc des circonstances abaissant un jugement déjà assez bas. L’on parle de l’horreur de la guerre, d’entreprises colonialistes, de la défense de la civilisation. La superbe organisation technologique et bureaucratique occidentale montre, à la vitesse d’une blitzkrieg, le chaos que recouvre son apparence de puissance. Simon Tisdall observe que la guerre est devenue, en quelques heures, une sorte d’affaire de règlement de comptes personnel, se développant d’elle-même, par déraison et emportements passionnées, au-delà de tout ce qu’on en attendait… «This war is personal now. […] The US and its allies will not relent until they “get Gaddafi” and their nemesis is captured, jailed or dead.»
Qui a voulu cette guerre qui n’en est certainement pas une au départ et qui risquerait de le devenir ? Au départ, la Libye était un pays arabe en révolte comme un autre ; très vite, il est apparu comme une certitude à tous que Kadhafi ne ferait pas de vieux os, – une question de semaines, sinon de jours ; très vite, la “révolution” est devenue une sorte de partition, faisant passer les remous de la “résistance civique” à une organisation stratégique, avec des rebelles organisés et regroupés, et un vieux tyran faisant tirer sur les foules tripolitaines et provoquant naturellement les émois du bloc BAO ; à ce moment, les engagements, puis les promesses aux insurgés ne semblaient pas manger trop de pain et, au pire, ou au mieux, on en serait venu à venir au secours de la victoire (des insurgés), pour en recueillir quelques lauriers… Tout a changé avec le changement de la fortune des armes. A ce moment, il était trop tard, et les engagements sonnaient comme des serments dont on ne pouvait se défaire au risque de perdre la face. Terrible chose, presque impensable, “perdre la face”, pour nos dirigeants diversement “machos” et dont toute la légitimité repose sur une image fabriquée et formatée, qui ne fait pas trop de place à la profondeur des conceptions de l’esprit et des élans de l’intuition haute. Ainsi, et, jusque là, peut-on envisager que Tisdall n’a pas tort, – «This war is personal now»…
A cet égard, nous reprenons la logique de notre analyse du 4 mars 2011, alors que nous pensions encore que la crainte et la prudence prédomineraient chez les acteurs américanistes-occidentalistes, alors que la situation sur le terrain ne favorisait pas les emportements et les initiatives incontrôlées, qu’il n’y aurait donc pas d’intervention comme on envisageait déjà d’en faire. A ce moment encore, on espérait bien que, malgré ses quelques avions, Kadhafi serait rapidement vaincu…
«…Voici la crise libyenne. On s’attend à ce que les choses se passent comme dans les autres crises, c’est-à-dire d’abord d’une façon indescriptible et imprévisible, à n’y rien comprendre et en n’ayant même pas le temps de constater cette incompréhension, et d’ailleurs sans y prêter trop d’attention aux débuts de la contestation, à cause des autres crises ; et puis les événements se précipitent, se durcissent, sollicitent notre attention et l’on découvre qu’on se trouve en présence d’un “dictateur modèle”, – un vrai, un déséquilibré, un lunatique et un sanglant. Le colonel Kadhafi, sorte d’Amin Dada postmoderne, transforme cette crise insaisissable et incompréhensible en quelque chose d’assez classique, où l’on peut enfin parler sans avoir trop l’impression d’usurper son temps de parole de “démocratie”, de “barbarie” et de “civilisation”. La crise commence à prendre “figure humaine”. On s’installe dans la durée des massacres et du chaos, l’U.S. Navy déplace des vaisseaux, le prix du pétrole flambe et l’or atteint des records, l'ONU se réunit, l’UE décide une réunion d’urgence et ainsi de suite.
»En ce sens, on pourrait croire que la crise libyenne a interrompu une chaîne d’incompréhensions épouvantables, celle-là qui faisait dire à l’amiral Mullen “It's stunning to me that it's moved so quickly”… La situation est dramatique, sans nul doute, mais elle est reconnue. On parle aussitôt de catastrophes ou d’événements connus, de la “crise humanitaire” à l’hypothèse d’une intervention militaire, de mesures concrètes passant par les canaux habituels et rassurants de l’ONU, comme les sanctions contre la Libye, ou les mesures encore plus courantes de blocage des avoirs du colonel Kadhafi. On se trouve en territoire familier, même s’il est glissant, sanglant et bien incertain.»
Il est vrai que nous nous en tenons de plus en plus à cette analyse. Par ses spécificités, la crise libyenne interrompait une chaîne de crises internationales, où la “communauté internationale”, stunned à l’image d’un amiral Mullen cloué sur place par la vitesse des choses, ne semblait plus exister, à regarder se dérouler les choses sans rien y comprendre. Avec la Libye, avec une crise qui semblait retrouver les modèles éprouvés, elle existait à nouveau et entendait bien le montrer, – selon l’interprétation dont nous avons fait notre hypothèse ; cela paraissait sans risque, puisque Kadhafi semblait devoir disparaître assez rapidement. Puis Kadhafi est revenu dans le jeu. Ainsi a-t-il fallu commencer à envisager d’honorer certains engagements pris peut-être inconsidérément.
Il ne nous semble pas qu’il y ait plus à dire aujourd’hui sur les tenants et les aboutissants de la chose. Que cette crise ait été menée à son point de fusion, du côté du bloc BOA, par la convergence d’une manigance d’un personnage du calibre de BHL, l’intellectuel-perroquet et maquillé, et de l’excitation d’un personnage comme Sarko, président de la République amoureux des “coups” et qui voudrait bien remonter dans les sondages, – voilà qui donne la mesure de sa profondeur, de sa dimension réelle, de son importance amenée à la mesure de manœuvres si basses d’un personnel du Système réduit à des exaltations de salon et à des excès d’une humeur de plus en plus inquiétante par ses aspects pathologiques… A cette lumière, la crise libyenne telle qu’elle a actuellement évolué, avec l’intervention de la coalition, apparaît, par rapport aux autres crises, comme un événement anachronique par ses pesanteurs qui empêchent les développement déstructurants comme dans d’autres pays arabes touchés par la chaîne crisique. Il est difficile, voire impossible de porter un jugement constructif et enrichissant sur un tel événement, qui a sa propre logique, qui est né de rien et qui ne débouche sur rien, qui exacerbe les sentiments emportés et les fausses opportunités, les alliances contre nature et les choix impossibles, les théories complotistes et l’obsolescence des théories complotistes.
Mais justement… Cet enlisement dans des schémas obsolètes qu’impliquent les dérives du bloc BAO emporté par le déchaînement quasi autonome du système du technologisme implique une volonté inconsciente d’imposer à cette crise une narrative américaniste-occidentaliste (intervention humanitaire dégénérant en intervention armée et très lourde, “droitsdel’hommisme”, etc.) qui permettrait d’écarter l’incompréhension et la perception de la puissance déstructurante de l’événement de la chaîne crisique. Mais l’événement pur de la chaîne crisique, qui intervint également en Libye à l’origine, qui propose une narrative tout à fait différente de celle du bloc BAO, où la crise du Système bien plus que les vilenies du colonel Kadhafi trône en son cœur, cet événement-là n’a pas disparu pour autant. Il est même très possible, et il serait très logique qu’à l’occasion des erreurs dues au maximalisme qu’impose l’errance intellectuelle de nos dirigeants politiques et le déchaînement du système du technologisme dans l’aventure libyenne du bloc BAO, que cette narrative réapparaisse et s’impose. Cela est d’autant plus possible puisque ce maximalisme BAO s’appuie sur la pression du système du technologisme, elle-même illustrative de la crise du Système ; et la manifestation de la crise du Système, d’une façon ou l’autre, ramène à la chaîne crisique dont la justification fondamentale est justement cette crise du Système. Avec les maladresses et le nihilisme de la coalition, on y sera vite… Lorsque le secrétaire général de l’ONU, en visite au Caire, se fait huer, à cause de l’affaire libyenne et de l’interventionnisme occidental, par la foule égyptienne que nous avons tant adorée pour ses élans démocratiques, on comprend qu’on est fort proche d’abandonner la narrative américaniste-occidentaliste pour retrouver celle de la chaîne crisique.
On peut même imaginer que ces prolongements en amènent d’autres, encore plus intéressants… Si le bloc BAO essuie des revers par une combinaison d’emploi excessif de la puissance et d’erreurs grossières de communication, la narrative de la chaîne crisique reprendra le dessus et s’imposera aux Occidentaux et à leur coalition. Il est alors bien possible que certains dirigeants occidentaux ramènent dans leur besace, dans leur pays, directement ou indirectement, la chaîne crisique rencontrée en Libye… Directement ou indirectement ? Qu’on imagine qu’un Sarkozy, dont on suppose qu’il se redorerait son blason statistique (sondage) et pré-électoral avec l’aventure libyenne, en revienne au contraire avec un conflit boiteux et hors de son contrôle. Sa popularité s’en ressentirait fortement, son aventure deviendrait le cœur du débat de la campagne présidentielle française, la chaîne crisique s’installerait au cœur des préoccupations des Français, avec les perspectives d’interprétations qu’on imagine… Peut-être l’élection de 2012, en France certes, peut-être dans d’autres pays (aux USA, par exemple), pourrait être l’occasion d’un prolongement de la chaîne crisique du Moyen-Orient vers notre univers.
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