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74518 avril 2008 — Un jugement particulièrement sévère sur la guerre en Irak est donné par un rapport d’un institut dépendant du Pentagone, l’INSS (Institute for National Strategic Studies), dépendant lui-même de la National Defense University qui est l'université nationale du Pentagone. Daté d’avril 2008 et rédigé par Joseph J. Collins, le rapport est disponible sur le site de l’INSS.
Jonathan S. Landay and John Walcott, de McClatchy Newspapers, signalent le 17 avril la publication de ce rapport avec l’appréciation suivante, pour en situer l’importance: «The report carries considerable weight because it was written by Joseph Collins, a former senior Pentagon official, and was based in part on interviews with other former senior defense and intelligence officials who played roles in prewar preparations.»
L’essentiel du jugement que porte ce rapport sur la guerre en Irak se trouve résumé dans les deux premiers paragraphes du texte d’introduction:
«Measured in blood and treasure, the war in Iraq has achieved the status of a major war and a major debacle. As of fall 2007, this conflict has cost the United States over 3,800 dead and over 28,000 wounded. Allied casualties accounted for another 300 dead. Iraqi civilian deaths—mostly at the hands of other Iraqis—may number as high as 82,000. Over 7,500 Iraqi soldiers and police officers have also been killed. Fifteen percent of the Iraqi population has become refugees or displaced persons. The Congressional Research Service estimates that the United States now spends over $10 billion per month on the war, and that the total, direct U.S. costs from March 2003 to July 2007 have exceeded $450 billion, all of which has been covered by deficit spending.1 No one as yet has calculated the costs of long-term veterans’ benefits or the total impact on Service personnel and materiel.
»The war’s political impact also has been great. Globally, U.S. standing among friends and allies has fallen.2 Our status as a moral leader has been damaged by the war, the subsequent occupation of a Muslim nation, and various issues concerning the treatment of detainees. At the same time, operations in Iraq have had a negative impact on all other efforts in the war on terror, which must bow to the priority of Iraq when it comes to manpower, materiel, and the attention of decisionmakers. Our Armed Forces— especially the Army and Marine Corps—have been severely strained by the war in Iraq. Compounding all of these problems, our efforts there were designed to enhance U.S. national security, but they have become, at least temporarily, an incubator for terrorism and have emboldened Iran to expand its influence throughout the Middle East.»
Le rapport n’apporte pas de grande nouveautés factuelles et importe essentiellement par son jugement général sur l’ensemble de cette guerre, ses effets, la perception qu’on en a, les conséquences qu’elle entraîne. Il est basé sur des chiffres officiels et accepte la plupart des appréciations officielles sur le déroulement de la guerre. Il accepte notamment la thèse que le “surge” lancé début 2007 est un succès, ce qui est de plus en plus largement contesté, et avec bien des arguments: «Despite impressive progress in security, the outcome of the war is in doubt. [...] For many analysts (including this one), Iraq remains a “must win,” but for many others, despite obvious progress under General David Petraeus and the surge, it now looks like a “can't win.”»
Les chiffres des pertes, notamment civiles, reprennent les estimations officielles. Le calcul du coût de la guerre s’en tient aux budgets demandés par l’administration au Congrès. (Aucune référence, par exemple, aux estimations de Stiglitz-Blimes.) Enfin, comme on le voit mentionné ci-dessus, l’auteur du rapport partage la thèse officielle selon laquelle la guerre pourrait encore être gagnée, – ce qui relève d'une certaine contradiction avec le jugement général.
Ces remarques rendent évidemment d’autant plus frappant le diagnostic posé. Qu’il émane d’un organisme du Pentagone n’a rien pour étonner (l’INSS est d’ailleurs connue pour sa liberté de jugement). On a, du point de vue structurel, un exemple de plus de la parcellisation des pouvoirs et des groupes d’intérêt, bureaucratiques ou autres, aux USA. Au reste, l’INSS ne fait là qu’exprimer un sentiment désormais notablement répandu au Petagone, où la guerre d’Irak, la “guerre de Rumsfeld”, n’a jamais été très populaire. La distance séparant la “narrative” officielle et le jugement posé même par des milieux qui ne sont a priori pas défavorable à une politique de sécurité nationale offensive, à laquelle cette guerre prétend se référer, est très grande et très significative.
L’expression vaut son pesant d’or (souligné en gras, l’expression qui nous séduit, dans la première phrase du rapport): «Measured in blood and treasure, the war in Iraq has achieved the status of a major war and a major debacle.» L’appréciation va plus loin que la simple notation anecdotique. Elle constitue une notation révolutionnaire. Elle nous donne une précieuse indication de plus, dans notre entreprise de redéfinition de la guerre dans notre époque postmoderne.
On a souvent fait l’exercice de considérer, avant le début du conflit, les forces en présence pour observer l’extraordinaire disproportion entre la puissance des USA et la faiblesse de l’Irak, non seulement par ses données objectives, mais par l’accablement d’un pays (l’Irak) soumis à des contraintes terribles depuis sa défaite de 1991. Ce devait être une petite guerre, une “chouette petite guerre”, une “splendide petite guerre”. L’analogie était souvent faite de ce point de vue de l’évaluation qu’on qualifierait de “publicitaire”, avant le déclenchement des opérations, entre la guerre en Irak et la guerre contre l’Espagne avec l’invasion de Cuba par les USA en 1898. Cette guerre de 1898 fut qualifiée de l’expression fameuse de «splendid little war» à cause du peu de risque militaire, de la dimension limitée du conflit, de la faiblesse de l’adversaire (l’Espagne), de la fabrication d’une cause “juste” assurant le bon esprit de l’aventure, de l’assurance d’une victoire éclatante avec des effets politique d’affirmation de puissance. Le contrat fut rempli à Cuba et les USA frappèrent ainsi les trois coups de leur vocation de puissance mondiale hégémonique. Ils s’étaient bien gardés, bien entendu, de donner à la «splendid little war» un «status of a major war». Pas si bête, c’est-à-dire pas imprudent du tout.
Le constat irakien que nous ferions à la lumière de ces remarques est de trois ordres:
• Par leur présentation de la guerre, par leur conceptualisation idéologique de la guerre, par leurs habitudes logistiques (immense rassemblement de matériels, transféré sur un laps de temps important), par leur façon de mener la guerre avec l’emploi massif de la puissance de feu, par l’avancement de leurs technologies qui affirment également la puissance et sont mises en vedette dans ce sens, ce sont les Américains qui ont élevé cette guerre au «status of a major war». Ce n’est pas la guerre qui est d’elle-même devenue une «major war» en devenant une «major debacle»; elle avait été élevée au rang de «major war» parce qu’on en attendait une “major victory”. Devenue ainsi, artificiellement mais sans discussion, une «major war», la débacle qui s’ensuit est une «major debacle».
• La question qu’on peut se poser est de savoir si, en effectuant cette opération de promotion de la guerre en «major war», les Américains n’ont pas renforcé, sinon suscité la résistance qui s’est ensuite affirmée; s’ils ne se sont pas rendus plus vulnérables encore en s’enfermant dans un schéma de guerre aussi spécifique et aussi insupportable, alors que le basculement dans la guérilla les précipitait soudain dans une situation où il avait déjà une vulnérabilité traditionnelle à cause de leur impréparation à cette sorte de guerre et de leur incapacité d’adaptation notoire dans cette occurrence. Nous aurions évidemment tendance à proposer une réponse positive à cette question.
• Autrement dit, la formule deviendrait: en donnant à cette guerre le «status of a major war», ils ont nécessairement ouvert la porte à leur débacle parce que la débacle est la seule issue possible dans les conditions exposées plus haut; et une débacle qui devient, tout aussi nécessairement, «a major debacle». C’est sans doute là l’un des secrets de la guerre de la 4ème génération (G4G).
La véritable “vertu” de la G4G, qui devient ainsi une vertu “anti-moderne” au sens générique du terme, n’est pas tant d’amener l’adversaire asymétrique sur le terrain de son adversaire plus faible (la guérilla dans ce cas) mais bien de le contraindre à rester sur son terrain alors que la situation devient celle de la guérilla. Dans ce cas, il s’agit de contraindre les USA à rester dans le domaine de la guerre de haute technologie, même confrontés à une guerre de guérilla de basse intensité. Mais “contraindre” n’est pas le mot qui convient, puisqu’avec les forces armées US il n’y qu’à laisser faire. Ces forces sont incapables d’évoluer sur un autre terrain que le leur (alors que les forces asymétriques type-G4G ne sont fixées sur aucun terrain particulier, comme on l’a vu avec le Hezbollah utilisant dans certains cas des hautes technologies dans sa bataille contre l’IDF israélienne en juillet-août 2006). On peut alors dire que la G4G n’a pas été créée par ceux qui la pratiquent mais qu’elle est enfantée naturellement par les forces armées US elles-mêmes, avec leur incapacité de trouver des adversaires sur le terrain qu’elles ont choisi tout en étant incapables de quitter elles-mêmes ce terrain où il n’y a personne à affronter. L’agression des forces US déclenche chez l’agressé la production d’anti-corps nommés G4G, qui évoluent à leurs propres conditions et non à celles de l’agresseur.
Bien entendu, cette description d’une situation militaire n’implique nullement que le processus soit limité au domaine militaire. Il vaut pour d’autres domaines, comme la culture notamment, certaines actions politiques, etc. Le sigle G4G doit absolument être dégagé de la réduction au seul domaine militaire et, partant, au domaine idéologique manichéen fabriqué par le virtualisme. C’est dire que la G4G n’est pas l’apanage de tel ou tel groupe à l’affreuse réputation, mais le signe d’une époque qui est en train de redéfinir les notions de force et de puissance. D’autres actes complètement étrangers au domaine doivent être considéré comme faisant partie du concept. Le résultat négatif du référendum français sur la constitution europénne en mai 2005 en fait partie, c’est une bataille de type G4G dans le cadre de la guerre en cours entre le courant déstructurant du libéralisme américaniste et le reste.