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Ci-dessous, nous publions comme “analyse” le texte français d’une partie de la rubrique To The Point de notre Lettre d’Analyse Context (en anglais), dans sa livraison d’avril 2005. Dans cette analyse, nous abordons d’une façon la plus large possible la question de ce que nous nommons “la guerre technologique” entre les USA et l’Europe. C’est notre conviction en effet que c’est un nouveau champ d’affrontement fondamental qui vient de s’ouvrir entre USA et Europe, à l’occasion de la querelle sur la levée de l’embargo des armes européennes vers la Chine.
Les points fondamentaux à observer ici, du côté américain, — car c’est de ce côté que vient l’impulsion du conflit, — sont de trois ordres :
• Cette guerre fait, encore plus sûrement que dans le cas de la guerre contre la terreur, l’union politique à Washington, entre démocrates et républicains, entre le Congrès (qui retrouve toute sa puissance) et l’exécutif. Cette union s’élargit même à celle du monde politique et de l’industrie, car, dans cette dernière, le sentiment a largement évolué, de la conception de la coopération (à l’américaine) à celle du renfermement sur la “forteresse Amérique”.
• Cette guerre s’appuie sur un des fondements, voire le fondement de la puissance américaine, dont les racines directes vont très loin dans le XXème siècle (à l’époque de la Grande dépression où furent jetés les fondements du “complexe militaro-industriel”). Les racines indirectes sont de l’ordre du mythe du progrès et de la maîtrise du monde, qui sont des thèmes fondateurs de la République américaine, dans son orientation expansionniste présente dès l’origine.
• La technologie, en général, marie heureusement toutes les préoccupations américanistes. Du point de vue civil, elles apparaissent comme le moyen de résoudre, au besoin en les étouffant brutalement, tous les problèmes de type social et de type culturel qui ont toujours embarrassé les grandes tendances de l’américanisme. Du point de vue militaire, elles sont aussi bien un moyen de sécurité isolationniste (en permettant un repli sur le continent tout en assurant son invulnérabilité) qu’un moyen agressif de projection expansionniste de force.
• L’orientation du conflit, enfin, avec l’Europe qui est la seule concurrente des USA en matière de technologies, rejoint évidemment la perception hostile d’un vieux continent perçu aussi bien comme obscurantiste et oppressif (vision historique) que comme laxiste et faible (vision moderne). La contradiction ne dérange pas les américanistes, elle les conforte plutôt en confirmant chacun des compartiments du jugement sur l’hostilité du reste du monde (Europe en premier) et sur l’exceptionnalité américaniste.
Un point particulier de cette analyse est l’évolution du “concept” du programme JSF dans ce cadre nouveau ; une évolution exceptionnelle, complètement inédite, où ce qui est un programme de coopération à l’origine se transforme peu à peu en programme de confrontation, voire en “programme de répression”.
L’affaire de la levée de l’embargo des armes européennes vers la Chine est certainement fortuite dans les prolongements qu’on lui voit aujourd’hui. Pourtant, elle a acquis une logique interne, qui semble lui donner une poussée irrésistible dans ses effets les plus dévastateurs. Tout se passe, enfin, comme s’il ne s’agissait que d’un prétexte inconscient pour ‘mettre en scène’ une situation de confrontation, — entre l’Europe et les Etats-Unis, principalement — qui existait déjà à l’état latent mais puissamment.
Un arrière-plan important est en train de se mettre en place, pour mieux préciser les enjeux qui se dessinent. Il s’agit d’une véritable ‘guerre technologique’ qui n’est pas sans rappeler la même guerre technologique que conduisirent les USA contre l’URSS, particulièrement dans les années 1976 (l’année où commença ce qu’on nomme la ‘seconde Guerre froide’, après l’intermède [1962-75] de la ‘détente’). Certains des adeptes de cette nouvelle ‘guerre’, particulièrement les inévitables néo-conservateurs mais aussi les conservateurs reaganiens plus classiques, estiment que c’est cette guerre technologique accompagnant la relance de la course aux armements en 1981 qui mit l’URSS à genoux en 1989. (Cette thèse est contestée et très largement contestable mais l’essentiel est ici de constater qu’elle est prise pour du comptant par nombre d’acteurs de la politique de sécurité nationale à Washington.)
On trouve cette idée clairement énoncée dans la première partie de la Quadriennal Defense Review (QDR) 2005, qui a été rendue publique à la fin mars. Il s’agit de la définition d’une nouvelle stratégie américaine, considérée selon le point de vue du Pentagone. Dans des ‘fuites’ précédant la publication du document, le Wall Street Journal du 11 mars en citait des extraits en les commentant, parlant des « puissances émergentes » dont il est impératif de les empêcher de « défier la domination de la puissance US » : « Although weapons systems designed to fight guerrillas tend to be fairly cheap and low-tech, the review makes clear that to dissuade those countries from trying to compete, the U.S. military must retain its dominance in key high-tech areas, such as stealth technology, precision weaponry and manned and unmanned surveillance systems. » Plus loin, la pensée est encore précisée: « [A]t the core of this strategy is the belief that the US must maintain such a large lead in crucial technologies that growing powers will conclude that it is too expensive for these countries to even think about trying to run with the big dog. They will realize that it is not worth sacrificing their economic growth, said one defense consultant who was hired to draft sections of the document. »
Toutes ces précisions, compte tenu de ce qu'on sait de l'état d'avancement (très faible) des technologies militaires dans les pays non-européens, impliquent de façon logique qu'il est surtout question, ici, des pays européens producteurs d'armements avancés. C’est à eux, finalement, que le Pentagone veut imposer une course au développement technologique, en espérant que l’effort économique nécessaire les découragera de figurer dans cette course. C’est une situation extraordinaire si l’on a à l’esprit la référence historique qui s’impose (quoi qu’il en soit de la validité de cette référence dans la réalité historique) : le reste du monde, et, plus précisément, l’Europe elle-même, sont appréciés dans ce document comme des ennemis aussi impitoyables que l’était l’URSS au début des années 1980, lorsque Reagan dénonçait « the Evil Empire ».
Cette vision stratégique catastrophiste des relations USA-Europe a pu être d’abord accueillie comme une orientation théorique loin de son application. Mais, le mois suivant, une session particulièrement révélatrice de la Chambre des Représentants, avec audition de témoins sur la question du transfert des technologies dans le cadre de la crise entre les USA et l’Europe à propos de la possible levée de l’embargo européen vers la Chine, a permis de constater que nous en étions déjà à la pratique. Beaucoup de choses ont été dites lors de cette session, mais nous retiendrons surtout, pour bien en définir l’atmosphère, deux déclarations de deux hommes-clés de la Chambre dans ces affaires : Henry Hyde, président de la House International Relations Committee et Duncan Hunter, président de la House Armed Services Committee.
• Hyde : « European arms sales to China now raise fundamental questions about whether defense industrial cooperation with Europe is becoming a national security liability for our country. »
• Hunter avertit que « lifting the European arms embargo against China should cause us to reconsider our entire security relationship with Europe. »
Des deux hommes, c’est Hyde qui a eu l’approche la plus révélatrice du problème. Selon lui, l’embargo est finalement secondaire parce que les Européens le tournent systématiquement. « European companies have been aiding China’s military build-up through an assortment of arms deliveries despite the arms embargo. They do so by selling components rather than assembled weapons. Instead of missiles and torpedoes, the Europeans sell only the engines that power these systems and the electronics that guide their missions, » dit Hyde.
La logique implicite de cette analyse est la suivante: l’affaire de l’embargo a permis de mettre en évidence que l’Europe participe d’ores et déjà à la montée en puissance des capacités militaires de la Chine. Par conséquent, même si l’embargo reste en place, toutes les conditions sont réunies pour que les USA appliquent effectivement à l’encontre de l’Europe des représailles consistant essentiellement en des restrictions, voire des interdictions de transfert de technologies avancées.
Les temps sont durs. On le comprend lorsqu’on interprète d’autres déclarations de Hunter à la lumière des déclarations de Hyde : le Joint Strike Fighter, intègre la technologie furtive dans le cadre d’un programme de coopération où six pays européens sont présents. « If that technology made its way to China, it could cause enormous problems for the American fleet. » La pensée de Hunter est limpide: « European firms are working with us and availing themselves of some of our most sensitive technology. [I wonder what the U.S. would do] if we see stealth technology showing up in the Chinese military. »
Une source européenne basée à Washington, qui suivit cette audience capitale de la Chambre, eut ce commentaire, mi-ironique mi-fataliste: « Nous avons vu naître une nouvelle forme de mccarthysme : le mccarthysme technologique, et c’est contre le JSF et les coopérants européens qu’il s’exercera. »
Cette source se trompait pourtant… Presque parallèlement, on pouvait voir la première manifestation du ‘maccarthysme technologique’, et la victime en fut… Israël. Par contre, il s’agit bien du JSF, qui se confirme bien comme le programme-phare qui va réunir sur lui tous les affrontements intra-occidentaux et transatlantiques.
Courant avril, le Pentagone a annoncé officiellement qu’il restreignait l’accès des Israéliens à la technologie du JSF (Israël est associé au programme pour une somme de $50 millions) de crainte que ces mêmes Israéliens en facilitent le transfert vers les Chinois. Le porte-parole du DoD Lawrence DiRita a déclaré, pour présenter le cas: « At the moment there are some types of technology and information we're not comfortable sharing while some issues can be worked out. » Une question est alors posée pour savoir si la préoccupation concerne le transfert à d’autres pays, la Chine étant évidemment sous-entendue : « That's a concern. The question is what can we share with Israel, and there is some information and technology that we're not while we work this out. » A côté de ces déclarations, qui sont déjà assez nettes pour mettre en évidence la gravité du cas, l’interprétation générale est que ces mesures constituent aussi bien un moyen de pression pour tenter de décourager Israël de poursuivre la modernisation du système de radar Harpy que ce même Israël a vendu à la Chine.
Quoi qu’il en soit, il est évident qu’Israël a fait les frais de l’emploi d’une méthode nouvelle, qui va prendre place au cœur de la nouvelle politique américaine qui est en train de s’installer: une politique de ‘protection offensive’, et même de ‘protection agressive’ de la base technologique américaine. Le fait qu’il s’agisse d’Israël est évidemment d’une très grande signification : cette politique sera strictement et fondamentalement unilatéraliste. Elle n’épargnera personne, se présentant comme défenderesse impitoyable du cœur de la puissance américaine. La preuve en est, évidemment, que c’est le pays certainement le plus proche des USA d’un point de vue stratégique, Israël, qui est le premier touché.
Il est impossible de ne pas avancer combien ces événements ont un poids politique fondamental, dépassant largement le seul domaine des technologies et de l’armement. On a l’impression, notamment au travers de la mobilisation du Congrès qui accompagne l’attitude de l’administration et des milieux d’experts, qu’il s’agit là d’une véritable ‘guerre’ que Washington déclare au reste du monde. De la QDR à l’annonce des mesures contre Israël : le passage de la théorie à la pratique n’a pas pris un mois.
On se rappelle ce jugement de janvier 2000 de Richard Aboulafia, de Teal Group, sur le programme JSF : « It could be said that JSF is as much a national industrial strategy as it is a fighter program. » Poursuivant la logique de cette analyse où il donnait au JSF cette importance et cette ampleur, Aboulafia proposait l’idée suivante: « The JSF could simply do to the European military industry what the F-16 almost did: destroy it. »
Tout cela concerne une approche encore conventionnelle. Aboulafia parle du programme JSF trouvant des coopérants puis des acheteurs, notamment en Europe, drainant les fonds européens, privant les constructeurs européens de commandes et effectivement menaçant de détruire l’industrie européenne. Mais ces mêmes termes pourraient être conservés, pour un rôle complètement différent du programme JSF, un rôle complètement inédit. Sous nos yeux, le JSF est en train de subir une véritable « transmutation des valeurs », selon le mot de Nietzsche. Il est en train de passer de la fonction d’instrument de coopération à la fonction d’instrument de répression (de représailles).
C’est en effet au JSF que tout le monde pense, un Duncan Hunter en premier, lorsqu’il s’agit de craindre des fuites illégales de technologies US, ou lorsqu’il s’agit d’envisager des mesures de rétorsion ou des mesures de pression, — comme on le voit dans le cas de la levée de l’embargo européen vers la Chine, et dans tout autre cas du même genre (voir l’exemple d’Israël). Cette réaction est normale, parce que le programme JSF est un programme universellement connu, et parce que son énorme importance implique évidemment qu’il rassemble sur lui une part importante de la coopération internationale de l’armement américain : à la fois le domaine où des partenaires mal intentionnés peuvent détourner des technologies avancées et le domaine par lequel on peut faire pression sur ces partenaires pour qu’ils modifient leur politique.
Pourquoi faire pression sur ses amis (les coopérants du JSF) ? D’abord parce que, dans cette ‘guerre’, l’Amérique n’a plus d’‘amis’
Cette situation amène aussitôt une restriction de taille: les coopérants du programme JSF ne sont pas des ‘ennemis’ de l’Amérique, et notamment dans ce domaine de l’armement.
Une première réponse est qu’il n’est pas certain qu’il n’y ait pas, dans cette mobilisation de Washington sur la question des armements et des technologies, une solide dose de paranoïa. La seconde réponse est que, de toutes les façons, Washington n’a guère de prise dans ce domaine sur ses ‘ennemis’ (la France, par exemple, où les coopérations avec les USA sont peu importantes et ne concernent pas de technologies importantes, sinon, peut-être, dans le sens France vers les USA…). Enfin, le cas d’Israël montre que, dans ce domaine des transferts de technologies, peut-être la notion d’‘ami’ n’a-t-elle plus guère de sens.
En réalité, il y a un état d’esprit bien précis derrière cette évolution, particulièrement dans le chef des parlementaires qui vont être la principale force dans cette ‘guerre technologique’. Le député Duncan Hunter représente cet état d’esprit : il ne se cache pas d’être un ‘isolationniste technologique’, ce qui rejoint en un sens l’esprit de la stratégie exposée par la QDR. Encore plus que dans la guerre contre la terreur, la ‘guerre technologique’ implique la politique de la ‘forteresse Amérique’. Le JSF y trouvera un rôle inattendu d’outil de manipulation et de pression.
Les Européens ont accueilli ces développements avec la plus extrême inquiétude, voire, pour certains, un sentiment proche de la panique. C’est le cas des Britanniques, qui sont les plus engagés avec les Américains et donc les plus vulnérables dans cette partie où il n’y a plus d’ ‘ami’. Ces dernières semaines, rapportent des sources européennes, « les Britanniques ont approché les Français pour leur proposer d’étudier des domaines de développement conjoint de technologies stratégiques, dont les deux partenaires se garantiraient la fourniture ». Les Français, eux, sont complètement à l’aise et disent sous le manteau combien cette affaire de l’embargo européen vers la Chine, dans son volet des relations USA-Europe, les aide en mettant en évidence ce qu’ils disent depuis des années: l’Europe doit mettre en place ses propres capacités autonomes et souveraines de conception et de production des technologies avancées et de l’armement, car aucun approvisionnement n’est garanti, notamment des Etats-Unis. (Les Français sont d’autant plus à l’aise qu’ils sont les seuls Européens à être quasiment autonomes des USA dans tous les grands domaines stratégiques.)
Le mot d’ordre à Bruxelles, dans les séminaires et les conversations informelles, est « supply, supply, supply », — ou la question de la garantie de l’approvisionnement. Le Green Book de la Commission (voir notre Analyse du 23 mars sur ce site) devrait déboucher sur une première initiative imposant une garantie d’approvisionnement sur les marchés conclus entre les membres de l’EU.
La réaction était prévisible et mesure le sérieux de l’affaire. Elle pourrait conduire à d’autres mesures et propositions, sans doute plus larges, peut-être des Britanniques durant leur prochaine présidence de l’EU (juillet-décembre cette année). De la même façon que du côté américain, la réaction structurelle européenne tend vers un ‘isolationnisme technologique’ et une protection des marchés. Tout se met en place pour la ‘guerre technologique’, mais l’effet principal devrait être d’abord un effort considérable de structuration des capacités et de l’autonomie européennes.