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La répétition, même des choses les plus insupportables, finit par créer l’accoutumance. C’est une spécialité de notre temps historique. Nous citons, pour introduire ce propos liminaire, le vertueux Times de Londres, un extrait d’un article, conclusion de cet article du 19 février sur les tensions entre USA et Turquie, les premiers réclamant l’accès des bases des seconds, les couvrant de milliards de dollars, s’étonnant pourtant de les voir hésiter, s’en scandalisant même, comme s’il y avait là un attentat à la vertu, sinon à la pudeur,— tout cela, terminé par ce paragraphe, présenté ici non comme une citation exceptionnelle mais comme un exemple parmi tant d’autres :
« As the diplomat said: “That’s some difference . . . and I’m not sure how it will be overcome given that President Bush was very clear that Washington had offered all it can . . . Turkey knows perfectly well that it will suffer economically whether or not it joins in a war. If there is no agreement, it stands to lose billions of dollars and receive nothing.” »
Cette façon de parler de cette entreprise de corruption généralisée, affichée, proclamée, qu’est devenue la politique extérieure de l’Amérique a quelque chose de déshumanisé, à un point où l’on ne peut faire autrement que de s’interroger sur l’importance de la place prise par la barbarie dans l’esprit inspirant cette politique. Mais l’on sait que la réponse ne fait guère de doute.
Ce rappel des réalités courantes nous semble suffisant pour introduire un texte que le philosophe Manuel de Diéguez vient de publier sur son site, en commentaire des grandes manifestations du 15 février, cette espèce de “révolte globalisée” qui constitue un grand événement, et un événement inattendu. Diéguez donne notamment à cette révolte le sens d’un soulèvement contre la corruption qui semble devenir l’acte principal de leur gouvernement du monde.
Nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs de suivre Manuel de Diéguez sur son site http://www.dieguez-philosophe.com/imaginaire. Il fait partie de la chaîne vitale de résistance qui s’établit sur Internet.
Par Manuel de Diéguez
Pour la première fois dans l'histoire, les peuples du monde entier sont descendus dans la rue et se sont constitués en une force politique. Les conséquences les plus extraordinaires de cette mutation planétaire de la démocratie sont encore à venir, car cette prise de pouvoir s'est faite au nom de l'esprit de justice. Quels sont les derniers fondements de cette valeur? Par delà le droit positif et les Églises, nous assistons au débarquement de Descartes dans le IIIe millénaire. Observons de plus près le gigantesque événement philosophique qui, le 15 février 2003 a fondé l'espérance des nations sur le Discours de la méthode et posé les fondements de l'équité sur les droits de la raison.
Les foules ont pris conscience de la titanesque immoralité d'ensevelir des millions d'innocents sous les bombes au nom de la fausse justice que brandit un empire ambitieux d'étendre sans fin sa puissance et qui entend châtier une nation entière afin de cacher sous un masque vertueux sa féroce volonté de s'emparer de son pétrole. Comment se fait-il que ces foules soient descendues dans la rue sur les cinq continents avec la volonté de mettre à l'abri d'un massacre un peuple qui ne dispose pas des armes de la liberté pour chasser un tyran? Comment se fait-il que le jugement critique sur la demi conscience morale des démocraties, donc le verdict sur la lucidité critique à l'égard d'elles-mêmes des nations légitimées par le suffrage universel, ait subitement progressé au sein des peuples et que leur œil se soit ouvert sur le cynisme des gestionnaires tranquilles des vérités nationales quand les majorités qui les décrètent sont des produits d'atelier?
Cet éveil de l'éthique mondiale repose sur une raison fort simple : la politique américaine est un western haletant. Les péripéties de ce film se déroulent sur grand écran et à la face du monde. Nous assistons en direct au spectacle de l'extermination des fondements de la démocratie dans une salle obscure à la dimension de la terre. La planète est devenue un théâtre où se déroule une superproduction dont le suspense est garanti par un Hitchcock de l'Histoire.
Quel est le présupposé fondateur des démocraties que l'Amérique désacralise sur l'immense scène du temps vécu, sinon le principe, évidemment erroné, selon lequel les majorités se trouveraient en possession de la vérité? C'est le contraire que la mémoire du monde ne cesse de rappeler aux oublieux. Si Socrate avait été majoritaire, il n'aurait pas bu la ciguë , si Giordano Bruno avait été majoritaire, il n'aurait pas été brûlé vif, si Galilée avait été majoritaire, il n'aurait pas été condamné à se rétracter. Mais Hitler était majoritaire en Allemagne, ce qui lui a permis de conduire son pays au désastre, Staline était majoritaire en URSS et menaçait de le devenir en Europe, ce qui lui a permis d'exterminer des minoritaires par millions et l'Amérique se veut majoritaire dans l'opinion, ce qui légitimera, se dit-elle, le droit international qu'elle prétend mettre à sa pointure.
Si la raison et l'esprit de justice étaient majoritaires dans le monde, ils ne souffriraient pas sous le joug des empires : il suffirait de consulter les urnes pour connaître le bon chemin. Mais les urnes font volte-face à chaque instant et la vérité , le droit et la justice changent de camp avec elles. Et voici que les foules se révèlent majoritaires dans l'ordre de la justice, voici qu'elles font entendre la voix de la morale, voici qu'elles réfutent les juristes de cour et leurs propres dirigeants à l'échine trop souple, hier devant Staline ou Hitler, aujourd'hui devant le nouvel empire de la force.
Comment expliquer ce miracle philosophique? Une lecture anthropologique de l'histoire ne démontre-t-elle pas l'évidence que la croyance en la légitimité des majorités est d'origine animale ? On n'imagine pas un troupeau de loups qui donnerait raison à quelques spécimens isolés de leur espèce, qui les laisserait camper à l'écart de leur unanimité et qui leur accorderait l'autorité et la puissance de dire à la majorité que la vérité n'est pas du côté de la ruée massive de leurs congénères sur les proies qui s'offrent à leur vue. Le propre de l'homme est de produire dans son sein des minorités fragiles et qui n'ont pu se trouver que progressivement préservées du massacre par les majorités - et cela seulement par temps calme.
Et voilà que, le 15 février 2003, et sur une mer agitée, il a été démontré à la face du monde que la majorité du genre humain voit clair comme le jour que Tartufe le voleur est entré dans la maison d'Orgon et que son masque est celui de la fausse piété des modernes : le peuple déclare, en pleine tempête, que le droit du plus fort, paré des idéaux de la démocratie, est la nouvelle sainteté de l'hypocrisie et de ses oripeaux. C'est pourquoi le réveil de l'esprit de justice des foules face au gigantesque faux semblant qui plaçait le vrai dans le camp des majorités fallacieuses et l'erreur dans le camp minoritaire, comme chez tous les animaux qui vivent en groupe, constitue un événement psychobiologique majeur face à l'empire mondial de la fausse dévotion et de ses apprêts .
Encore une fois, par quel prodige les peuples ont-ils les yeux fixés sur le débarquement de Tartufe sur la scène internationale, par quel prodige le vrai spectacle est-il apparu aux foules subitement devenues majoritairement lucides ? C'est un rare privilège que l'ubiquité de l'image accorde soudain à tous les peuples de la terre : celui d'assister en direct au spectacle des efforts désespérés d'un géant pour fabriquer de sang froid, au vu et au su de la terre entière, une majorité pétrolière au Conseil de Sécurité de l'ONU. L'humanité est médusée de ce qu'un verdict apprêté par des marchands ne se cache même pas aux regards et tente de se faire passer pour la voix de la conscience internationale. Les innocents aux mains pleines sont pétrifiés, ébaubis, ahuris de découvrir que le juste et l'injuste sont des produits fabriqués et qu'ils s'étalent sur les places publiques des démocraties, alors que les dogmes sacrés et les dieux se fabriquaient du moins dans les coulisses.
Le lundi, le Chili déclare que la guerre en Irak n'a pas de fondements en droit et qu'il faut la déclarer illégitime, donc injuste; le mardi, le même pays dit tout le contraire, et le monde entier semble enregistrer sans broncher un retournement acheté à prix d'or au cours de la nuit. Pendant combien de jours ou d'heures le principe pythique qui sacralise les majorités de la force résistera-t-il à la colère des peuples auxquels on enseigne , dans les écoles, à lire l'Histoire avec les yeux de Descartes, de Voltaire et de La Fontaine ? Quelles seront les conséquences intellectuelles et morales de la révélation spectaculaire de ce que le principe sacré qui fondait la légitimité des pouvoirs des États sur les majorités quasi célestes de la sagesse et de la raison, tout le monde voit qu'il est tombé entre les mains des experts en idéaux catéchétiques à vendre à la foule ? Le saint esprit serait-il descendu sur la terre ? Impossible, dit le ciel des peuples, de rendre crédible les verdicts d'une Pythie dont les ressorts sont exposés aux yeux de toutes les nations.
Quand le principe selon lequel les sottises majoritaires seraient parées du sacre de l'infaillibilité politique fait l'objet d'une mise en scène vertigineuse, les peuples refusent d'assister passivement au tournage, et ils descendent dans les rues, ivres d'indignation et de stupeur, et ils se racontent les uns aux autres ce qui se passe d'acte en acte dans la maison d'Orgon, et ils encouragent Elvire à ouvrir les yeux de son époux , le sot de service, qui veut rendre majoritaire la bêtise de son temps. Quelle surprise de découvrir que les peuples ne sont pas dupes ; quel réconfort que le juste et l'injuste ne changent pas impunément de couleur entre le soir et le matin, parce que toute l'humanité s'est réveillée avec les yeux de Molière.
Mais si les verdicts de la raison ne descendent plus sur la terre par le canal des majorités, de quelle mutation de l'intelligence des nations sommes-nous les témoins ? Les foules se disent désormais entre elles: “Il faut nécessairement qu'il existe une justice et une morale plus réelles que celles dont les cornues des démocraties nous livrent les verdicts. A quelle autorité supérieure nous fierons-nous ? On nous dit que cinq voix, celles de la France, de la Russie, de la Chine, de l'Angleterre et des États-Unis sont autorisées à dire aux majorités : ‘Arrêtez cette comédie: nous vous donnons l'ordre de cesser de jouer à la roulette russe. Ne changez pas la bonne foi de tous les peuples de la terre en un objet de dérision ; sinon, nous opposerons notre veto à la mascarade dont vous nous offrez le spectacle. Nous disposons de ce pouvoir impérieux et irrévocable au sein du conseil des dieux de la démocratie.’”
Mais les peuples sont devenus méfiants. Visités par la grâce, ils se disent : “Certes, le législateur a fait preuve de prudence : il a prévu que le Conseil de sécurité pouvait se métamorphoser en une marionnette, un fantoche et un colifichet. Mais les cinq du droit de veto se déchirent entre eux à leur tour. Qui divise ce quintette du ciel des démocraties ? Pourquoi s'éloigne-t-il effrontément de la partition ? Nous voyons que le Saint Empire de la justice s'est adjoint un comparse docile et qu'il s'oppose aux trois autres solistes, dont le trio n'est pas non plus à l'abri des fausses notes.
Les foules se disent maintenant : “Trouverons-nous une troisième autorité pour faire passer ces cinq là en jugement? Consulterons-nous le vieil empyrée de nos ancêtres ? Que dit Rome ? Elle enseigne que si un empire exige d'une petite nation qu'elle dépose les armes, cette dernière devra se soumettre à la sainte obéissance qui enseigne que toute autorité terrestre vient de Dieu; et s'il désobéit, ce sera le plus légitimement du monde qu'il sera pulvérisé, parce que le droit du plus fort est le meilleur ici bas comme au ciel. De plus, cette règle est d'origine biblique. Le créateur n'avait-il pas proclamé que son empire se trouvait menacé dans ses fondements par un malheureux croqueur de pomme et que ce gigantesque outrage à sa majesté était tellement difficile à effacer de ses tablettes que seule la crucifixion éternelle d'Adam sur le gibet de l'Histoire pouvait en éponger la dette.
Alors, les peuples nés de Descartes et de Voltaire se résignent à écouter leur tête: “Nous n'avons plus le choix, disent-ils. Il faut décidément que nous nous mettions résolument à l'école de nos propres lumières. Quelles sont-elles? Comment se fait-il que nous entendons en nous-mêmes une voix de la justice et que nous ne sachions d'où elle vient ? Et pourtant, elle retentit si fort à nos oreilles et elle s'empare si bien de notre intelligence que nous sommes descendus dans la rue en Europe, en Afrique , en Amérique et jusqu'en Australie et en Asie.”
Puis les peuples lisent la déclaration que l'Europe a arrachée de haute lutte à l'Amérique du pétrole et ils en pèsent les termes avec des yeux dessillés: si l'Irak détient des armes prohibées par une pieuse convention internationale dont personne n'a respecté ni la lettre, ni l'esprit depuis sa signature, la population de cette nation sera livrée sur l'heure à un bain de sang ou exterminée par un génocide nucléaire ; et nous décrétons qu'il sera interdit à la conscience universelle de se demander si cette arme présente un danger particulier et réel pour la puissance du souverain de la terre. Bien plus, celui-ci sera dûment autorisé, par une nouvelle décision des saints de la démocratie, à se saisir de ce prétexte pour s'emparer des richesses du pécheur ; et même si cette arme est inoffensive et si son détenteur la détruit sous nos yeux pour plus de précaution, le péché capital aura été commis et le ciel déclenchera le déluge afin de sauver l'humanité de l'empire du Mal.
A ce spectacle, les peuples relisent le Discours de la méthode ; et ils se demandent , avec cet auteur, si le malin génie d'un Dieu trompeur ne leur ferait pas croire faussement qu'ils existent en chair et en os, alors qu'ils ne seraient que les jouets d'une illusion. “Supposons un instant, se disent-ils, que nous sommes éveillés. Ajoutons-y l'hypothèse que notre bon sens naturel serait notre lumière légitime et qu'elle nous éclairerait sur cette terre. Dans ce cas, nous sommes des souverains-nés de la raison et c'est de plein droit que nous apostrophons les chefs des nations sur toute la terre et que nous leur disons: “Il n'est pas vrai que les démocraties soient fondées sur les majorités fabriquées, parce que nous sommes les majorités de l'évidence et du sens commun. La voix de la conscience qui nous habite n'est pas encore universelle, mais elle est déjà tellement majoritaire qu'elle est partagée par quatre-vingt quinze pour cent de nos semblables.”
Annonçons la bonne nouvelle : la sottise est devenue minoritaire et les Églises elles-mêmes retirent leur vieille divinité de l'arène et se joignent à nous. Seules les majorités de la fermeté et de l'honnêteté d'esprit enseignent le juste et l'injuste à l'idole elle-même. C'est pourquoi nous avons appris à l'école, que nous devons soumettre à l'examen non pas ce que disent les loups en leur catéchèse, mais le fonctionnement bancal de leur tête, la loyauté biseautée de leur entendement, la fausse solidité de leurs raisonnement, la demi rigueur de leur logique et la tromperie des mots dont leur ciel a piégé l'usage, afin que nous séparions avec la plus grande exactitude les aboiements des chiens des paroles des hommes, le bruit de leurs mâchoires des arguments de la raison, les proies que dévorent les loups des aliments de l'esprit. Faisons de notre justice l'ascèse de la pensée et buvons, s'il le faut, la ciguë mortelle dont la vérité a besoin pour survivre de siècle en siècle.
Les historiens diront que l'an 2003 aura marqué une date dans l'histoire cartésienne des peuples, parce que, cette année-là, ils ont fait de leur droiture d'esprit l'âme de la démocratie. Il y avait alors vingt-cinq siècles que Socrate leur avait dit que la vérité est assermentée par ses martyrs et que le philosophe est le suicidaire de sa pensée. La démocratie est la Pythie qui dit aux nations : “Je pense, donc j'existe”.