La Libye comme plus grand commun diviseur du Système ?

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Malgré des composants de base assez classiques pour notre époque fort agitée, la crise libyenne a évolué en une crise qui a fort peu d’équivalent. Il s’agit essentiellement de la confusion extrême qui la caractérise et des positions extrêmes certes souvent officieuses mais qui s’affirment de plus en plus, beaucoup plus à partir de points idéologiques ou de positions simplement déterminées par la communication qui sont hors du contexte libyen mais concernent notre crise générale. La crise libyenne est marquée par de nombreuses contradictions, qui lui sont inhérentes pour une part assez réduite, qui sont plus générales pour la part la plus importante ; ces contradictions se développant à cette occasion et divisant un camp habituellement capable de se regrouper autour d’une narrative acceptable par tous (on parle ici du camp du consensus de forme occidentaliste-américaniste et aussi, à l’intérieur de lui-même, du système washingtonien lui-même, des pays européens de l’UE, de l’OTAN, etc.).

(On notera qu’on prend soin de mettre ici de côté les divisions existantes avec des centres de pouvoir en marge ou en dehors du bloc BAO lui-même. Ces divisions concernent des pays comme la Turquie, comme les membres du groupe BRICS, d’autres pays en marge du bloc BAO ou hostile à celui-ci. On observe que nous parlons moins, dans ce cas également, d’attitudes à l’égard de la crise libyenne elle-même qu’à l’égard du bloc BAO, à l’occasion de la crise libyenne. Dans tous ces cas, la crise libyenne est un révélateur.)

La crise impose des divisions nombreuses, dont aucune n’est caractérisée par un affrontement assez clair pour déterminer la victoire d’une fraction capable de susciter un regroupement de tous. Il en résulte un processus de radicalisation de diverses fractions, tout cela hors du champ de bataille et du théâtre libyen mais renforcé par la situation de quasi blocage sur ce théâtre, conduisant à des oppositions internes au Système de plus en plus vives. On a un exemple déjà classique d’une telle opposition, en cours de radicalisation, avec cette intervention de Michelle Bachmann (voir Ouverture libre de ce 18 avril 2011) indiquant combien la thèse de l’infiltration des anti-Kadhafi par les islamistes a de soutien, et certainement des soutiens officiels dans le monde de la sécurité nationale, à Washington même, pourtant officiellement engagé dans le camp anti-Kadhafi. (Le FBI lui-même, – voir ABC.News le 15 avril 2011, – a donné des précisions à ce sujet, indiquant que certaines villes libyenne actuellement dans la zone “rebelle”, donc la zone “libérée”, sont considérées depuis des années comme des points d’ancrage de al Qaïda. Le constat ne s’arrête d’ailleurs pas à la Libye et tend à devenir l’un des facteurs fondamentaux d’évaluation de la chaîne crisique en cours dans les pays arabo-musulmans. Voyez ce que dit Mark Giuliano, assistant du directeur du FBI pour le contre-terrorisme, dans le texte référencé : «The governments of Tunisia, Egypt, Libya and Yemen have drastically changed in the last six months. They are now led by transitional or interim governments, military regimes, or democratic alliances with no established track record on counterterrorism efforts. Al Qaeda thrives in such conditions and countries of weak governance and political instability – countries in which governments may be sympathetic to their campaign of violence.»)

On indique ici plusieurs points documentés à diverses sources, concernant ces oppositions et ces malaises “internes” aux rassemblements du glorieux bloc BAO.

• Il y a de plus en plus d’indications laissant entendre que la situation dans la “zone Kadhafi”, par conséquent, en zone “ennemie” caractérisée par des conditions d’oppression policière selon la narrative du bloc BAO, est beaucoup moins incertaine et chaotique qu’on pourrait le penser. Certain, peut-être emportés par des perceptions trompeuses, y voient même une “vie normale”. Dans tous les cas, il y a largement de quoi nuancer la version officielle ; il fallait entendre, lundi 11 avril, le gentil Olivier Mazerolle, de BFM TV, retour d’un périple en voiture jusqu’à Tripoli, pour y interviewer le fils Kadhafi, nous rapporter des conditions générales de vie très stables et proches de la normale, et concluant, toussotant et un peu gêné de décrire une situation si différente de celle que décrit le gouvernement Sarko, qu’il s’agissait d’un problème délicat qui causerait bien des difficultés pour la résolution de la crise, si celle-ci doit passer par un renversement du régime.

• De cette zone même viennent des indications, de source sûre, selon lesquelles il y a effectivement, sur tout le territoire libyen (y compris sur le territoire contrôlé par Kadhafi) un activisme nouveau et inquiétant des groupes islamistes. Des autorités ecclésiastiques de la communauté chrétienne de Tripoli ont indiqué que des groupes de femmes musulmanes étaient venus demander leur protection face à des pressions, voire des exactions de tels groupes islamistes.

• On connaît les nombreux cas de mésentente et autres existant au sein de l’OTAN, de l’UE, etc., qui font plaider certains pour une coalition réduite aux deux principaux acteurs, les Britanniques et les Français. Mais il existe aussi un courant, chez les militaires français, pour s’inquiéter du comportement britannique, jusqu’à se demander quel jeu jouent les Britanniques. D’une façon générale, les Français estiment assurer l’essentiel de l’effort en Libye (entre 60% et 70% des missions), tandis que les Britanniques restent largement en deçà de leur prétendu rôle à égalité avec les Français. La question est de savoir s’il s’agit d’une question de moyens disponibles ou une manœuvre délibérée, par rapport, par exemple, aux liens des Britanniques avec les USA. Quoi qu’il en soit, les Français subissent, avec ce conflit, d’énormes contraintes budgétaires, avec le coût des opérations et la nécessité de disposer de nouvelles munitions pour faire face à leur consommation à cet égard en opérations.

• D’une façon générale, il existe un cas “personnel” important, c’est-à-dire le décalage psychologique entre Sarkozy et les autres dirigeants du bloc BAO. Sarko a fait de l’élimination de Kadhafi une affaire personnelle, qui engage toute sa hargne et, diront certains, toute son hystérie. Au contraire, les autres dirigeants ne partagent pas du tout cette humeur, avec en plus le soupçon chez certains d’une manœuvre de Sarko pour tenter de redresser sa situation en France. Cela peut être un point de friction irrationnel grave et conduire à des situations délicates, au point que certains n’excluent pas que, dans des circonstances extrêmes, Sarko prenne des initiatives engageant la France seule, comme le déploiement de forces terrestres. De telles situations installeraient des tensions extrêmes au sein du bloc BAO, mais aussi en France même, entre le président et certains pouvoirs, notamment les militaires.

• Une autre fraction partage, en un certain sens, l’humeur de Sarkozy : les bureaucraties de l’OTAN et, surtout, de l’UE. Pour l’OTAN, il s’agit de l’entraînement habituel pour les opérations militaires où l’on espère affirmer une position de prépondérance. Cette fois, la bureaucratie de l’OTAN, même si elle semble faire son travail de courroie de transmission de l’influence US, se détache de la position US à cet égard. A l’UE et dans les milieux européens, notamment bureaucratiques (Commission) et parlementaires, il s’agit d’une attitude beaucoup plus marquée encore, qu’une source qualifie d’«intégrisme humanitaire», et qui surprend notablement par sa virulence et une sorte d’absolutisme quasiment religieux. On dirait qu’il s’agit de la “tendance BHL”, tendance extrême qui a pris des allures de croisade humanitariste. Des sources européennes nous rapportent certains cas où il existe de véritables cas de censure violemment et publiquement proclamés, à l’encontre d’informations contredisant la narrative humanitariste qui range le Mal du côté de Kadhafi et le Bien du côté des anti-Kadhafi. Même si les institutions de l’UE ne disposent pas de forces militaires, il apparaît évident qu’on se trouve devant le cas d’une pression extrêmement forte en faveur d’une attitude interventionniste et belliciste dans une affaire qui est de plus en plus perçue par cette tendance, opérationnellement et symboliquement, comme une sorte de “rupture” où l’ordre humanitariste occidentalo-libéral (et plutôt européano-libéral) pourrait trouver une confirmation irrésistible.

Répétons-le, nous n’énonçons pas ces divers points pour déterminer une position et un jugement dans la crise libyenne, par rapport à ses deux acteurs sur le terrain, – Kadhafi et les anti-Kadhafi. Il s’agit de mettre en évidence les tensions considérables qui se renforcent, avec les radicalisations à mesure, entre les différents acteurs du bloc américaniste-occidentaliste. Comme on le voit, les caractéristiques diverses telles que nous les connaissons, avec les alliances, les proximités classiques, à l’intérieur de ce bloc, sont complètement bousculées. C’est à ce propos que nous parlons de “confusion extrême”, celle-ci se poursuivant et alimentant la radicalisation des uns et des autres. Il s’agit de conditions très dangereuses à l’intérieur du bloc BAO, d’autant qu’elles s’exercent à l’occasion d’une situation conflictuelle effective, et non plus seulement dans les habituelles enceintes de conférences, de “sommets”, de réunions diverses, etc., où toute tension est instantanément contenue dans la dynamique de containment de la bureaucratie. On peut nettement percevoir une exacerbation des psychologies qui, bien entendu, renvoie à la crise générale du Système, qui est le cadre inévitable de cette confusion et de ces radicalisations.

Quelle que soit son importance sur le terrain et en elle-même, – ce point reste à déterminer, – il apparaît que la crise libyenne a créé au sein du bloc BAO les conditions propices, avec un climat extraordinairement incertain, à des pertes de contrôle des relations entre les uns et les autres. Ainsi, l’environnement de la crise a acquis brutalement, en quelques semaines, une intensité et une gravité qui ont peu de précédent, au moins depuis la Guerre froide. Une source observait que les divisions potentielles et explosives au sein du bloc sont de l’importance de celles qui étaient apparues, dans un contexte complètement différent, lors de la “crise des euromissiles”, en 1979-1983. Encore existaient-ils à cette époque des références solides, comme la division Est-Ouest et la dangerosité du fait nucléaire, qui restaient malgré tout des freins importants à une extension explosive de la crise. Il n’existe rien de pareil, aujourd’hui, dans l’environnement “européen-libéral” de la crise libyenne, où la prépondérance des USA est en train de disparaître à grande vitesse ; en fait, la seule référence existante est bien la crise générale du Système, référence de désordre accélérée, de confusion élargie et de perte de contrôle augmentée. La résolution de la crise libyenne devient aujourd’hui une inconnue considérable de la crise générale, où des prolongements extrêmes, comme l’une ou l’autre fuite en avant, une extension du conflit, des ruptures au sein du bloc BAO, etc., ne doivent pas être exclues.


Mis en ligne le 20 avril 2011 à 14H42