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988Les Russes craignent que les Occidentaux, ou américanistes-occidentalistes, n’envisagent très sérieusement d’intervenir en Lybie. Les Russes ne craignent pas un avantage stratégique occidental, ou US pour être plus précis selon les lignes de la pensée habituelle, qui impliquerait une défaite stratégique pour eux-mêmes. Ils craignent que les américanistes-occidentalistes créent un nouveau bourbier et ajoutent un point central et explosif de déstabilisation, dont ils (les américanistes-occidentalistes) seraient d’ailleurs eux-mêmes les premières victimes.
Cette crainte s’étend en fait à toute la région en général conformément à l'activité de la chaîne crisique qui poursuit son travail de sape. On peut mentionner plusieurs signes, informations, analyses qui s’insèrent dans ce jugement général de craintes d’“actions déraisonnables” de l’Ouest.
• Le 1er mars 2010, l’agence Novosti diffuse quelques déclarations d’un expert d’un Institut moscovite, Sergeï Demidenko. Son analyse, qui concerne précisément une intervention militaire américaniste-occidentaliste (US plus précisément), va dans le sens que nous disons.
«Une invasion américaine de la Libye en proie à des émeutes populaires pourrait être contreproductive pour tout le monde, y compris pour les Américains, estime Sergueï Demidenko, expert de l'Institut d'appréciations et d'analyses stratégiques de Moscou.
"»“La politique de Kadhafi lui a conféré beaucoup d'ennemis. Cependant, les Américains n'ont aucun intérêt à intervenir, car il leur reste encore du pain sur la planche en Irak et en Afghanistan. Y ajouter la Libye serait une grave erreur”, a-t-il déclaré. […] Selon M. Demidenko, "aider les rebelles libyens en exerçant une pression politique, financière et militaire sur Kadhafi est une chose, mais réaliser une intervention armée en est une autre”.»
• L’analyste de Novosti Grigori Melamedov développe ce thème des sottises occidentaliste (le 28 février 2011), qu’il nomme aimablement “erreurs”, – «Kadhafi amène l’Occident à commettre des erreurs». Melamedov développe lui aussi la thèse que l’Ouest, et les USA plus précisément, sont bien plus pressés et mis sur la défensive qu’éventuellement engagés dans des projets offensifs d’établissement d’influence, ou plus encore. Les causes de cette position défensive d’urgence sont diverses, – la question du pétrole, la crainte d’un éventuel flot migratoire, voire, et surtout pour les USA, l'apparition du mot électrique et plein de menace d’“Al Qaïda”…
«De plus, le mot clé “Al-Qaïda” a été prononcé qui fait réagir l’Occident. Selon l’Agence France Presse, citant le vice-ministre libyen des Affaires étrangères Khaled Kaïm, Al-Qaïda a proclamé un émirat islamique dans la ville de Derna dans l’Est de la Libye. On cite plusieurs autres villes où règne l’anarchie, qui pourrait profiter à Al-Qaïda. On aurait pu dire que c’est un canard journalistique s’il n’y avait un “‘mais”: le président iranien Ahmadinejad a soudainement exhorté Kadhafi à “écouter la voix du peuple.” Qu'est-ce qui pouvait amener l’Iran à s’alarmer ainsi? Il semble que Téhéran croie réellement que ses eternels rivaux d’Al-Qaïda pourraient prendre le contrôle d’une partie de la Libye.
»Les Etats-Unis pourront surmonter plus facilement le manque de pétrole libyen que l’Europe de l’Ouest, et ils ne sont pas menacés par un afflux d’immigrants, mais ils ne toléreront pas la prise de contrôle de provinces entières par Al-Qaïda. Car il s’avérerait qu’en cas de renversement de Kadhafi, ils devront traiter avec les terroristes les plus odieux, pratiquement avec Ben Laden en personne.»
Estimant que la situation est pressante pour l’Ouest, Melamedov écarte l’efficacité de l’option des sanctions, dont l’effet à attendre est trop long, ainsi que celle d’une intervention militaire directe (US ou OTAN), qu’il juge également trop longue à mettre en place, si seulement l’accord se fait dans le bloc américaniste-occidentaliste. Reste, selon lui, deux options : une intervention militaire de l’armée égyptienne ou un accord de compromis avec Kadhafi. Même s’il l’évoque comme “peu probable”, l’impression laissée par la formulation de l’“option égyptienne” est bien que cette option est étudiée très sérieusement.
«Et enfin, la troisième option: trouver un accord avec l’Egypte pour faire intervenir l’armée égyptienne. Dans d’autres circonstances, Le Caire refuserait, mais actuellement il a besoin d’argent de toute urgence en raison des pertes économiques subies. A première vue, une telle option paraît peu probable, mais elle est sans doute étudiée en secret. […] Par ailleurs, il existe une quatrième option: ouvrir les négociations secrètes avec Kadhafi et l’aider à rester au pouvoir en échange de quelques concessions de sa part en faveur de l’opposition…»
Quoi qu’il en soit, Melamedov insiste particulièrement sur les déclarations officielles russes affirmant qu’une politique interventionniste en Libye n’est pas acceptable. A la lumière du reste, cela indiquerait plus la crainte russe des “bêtises” occidentales qu’une position réellement menaçante de la Russie devant des intentions militaires supposées de l’Ouest.
• C’est aussi à la lumière de ces dernières précisions de Melamedov qu’on appréciera la déclaration extrêmement ferme du ministre russe des affaires étrangères Lavrov, ce 1er mars 2011, à la conférence du désarmement de l’ONU. Lavrov a insisté avec une clarté et une fermeté inhabituelles sur la nécessité de créer au Moyen-Orient une zone dénucléarisée, dont on sait qu'elle a la faveur des pays arabes et terrorise Israël, et les USA par conséquent... («Nous considérons qu'il est temps de mettre en œuvre ce projet… […] Nous ne pouvons pas traîner davantage, il faut se mettre à la table des négociations et nouer un dialogue»).
On peut tirer de ces diverses interventions et commentaires une analyse générale de la position russe, que ne dément pas une politique russe ambivalente exprimée par des tactiques différentes, certaines dures vis-à-vis de la Libye, d’autres dures vis-à-vis de l’Occident (la Russie approuve des sanctions dures contre la Libye et Dmitri Rogozine dénonce en termes vifs, à Bruxelles, la possibilité d’une intervention de l’OTAN). On retrouve dans cette situation le schéma qui est de plus en plus répandu du passage au second plan des intérêts politiques et géostratégiques des acteurs extérieurs (dans ce cas, dans la crise libyenne), au profit d’une attention prioritaire portée à l’équilibre général et à la lutte contre la déstabilisation, d’où qu’elle vienne. (Voir notre F&C du 1er mars 2011.) Par exemple, les Russes ne s’opposent pas à une aventure militaire américaniste-occidentaliste pour des raisons politiques qui impliqueraient un soutien implicite à Kadhafi, sur lequel ils portent un jugement abrupt et très sévère. Ils craignent, d’une façon qu’on dirait objective, l’extension du désordre à d’autres acteurs que les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, ce qui serait le cas à leur sens s’il y avait intervention de l’Ouest.
Cette attitude renvoie à la perte de confiance accélérée des Russes dans les capacités diplomatiques et politiques du bloc occidentaliste-américaniste, et à la déception très grande qu’ils ont éprouvée à l’encontre de l’administration Obama, après un début qu’ils avaient jugé prometteur. Ils ont pu mesurer l’extrême fragilité et la vulnérabilité considérable du gouvernement US à des influences de centres de pouvoir et d’intérêt à Washington (par exemple, les neocons, ou le Congrès sous l’emprise du lobby pro-isralien). Ils considèrent ce gouvernement Obama comme particulièrement faible et susceptible de se laisser entraîner dans une aventure simplement par le seul jeu des pressions et des influences de communication à Washington même. Dit d’une façon plus large, ils craignent, comme l'écrivait l'analyste britannique David Oborne, les soubresauts incontrôlables et dangereux d’un empire emporté par sa chute. Ils ne considèrent pas cela en termes d’intérêts nationaux, mais en termes plus larges d’une instabilité générale déjà bien marquée et dont ils craignent l’extension. Eux-mêmes se trouvent, dans cette situation générale instable, dans une position devenue plus fragile, avec des craintes de répercussions dangereuses pour eux-mêmes des différentes situations de désordre. Ainsi indiquent-ils d’une façon implicite que les troubles de la chaîne crisique commencée en décembre 2010 avec la Tunisie constituent un désordre dont tout le monde, sans exception, peut avoir à craindre les conséquences fâcheuses. La position russe se place dans la logique d’une nouvelle situation où les visions nationales ou régionales, voire la vision de blocs antagonistes d’intérêts spécifiques et antagonistes, s’effacent devant les dangers communs et pressants de désordre et de déstabilisation. Il s’agit de la prise en compte, qui n’est pas nécessairement réalisée en tant que telle par eux-mêmes (les Russes), d’une situation caractérisée par une “eschatologisation” générale des crises et par la manifestation générale de la crise centrale du Système.
D’un autre côté, il y a une tentative chez les Russes d’appuyer sur la possibilité d’une évolution plus constructive si le désordre peut être contenu, d’un établissement d’une situation plus ordonnée dans l’ensemble arabo-musulman. On songe à la fois à cette hypothèse d’une intervention égyptienne en Libye et à la prise de position très ferme de Lavrov en faveur d’une zone dénucléarisée au Moyen-Orient. Les deux choses, très diverses dans leurs caractères et très différentes dans leur statut, constituent les manifestations d’une orientation politique tendant à redonner aux pays arabes et musulmans un rôle plus grand, et une sécurité plus affirmée, aux dépens de l’“ordre” américaniste-israélien imposé à cette région, dont les Russes estiment qu’il est le principal facteur de déstabilisation et de désordre et la cause réelle de la chaîne crisique en cours de bouillonnement. On ne discute pas ici de la validité de ces deux hypothèses, d’ailleurs de natures complètement différentes ; on les voit comme la conviction russe qu’une remise en ordre de la région passera nécessairement par le rétablissement d’un statut d’autonomie et d’indépendance des pays arabes, aux dépens des conditions déstabilisantes imposées par les USA et Israël.
Mis en ligne le 2 mars 2011 à 06H41
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