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402Alors que les événements violents se poursuivent à Tripoli, sans qu’on puisse encore être assuré de leur issue et de la chronologie de leur issue, apparaît un certain malaise dans les appréciations et les commentaires sur la situation générale. Il s’agit, pour le comprendre, d’écarter les passions immédiates et le sentimentalisme des engagements qui ne peuvent reposer que sur des logiques indirectes et temporaires ; combien d’entre ceux qui se sont retrouvés “objectivement” aux côtés du colonel Kadhafi ne l’ont été que parce que, de cette façon, ils étaient contre le Système (la France de Sarko, malheureusement devenue France-Système, les Britanniques, l’OTAN et les USA). La perception de la probable “victoire” des rebelles dès dimanche, – et cela, quoi qu’il en soit de la réalité des combats très durs qui se poursuivent à Tripoli, – aurait le mérite, – un bien pour un mal, penseront certains, – de remettre les enjeux à leur vraie place.
Cette problématique apparaît dans certains articles significatifs. On veut dire que ces articles représentent manifestement une tendance du jugement qui est, à notre avis, promise à se développer. Elle l’est d’ores et déjà, alors que la décision n’est pas faite complètement sur le terrain, parce que le système de la communication et la perception qu’il a activée ont effectivement installé un nouvel état d’esprit qui ne considère plus comme prioritaire la bataille des rebelles en Libye mais place sa signification selon un point de vue beaucoup plus relatif.
• Par exemple, l’article de Robert Fisk, dans The Independent du 23 août 2011. L’article est mesuré, contenu, sans aucun doute désenchanté, etc. Fisk, qui ne s’est guère engagé dans un camp ou l’autre, comprend bien l’ambiguïté de la perception de cette “victoire”, non pas sous la forme d’un complot ou d’une manipulation, mais sous la forme d’un paradoxe d’événements historiques qui, par la force de la complication des situations, contiennent des leçons extrêmement contradictoires. Dès l’entame de son article, on trouve la trace de ces contradictions, puisque Fisk cite les “tyrans” restants en place, à Damas, certes, – en un lieu que le bloc américaniste-occidentaliste (BAO) aimerait bien voir balayé par le “printemps arabe” ; mais aussi à Amman, à Jérusalem, à Bahreïn, à Ryad, – et là, pour le bloc BAO, c’est une toute autre affaire parce qu’il s’agit vraiment des “amis de la famille”…
«The remaining Arab potentates and tyrants have spent a second sleepless night. How soon will the liberators of Tripoli metamorphose into the liberators of Damascus and Aleppo and Homs? Or of Amman? Or Jerusalem? Or of Bahrain or Riyadh? It's not the same, of course…»
La conclusion de l’article de Fisk, après des vaticinations bien contradictoires sur la situation du “printemps arabe”, montre la même sorte de désenchantement et de retenue qu’on distingue dès les premiers mots. C’est un peu comme si Fisk nous exposait un rêve qui est passé, qui s’est un peu plus brisé dans la bataille qui s’est engagée à Tripoli, où les vainqueurs annoncés manquent notablement des vertus que leur combat semblait recéler ; où la “vision” semble se contenter des effets immédiats de communication sans se préoccuper de la réalité générale de la situation, etc.
«We are not there yet. How soon will the Shiites of Bahrain and the listless Saudi masses, sitting atop so much wealth, ask why they cannot control their own countries and press on to overthrow their effete rulers? How gloomily Maher al-Assad, brother of Bashar and commander of Syria's infamous 4th Brigade, must have listened to al-Jazeera's last phone call to Mohammed Gaddafi. “We lacked wisdom and foresight,” Mohammed complained to the world before gunfire broke across his voice. “They are in the house!”. Then: “God is great.” And the line went dead.
»Every unelected Arab leader – or any Muslim leader “elected” through fraud – will have pondered that voice. Wisdom is certainly a quality much lacking in the Middle East, foresight a skill which the Arabs and the West have both neglected. East and West – if they can be divided so crudely – have both lost the ability to think of the future. The next 24 hours is all that matters. Will there be protests in Hama tomorrow? What is Obama to say on prime time? What is Cameron to say to the world? Domino theories are a fraud. The Arab Spring is going to last for years. We better think about that. There is no “end of history”.»
• Un autre article, d’une toute autre forme et d’un engagement assez différent, mais d’une tendance générale assez similaire, contribue à compléter en termes beaucoup plus politiques et “opérationnels” le problème qu’effleure Robert Fisk. Il s’agit d’un article (sous forme d’interview, – réponse à trois questions) du principal commentateur d’Aljazeera, Marwan Bishara, qui nous parle lui aussi du thème “‘printemps arabe’, – et la suite ?” La chaîne Aljazeera a été fortement mise en cause, selon l'accusation qu'elle aurait pris le parti des rebelles d'une façon très appuyée, surtout parce que son propriétaire, l’émir du Quatar, s’était engagé politiquement dans ce sens. On dirait que, l’affaire conclue (la fin du régime de Kadhafi en vue, surtout à l’heure où Bishara écrit son article), Aljazeera cherche à retrouver un peu de cette liberté abandonnée un instant pour retrouver son crédit initial, ce qu’on appelle “se refaire une vertu”. Ainsi Bishara pose-t-il, en termes beaucoup plus crus que ceux de Fisk, le problème du “‘printemps arabe’, – la suite”. (Sur Aljazeera.net, le 23 août 2011.)
Question : «You mentioned Egypt and Tunisia. What do the Libyan developments mean for the Arab Spring?
Bishara : «Libya is much smaller and relatively less developed than its neighbours Egypt and Tunisia. It also has much on its plate and will be preoccupied with its own internal affairs for years, even decades, to come. That's why one doesn't expect the new leaders in Tripoli to play any major regional role in the near future.
»However, the revolutionary contagion will only accelerate after the success of the revolution in Libya. The Assad and Saleh regimes should have much more to worry about today than last week as the latest revolutionary domino falls.
»Under pressure from their people, the Arab regimes are going to have to act. Yemen is next, and Syria, while more complicated, will have to follow suit.
»The same is true for the rest of North Africa. As a necessary bridge between Egypt and Tunisia, oil-rich Libya could play an important role in coordinating the three countries’ future reconstruction strategies and their relations with the rest of the region and with the West...»
On retrouve ici une des aspects de cette problématique que nous avions abordée hier 22 août 2011, des rapports de la crise libyenne, et de la “victoire” probable des rebelles, par rapport au “printemps arabe”...
«Au départ, le mouvement anti-Kadhafi est un mouvement qui, justifié ou pas, s’inscrit dans la dynamique du “printemps arabe” qui est une dynamique anti-Système. (Certains croient toujours à cette version, comme les “indignés” égyptiens saluant hier soir la victoire des rebelles.) [...] On se retrouve alors dans une “crise secondaire”, dont le sens réel est devenu incompréhensible dans l’interprétation profonde qu’il faut lui donner, par rapport à la dynamique essentielle de type système anti-Système qu’est le “printemps arabe”, – et également, et encore plus quoiqu’a contrario, pour le Système lui-même qui pourrait bien avoir réchauffé un serpent en son sein...»
...Pourquoi “réchauffer un serpent en son sein” ? C’est pourtant le cas si, comme on commence à le voir dans les textes cités, la victoire des rebelles, plus ou moins confirmée, déclenche un mouvement de revendication dans certaines catégories de commentateurs d’influence, en même temps qu’elle revigorerait l’action de certains groupes dans d’autres pays connectés au “printemps arabe”. Tout cela doit d’autant plus être envisagé que le soutien exclusif aux rebelles libyens, qui ont certains caractères douteux, se justifiait lors de la bataille en phase d’incertitude, par souci d’efficacité, mais demande désormais à être apprécié d’une manière plus critique, et “compensé” en un sens par des soutiens vers d’autres forces dignes d’attention, qu’on avait un peu négligées durant tous ces événements. D’une certaine façon, l’évolution de la situation en Libye, qui avait occulté par sa violence, et dans un sens favorable à la vision imposée par le Système et le bloc BAO, l’entièreté de l’évolution “opérationnelle” du “printemps arabe”, est en train de revenir à des normes plus relatives qui vont permettre aux contrastes du “printemps arabe” de se manifester à nouveau.
Cela serait alors une logique de relance du “printemps arabe” que certains demanderaient : pourquoi ne pas enchaîner sur les événements de Tripoli pour demande la même chose en Syrie (on applaudit), mais aussi au Yemen, en Jordanie, en Arabie, à Bahreïn, voire en Israël (sourires crispés...). A ce moment, ce que nous désignions comme une “crise secondaire”, ayant perdu tout son sens par rapport à l’essentiel, qui est la dynamique d’effondrement du Système, redevient “première” et retrouve son sens en devenant une dynamique pour pousser à la déstabilisation et à la dissolution de qurelques pions essentiels du système dans le monde arabe. En d'autres termes tout à fait généraux, ce serait essentiellement revenir à la dynamique de la chaîne crisique que la crise libyenne transformée en pseudo-guerre civile a occultée pendant quelques mois. Considérant alors les choses, si elles évoluaient dans ce sens, on découvrirait que la crise libyenne transformée en pseudo-guerre civile à servi à “fixer” la chaîne crisique du “printemps arabe”, et que son éventuelle résolution présente certains inconvénients (pour le bloc BAO) auxquels on prête fort peu attention. Mais, bien évidemment, comme l'observe Robert Fisk, ce ne sont pas des choses qui intéressent vraiment les dirigeants politiques du bloc BAO, – «The next 24 hours is all that matters...»
Mis en ligne le 23 août 2011 à 17H19