La ligne Timochenko

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La ligne Timochenko

Ioulia Timochenko va mieux. De son hôpital allemand où on la soigne depuis sa sortie de prison, elle semble prête à se lancer dans la campagne pour les présidentielles du 25 mai en Ukraine et semble, plus que jamais, conduite à se manifester comme si elle était promise à devenir la présidente. Puisqu’elle reste ferme dans son statut d’“icône” aux yeux du bloc BAO, et par conséquent de favorite du même bloc pour la présidence, on en déduit que ses deux très récentes sorties nous donnent un excellent avant-goût de ce que devraient être l’ambiance et l'orientation politique de cette campagne.

• La première de ses “sorties” ne l’est pas chronologiquement mais l’est du point de vue du système de la communication, malgré le voile pudique que l’essentiel de la presse-Système a jeté et jettera certainement sur elle. Il s’agit de l’interception d’une communication téléphonique (datant du 18 mars) entre elle-même et le député du Parti des Régions Nestor Shufrych. (Shufrych n’a pas quitté ce parti bien qu’il s’agisse de la formation de Ianoukovitch ; il assure pourtant Timochenko qu’il est complètement de son côté. Ces diverses précisions laissent à penser sur l’état du monde politique ukrainien actuellement.) Il semble logique d’attribuer cette interception à la même “source”, ou à quelque chose d’approchant, qui effectua deux autres interceptions intéressantes, – celle de Victoria Nuland-Fuck (voir le 7 février 2014) et celle de Lady Ashton (voir le 6 mars 2014).

La teneur de la conversation est épique, essentiellement du fait de Timochenko, particulièrement en forme et en verve à la fois. On en trouve présentation et commentaires, par exemple sur Russia Today le 25 mars 2014, et aussi sur le blog de “Kiergaard”, sur Mediapart le 24 mars 2014, avec la transcription en français de la conversation. On fait grand bruit autour d’une phrase où Timochenko menacerait de “nucléariser” les Russes (ceux d’Ukraine, semble-t-il, la Russie elle-même étant promise au sort d’une terre brulée ou quelque chose d’approchant) : «Ils [les Russes d’Ukraine] doivent être détruits avec des armes nucléaires». Il est aussi question, de la part de Timochenko, de mitrailleuses (pour tirer dans le tas, supposons-nous), de “connards”, de “soulèvement du monde entier contre la Russie” et ainsi de suite.

La phrase sur le nucléaire anti-Russes-d’Ukraine a été contestée par Timochenko et aussitôt attribuée par elle à un montage du FSB russe, alors qu’elle confirme le reste de la conversation dans le même tweet : «The conversation took place, but the ‘8 million Russians in Ukraine’ piece is an edit. In fact, I said Russians in Ukraine – are Ukrainians. (Hello FSB.) Sorry for the obscene language.» Shufrych avait, de son côté, démenti que la conversation ait eu lieu ; il faudra qu’il s’informe. On tire de tout cela l’impression, pour employer la langue de Timochenko, d’un joyeux bordel, dans les projets et encore plus dans les esprits, dans tous les cas entre les deux interlocuteurs (Shufrych montrant, lui, beaucoup plus de retenue respectueuse devant celle qui semble être son nouveau patron).

• La seconde “sortie” de Timochenko a fait moins de bruit bien que sa substance reste intéressante ainsi que la vigueur de l’expression. Il s’agit d’une interview, le 20 mars, dans le quotidien Bild, journal à grand tirage, venu de l’anticommunisme absolu de la Guerre froide au soutien non moins catégorique du bloc BAO et de la pensée-Système. WSWS.org en publie une analyse le 24 mars 2014, dans une traduction française. La dialectique est tout aussi emportée, extrême, etc., que dans la conversation interceptée, et sur le thème Poutine égale super-Hitler. La comparaison paraît audacieuse à l’analyste de WSWS.org, Ulrich Rippert, mais on notera qu’après tout Timochenko ne fait que reprendre l’idée d’Hillary Clinton, également adepte de l’analyse Poutine-super-Hitler puisque l’ancien secrétaire d’État a effectivement fait récemment cette comparaison.

«...Quand on lui a demandé ce qu'elle pensait d'un récent discours du président russe Vladimir Poutine, Timoshenko a déclaré que Poutine avait fait des remarques “dont le monde n'a pas entendu de semblables depuis 1938”. Pour elle, Poutine représente “le fascisme pur”, encore plus dangereux que le national-socialisme [d'Hitler] parce qu’“il le dissimule derrière des phrases sur l'amitié entre les peuples”. Elle a dit que Poutine veut «redessiner la carte du monde par la guerre, les meurtres de masse et le sang». Ce serait le “Mein Kampf” de Poutine.

»Le fait que le quotidien d'information le plus vendu en Allemagne, avec près de 2,5 millions d'exemplaires quotidiens et un public de plus de 12 millions de lecteurs, répande une telle propagande en dit long sur la dépravation politique de son équipe éditoriale. Mis à part le quotidien économique Handelsblatt, qui a écrit que les déclarations de Timoshenko soulèvent “des doutes sur son état mental”, personne dans le monde politique allemand et les médias n'a réfuté sa comparaison entre Poutine et Hitler.

»L'opinion générale de l'élite allemande est qu'il est permis de falsifier à volonté le contexte historique et les faits. Aux yeux des propagandistes du militarisme allemand, la véracité des déclarations importe peu tant que leur contenu politique leur convient. C'est cette distorsion sans vergogne de la vérité historique, et non le comportement de Poutine, qui rappelle l'époque où les publications nazies comme la Völkische Beobachte ou le torchon de Goebbels Der Angriff répandaient des mensonges grotesques et des articles enflammés, auxquels personne n'osait s'opposer.»

• Que penser de ces sorties de Timochenko ? Pourquoi ne pas penser, notamment sur le point de la conversation interceptée, comme pense Orlov, sur son ClubOrlov le 24 mars 2014, dans un commentaire très court surmonté du titre bienvenu de «Ukrainians on the verge of a nervous breakdown». (Orlov prend pour du comptant la phrase sur l’emploi du nucléaire anti-Russes-d’Ukraine, démentie depuis par la Tilmochenko, ce qui ouvre un débat des plus riches mais ne doit en aucun cas nous détourner de l’essentiel qui est l’esprit de la chose, – c’est-à-dire “l’esprit de l’état d’esprit” dont témoigne cette sorte de conversation.)

«In this intercepted phone call Yulia Tymoshenko, a likely Ukrainian presidential candidate (but there will be no elections*) talks about using nuclear weapons on the eight million Russian citizens who live in Ukraine. Good thing these “Ukrainians” don't have any nuclear weapons, but they do have plentiful baseball bats and AK47s looted from armories in the west of the country. Listening to the tone of her voice (these Ukrainian nationalists are speaking together in pretty good Russian, by the way; they are both urbane and Ukrainian is a village dialect) I almost feel sorry for her. Except that she is talking about murdering people like me (my father was born in Kiev, so I have the right to a Ukrainian citizenship). Ahem, President Putin, do you have a moment? In his novel The White Guard, Mikhail Bulgakov, writing of the events of 1918 in Ukraine, characterized Ukrainian politics as a “pathetic operetta.” We appear to be at just that point yet again.»

Dans son texte, Orlov signale un astérisque («but there will be no elections*)», à propos des présidentielles du 25 mai, qu’il explicite de cette façon : «And the reason there will be no election is that if the election were held today, the people in power would get maybe 5% of the popular vote.» La remarque, statistiquement juste ou pas, signale essentiellement l’extrême impopularité de la clique actuelle au pouvoir à Kiev (Timochenko en étant la marraine principale du point de vue de la communication, comme il sied à une “icône”), qui ne vaut guère mieux que Ianoukovitch à cet égard. C’est une bonne façon caricaturale de rendre compte de la situation politique dans cette Ukraine-moins-la-Crimée, en y ajoutant bien entendu, d’une part les pressions dictatoriales de la clique FMI-UE, d’autre part l’activisme débridé de la frange extrémiste, de Svoboda à “Secteur Droite”.

(Pour ce qui concerne ce dernier domaine, on ajoutera l’exécution sommaire, hier, de Alexander Musischko, un des super-extrémistes de “Secteur Droite”, exécution qui serait le fait d’un raid de la police contre sa bande, selon le ministère de l’intérieur ukrainien lui-même [voir Russia Today, le 25 mars 2014]... Tout cela avec la précision que Musischko, en général considéré comme un terroriste incontrôlé, s’attendait lui-même à une attaque, dans un climat qui ressemble à ces situations de grand banditisme et de désordre par la fragmentation des centres de force plus ou moins tenues par des bandes et des pseudo-“seigneurs de guerre” revus en mode postmoderne : «Muzychko himself earlier said he believed he could be killed. In a video address recently posted on YouTube he said that the leadership of “the Prosecutor General's office and the Interior Ministry of Ukraine made a decision to either eliminate me or to capture me and hand me over to Russia, to then blame it all on the Russian intelligence.”»)

Ces divers événements comptent plus encore pour le climat et la psychologie que pour l’évolution politique, ou plutôt l’évolution politique passant par l’évolution de la psychologie dépendant des divers événements qu’on signale ici et là. La campagne anti-Poutine et antirusse qui est aujourd’hui le fondement de la politique-Système du bloc BAO, contrairement au mot de Kissinger repris par Védrine (“la démonisation de Poutine ne peut tenir lieu de politique, elle est au contraire le signe de l’absence de politique”), cette “politique” a besoin pour se développer, et même d’être justifiée, d’une Ukraine-sans-la-Crimée exemplaire dans son apparence politique et démocratique, c’est-à-dire avec une apparence exemplaire de sang-froid, une apparence de position de raison autorisant la fermeté anti-Poutine (puisque Poutine est un super-Hitler qu’il faut nucléariser), etc., – d’apparence en apparence, puisqu’il faut au moins sauver l’apparence ... Mais avec un tel capharnaüm, si bien exprimée par les éructations de l’“icône” Timochenko, aussi antirusse aujourd’hui qu’elle était pro-Poutine hier, que risque donc de devenir la situation intérieure ukrainienne ? Comme disait Lénine en d’autres circonstances, “que faire” ? Si les politicien-Système dont a besoin le bloc BAO ne présentent aucune difficulté pour leur alignement, leur absence totale de scrupule, leur corruptibilité presque vertueuse à force d’être si évidente, etc., par contre ils montrent une psychologie très fragilisée et très vulnérable, qui exacerbe la volatilité de leurs positions et les inconséquences de leurs actes. L’effet est que l’Ukraine-sans-la-Crimée est aujourd’hui une bouilloire dont l’instabilité se marque moins par le spectaculaire de la guerre civile ouverte, les morts et les massacres comme dans les cas syrien et irakien, voire de la brutalité du désordre type-libyen, que par une sorte d’état de fait (le contraire d’un État de droit, si l’on veut) quasiment instructuré, invertébré, tendant à faire du pays un point d’agitation permanente intériorisée, une sorte de masse de désordre rampant de plus en plus informe, dont nul ne voit ni le sens, ni les effets, qui flotte de plus en plus comme un gaz par définition insaisissable.

C’est en fait le plus grand risque possible pour les projets des organisations du bloc BAO, UE et OTAN, qui ont d’abord besoin d’une apparence de respectabilité, d’un vernis de légalité permettant aux speech-writer de développer le thème de la démocratie libérale et au FMI de faire conduire à bien les réformes habituelles qui ont besoin de l’ordre d’une direction ferme (voir la recette de la Stratégie du choc de Naomi Klein, qui fait passer les réformes libérales radicales par un gouvernement autoritaire capable de les imposer) ; qui ont besoin de cette structuration autoritaire derrière l’apparence libérale pour engager la coopération militaire qui doit conduire l’Ukraine vers son intégration dans le bloc BAO, passant également par l’UE-OTAN, etc. Tentant de rationaliser cette situation évolutive et insaisissable, Alexandre Latsa termine une chronique du 25 mars 2014 sur Itar-Tass par la question suivante : «D’un Euromaïdan plutôt nationaliste et europhile, va-t-on passer à un Altermaïdan mafieux et radical, qui pourrait se dresser contre les futures et plausibles nouvelles élites europhiles du pays ?» Cela pourrait aussi se résumer par la question symbolique, opérationnelle et relevant d’une évolution psychologique extrêmement primaire mais quasiment insoluble, – comment faire pour que Ioulia Timochenko retrouve son calme ?


Mis en ligne le 25 mars 2014 à 11H49