La Loi contre-attaque

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La Loi contre-attaque


11 avril 2008 — Le jugement de la Haute Cour de Londres sur l’arrêt, en décembre 2006, de l’enquête du SFO dans le scandale Yamamah-BAE est évidemment un important événement pour le cours de cette affaire. Des prolongements également importants sont à prévoir.

Le Financial Times désigne la décision de la Haute Cour sous l’expression de «[t]hursday’s explosive court ruling». Ce jugement (“explosif”) est en général partagé. La couverture médiatique de l’affaire est très variable et les commentaires restent extrêmement prudents. L’on sent bien que l’on est passé du “sensationnel” qui amène des révélations croustillantes au fondamental qui recèle des risques graves de déstabilisation d’un système. Dans le premier cas, la presse aime bien, dans le second elle est plus prudente, – ou bien, elle a fait son choix, comme le montre la première page (papier) du FT, véritablement “sensationnelle”; le FT a depuis longtemps pris partie avec fougue contre les agissements de BAE au nom de la défense d’un capitalisme qu’il voudrait vertueux.

La prudence sur le fond signalée plus haut est partagée par tous les acteurs, comme le note encore le FT: «The near-silence of BAE on Thursday and the other main parties was a sign of how much they all had to think about on a day when Lord Justice Moses’s voice rang out uncomfortably loud and clear.» (Silence d’autant plus remarquable que le gouvernement et les autres parties impliquées avaient été notifiées plusieurs jours avant du sens de la décision de la Haute Cour. On n’a pourtant rien à dire, ce qui en dit long.)

On le comprend, beaucoup de gens, beaucoup de groupes, attendent la suite des événements… Le Guardian d’aujourd’hui apporte ces diverses précisions :

«Pressure was mounting last night on the government to allow the reopening of the criminal investigation into secret payments by arms company BAE to Saudi Arabia following a high court judgment that made clear the inquiry should never have been dropped.

»Ministers have to decide in the next two weeks over what to do about the ruling from Lord Justice Moses, who with Lord Justice Sullivan, delivered a damning verdict on the behaviour of the former prime minister, Tony Blair, and his government in forcing a halt to the long-running investigation.

(...)

»The high court will reconvene in a fortnight to decide what remedy to award the two groups of anti-corruption campaigners who brought the judicial review of the Serious Fraud Office decision to end the inquiry.

»Among those waiting to see what Gordon Brown will do is the anti-bribery committee of the OECD, who spent last week in London grilling British officials about the apparent flouting of an international treaty. Investigators in Switzerland and the US Department of Justice, who took up the Saudi case when Britain abandoned it, will also be awaiting the government's next move. Ministers have so far refused to assist the US which has made requests for documents under a mutual legal assistance treaty.

»Campaigners and MPs yesterday called for Brown to distance himself from his predecessor and allow the BAE inquiry to restart. [...] >MI>Labour backbencher Bob Marshall-Andrews said the judgment meant “a new inquiry is inevitable”, a view backed by Sir Menzies Campbell, the former Liberal Democrat leader. “These rulings will be a test for Baroness Scotland in her new role [as attorney general] on whether the government will take the case forward,” he said. “It is also a test for the PM on whether he will take a different line from his predecessor, who intervened to halt the investigation in the first place.”»

D’une façon générale, les perspectives juridiques, de la part de la Haute Cour qui doit se prononcer encore sur les mesures qu’elle décidera, restent assez nébuleuses. On admet que la Haute Cour pourrait difficilement faire autrement que de recommander très fermement la réouverture de l’enquête par le SFO, ce qui ne déplairait pas à nombre de fonctionnaires de cet organisme, frustrés par l’ordre du gouvernement d’abandonner l’enquête. La presse devrait également soutenir une telle option, comme elle le recommande déjà, et une partie importante du monde politique. (Il y aurait bien sûr des possibilités de blocage temporaire, par exemple si le SFO fait appel. Mais le remède temporaire pourrait être pire que le mal, tant la Haute Cour a exprimé une attitude générale dans la magistrature britannique.)

Bien entendu, cette perspective (réouverture de l’enquête) est potentiellement radicale, ou “explosive” selon le terme déjà cité. Elle le serait pour les suites au Royaume-Uni autant qu’à cause de toutes les autres enquêtes en cours (OCDE, département US de la justice, gouvernement suisse). Ces divers organismes et enquêteurs devraient considérer une réouverture de l’enquête du SFO comme un “feu vert” pour accélérer leurs propres actions, tandis que les résistances internes à la bureaucratie opposées à ces différentes enquêtes devraient s’affaiblir radicalement.

Gunfight au coeur du système

C’est d’un autre point de vue que le cas immédiat de BAE, – qui mettra un certain temps avant de s’éclaircir à la lumière de la décision de la Haute Cour, – que nous allons envisager cette décision du tribunal de Londres. Nous allons la mettre notamment en parallèle avec le cas du GAO à Washington, qui se trouve désormais au centre de deux polémiques brûlantes concernant deux importantes affaires touchant le complexe militaro-industriel (CMI): le programme JSF et le choix de l’USAF de EADS/Northrop Grumman pour le programme KC-45.

Dans tous ces cas, avec plus ou moins de nuances, les organismes juridiques impliqués n’ont pas un pouvoir discrétionnaire total (encore moins pour le GAO, qui est un organe consultatif). Mais leur prestige, autant que la publicité faite à leurs prises de position, leur donnent un poids qui doit être considéré hors du seul formalisme juridique. En termes d’influence pesant sur les décisions possibles des autres pouvoirs, les décisions de ces organismes ont plus de poids que leur seule valeur juridique et ils ont même un poids considérable lorsqu’on considère le relais médiatique (voir le FT aujourd’hui pour le cas BAE). On peut dire que les affaires évoquées ont beaucoup plus d’importance qu’elles n’en auraient si l’on s’en tenait à la lettre de la loi.

Le constat que l’on peut alors proposer est que les circonstances paraissent indiquer qu’il existe désormais une dynamique de fond, plutôt qu’un “mouvement général” qui ferait croire à une concertation en fait totalement absente, de l’appareil juridique anglo-saxon contre ce qui pouvait être considéré jusqu’ici comme une véritable impunité du complexe militaro-industriel. (Le CMI indique bien la chose américaniste qu’on connaît, et nous y incluons sans hésitation BAE, parce que cette firme est américanisée, qu’elle s’inscrit dans le réseau général d’influence et de corruption de l’armement anglo-saxon, qu’elle s’appuie notamment sur les liens avec l’Arabie Saoudite qui fait elle-même partie de ce réseau général.) Cette impunité n’était pas gratuite, elle s’appuyait sur ce que nous avons désigné comme un “contrat”. (Dans le texte référencé, il est question de la problématique de l’apport pour le système des guerres que mène le CMI. Ici, nous parlons d’autres domaines. Ce que nous voulons mettre en évidence, c’est la notion de “contrat” entre le système et le CMI.)

Il nous paraît justifié, plutôt que de répandre quelques couches de confiture sur les tartines écrites à la gloire des vertus de la justice et du reste, d’avancer l’hypothèse que les difficultés grandissantes jusqu’au désordre complet du CMI à tenir les termes du contrat sont la cause de l’évolution de cette situation dans le sens qu’on voit. L’hypothèse a d’autant plus de sens qu’elle concerne des affaires différentes en essence, qui reflètent le désordre général du CMI plutôt que son manquement à une sorte d’apparence de “vertu minimale imposée” (ce qui pourrait être le cas s’il n’y avait eu que des affaires de corruption). On n’a jamais demandé au CMI d’être vraiment vertueux, par contre on exige de lui qu’il montre un certain ordre, une certaine efficacité et une certaine retenue d’apparence dans ses agissements. Un cas comme BAE montre un désordre et une absence de responsabilité fort dommageables; c’est également le cas pour le programme JSF, bien que le fond de l’affaire soit différent.

Nous ne proposons nullement une graduation dans l’échelle de la vertu hypothétique caractérisant le système (par exemple, entre la justice et le CMI). Nous proposons un constat, – il n’exclue par ailleurs ni les états d’âme ni les bonnes intentions, ni même des vertus plus nobles, – qui importe dans sa forme réaliste sinon cynique pour notre propos, dans la situation de pure réalité et de rapport de forces qu’il décrit.

Ce que nous nommons “le système” est fait de divers centres de pouvoir et de compétence qui ont chacun leur mot à dire et leur rôle à jouer. L’appareil de la justice fait partie du système, comme le CMI en fait partie. Dans le cas évoqué ici, il y a cet autre constat que le pouvoir politique, – autre élément du système, – ne semble plus vouloir, ou pouvoir réagir face à ces incartades du CMI qui commencent à ressembler à une dégénérescence du sens de la responsabilité collective. (On remarquera que, dans ce cas, la remarque vaut aussi bien pour le scandale BAE que pour le programme JSF, qui a échappé depuis longtemps à tout contrôle du pouvoir politique, voire même à l’affaire du programme KC-45 qui est dénoncée par certains à Washington comme une atteinte, hors du contrôle du pouvoir politique, portée à la puissance stratégique des USA.)

La justice, – ou, dit plus pompeusement, la Loi, – s’estime alors chargée de la mission de jouer ce rôle que le pouvoir politique a abdiqué, quitte à impliquer au passage (cas de BAE et de Blair) ce même pouvoir politique. On peut voir dans ce déballage aussi bien un sursaut de certains centres de pouvoir plus conscients que d’autres de la nécessité de maintenir un certain équilibre d’ordre et une certaine apparence de bonne conduite, – qu’un réglement de compte entre “familles” concurrentes. On peut même y voir également, dans le chef de certains, des vertus dont l’origine remonte à une histoire qui précéda l’installation de ce système qui régit notre civilisation. Tout cela n’ôte rien au fond de l’affaire telle que nous la décrivons.

L’affaire BAE n’est nullement un épiphénomène. C’est un signe sérieux de la crise du système. C’est un signe également convaincant que le complexe militaro-industriel n’est pas seulement une sombre affaire de comploteurs industriels et militaristes mais également, et surtout, et en pleine lumière désormais, l’un des éléments constitutifs fondamentaux du système. Sa crise reflète la crise du système comme elle l’alimente.