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1103C'est une question qui est rarement abordée parce qu'on espère bien que la réponse est évidente. Les plus extrêmes des esprits les plus vifs, se défendant de tout sentiment peu honorable, nous disent : “Être anti-Bush, ce n'est pas être anti-américain”. Cela implique que si GW n'était pas là, les choses iraient assez bien. Cela implique que tout a commencé avec GW, ou, disons, l'essentiel de nos ennuis avec nos amis américains.
Ces remarques introduisent un texte publié dans de defensa-papier, le 25 octobre 2002 (Vol 18, n°04), un texte Analyse sous letitre « La main de fer », où nous prenons l'attitude inverse : Clinton préparait GW, et il avait déjà fait beaucoup de chemin à cet égard.
D'autre part, à l'appui de cette thèse, nous publions un extrait d'une interview du professeur Charles A. Kupchan, auteur du livre The End of the American Era, où il aborde cette question (interview parue dans Salon.com, le 2 décembre 2002).
«... Also, oftentimes historians and particularly political scientists tend to look at the world structurally. They say, ''Forget about what's going on inside states and just look at the relations among states.'' The end of America's dominance will to some extent be made in America. It will come from America's domestic politics, its own ambivalence about empire and its own stiff-necked unilateralism, which alienates others. In that sense, a lot of where we go as a country will come from internal factors — demographics, politics, political culture, populism. Those are issues that lots of political scientists don't pay attention to.
» Now, is that a trend that you see happening regardless of what political party is in power?
» Yes. That's a debate that I have with my colleagues here because they say, “Listen. Once the Bushies are gone everything will be fine. If Gore had won, everything would be fine.” I don't agree. If Gore had won, the changes we are seeing now would have taken longer to come about, but both parties face the same political pressures in the end. If the Democrats win by 2015, it doesn't matter. We'll be in the same place.
» Still, you're basing a lot of your argument on what you've seen in the last year, aren't you? The idea that American intervention and multilateralism is on the wane ... that has a lot to do with what happened in the last year. And that's just one year.
» Interestingly enough, I wrote the first draft of the book before Bush was elected. The core themes were all there. What I'm quite shocked by is the speed with which all of this has happened. I thought that my general analysis would take a good decade to play out. Once Bush came to office it seemed like someone stepped on the gas. I had to rewrite the book and I put much more emphasis on America's turning inward and its ambivalence about running the world. After Sept. 11, the unilateralists' angry lashing-out side came back. The emphasis in the book on that was written after Bush came to office, and after Sept. 11.
» So you think this trend might slow down with Democrats — if they're ever in power again — but not halt.
» Yes, and that's partly because when I was in the Clinton administration in the early 1990s — only a few years after the end of the Cold War — I already saw trends that were seeds for the book. Congress was beginning to check out. The media was stopping its coverage of foreign affairs. Even Clinton, who was a liberal internationalist by inclination, wasn't so wild about the Kyoto Protocol, the International Criminal Court and all this other stuff that the Bush people said no to. When it all comes down to it, I see the arrows all pointing in one direction, but the emphasis and the speed changes from party to party. »
Ci-dessous, voici le texte Analyse paru dans de defensa, Vol 18, n°04, du 25 octobre 2002. Nous l'avions fait précéder du chapeau suivant :
« Qu'est-ce que GW? Un accident ou une fatalité américaine? L'unilatéralisme de GW est-il un accident ou une fatalité américaine? C'est la grande question de la crise actuelle. De la réponse qu'on y fera dépend l'avenir de la situation du monde. Et la réponse semble d'ores et déjà évidente. »
D'abord, il faut signaler qu'il commence à apparaître évident, “dans toutes les chancelleries” comme on dit, que, depuis le 11 septembre 2001, l'Amérique et sa puissance, et son besoin d'affirmation, — que l'Amérique “n'est pas la solution du problème, mais qu'elle est le problème”. L'Amérique est notre problème, elle est notre crise. Voilà qui commence à pénétrer l'esprit de nos dirigeants. Cette identification du problème principal, c'est-à-dire de la crise à laquelle nous sommes confrontés (l'Amérique et pas le terrorisme) est un immense progrès, quelles que soient les réactions que les uns et les autres envisagent à l'égard de cette découverte. Poursuivons notre travail d'identification, avec une autre question : parle-t-on de l'Amérique de GW, ou de l'Amérique tout court ?
Prenons-y garde : cette question est fondamentale. Elle mesure, selon la réponse qu'on fait, l'ampleur et la profondeur de notre crise. GW et son administration sont-ils un accident illogique ou un développement inévitable et, par conséquent, logique de la situation du système de l'américanisme ? L'Amérique a-t-elle été kidnappée, sans doute temporairement (on l'espérerait dans ce cas), par un accident de l'histoire, et encore, d'une histoire locale, ou bien était-elle destinée à être la terrible machine infernale qu'elle semble en train de devenir, sinon qu'elle est déjà ?
La formulation de cette question nous en rappelle une autre, bien mieux faite, bien plus ample, mais qui se réfère à la même interrogation. Il y a à peine plus d'un siècle, Walt Whitman, qui est quelque chose comme le “grand poète national américain”, publia Democratic Vista. C'était dans les années 1890, sur la fin de sa vie. Le livre tout entier rend un son particulièrement pessimiste et amer pour ce qui est des perspectives de la nation américaine, qui est le sujet traité. Ce livre est une sorte de legs désenchanté du poète Walt Whitman, où il composa cette phrase superbe pour résumer l'alternative caractérisant désormais le destin de l'Amérique : « Les États-Unis sont destinés à remplacer et à surpasser l'histoire merveilleuse des temps féodaux ou ils constitueront le plus retentissant échec que le monde ait jamais connu. » (En réalité, l'Amérique ne fut-elle jamais autrement que cette alternative ? Fut-elle jamais autre chose qu'une crise elle-même ?)
Cette phrase de Whitman sonne et résonne comme une réponse aux questions que nous posons ici, et, certes, une réponse bien pessimiste. Nous ne croyons pas une seconde, contrairement au choeur occidental de sanctification de la puissance américaine et de l'American Dream, que l'Amérique soit aujourd'hui, depuis le 11 septembre 2001 précisément, à la conquête du faîte de sa puissance et de sa gloire, qu'elle soit en train de devenir quelque chose qui est « destinée à remplacer et à surpasser l'histoire merveilleuse des temps féodaux. » Nous considérons que c'est exactement l'inverse, et que cette destinée est aussi une fatalité, c'est-à-dire la poursuite historique de la réponse implicite à la question de Walt Whitman. Dans cette logique, on comprend que nous jugions combien GW n'est pas un accident de l'histoire mais qu'il est une fatalité de l'histoire américaine.
En effet, voyons GW puisque nous sommes là pour ça ...
GW a été très mal élu. Il a kidnappé sa victoire, il l'a obtenue à force de manoeuvres, de pressions, de combines, jusqu'à un vote de la Cour Suprême, le 14 décembre 2000, qui reste pour certains juristes comme une des grandes infamies de l'histoire juridique de l'Amérique. Pour autant, ce ne fut pas un putsch, contrairement à ce qu'en disent les démocrates. Retournons la situation : si Gore avait été élu, on aurait aussitôt écrit de lui qu'“il a kidnappé sa victoire, il l'a obtenue à force de manoeuvres, de pressions, de combines”. Aucun des candidats, aucun des partis n'est à accabler précisément, sinon à faire partie d'un système, à être partie prenante d'une situation, à'être la fidèle image de l'un et de l'autre.
Au contraire, c'est un système et une situation (la situation créée par ce système, au bout du compte) qui sont à blâmer, qui apparaissent au grand jour en ces jours de novembre-décembre 2000 : un pays divisé presque parfaitement en deux, radicalisé en deux “factions” irréconciliables ; un pays divisé mais qui ne vote pas, sinon, pour ceux qui sont impliqués, selon les lignes de la machinerie d'un système qui est totalement une particratie ; un processus démocratique bloqué par la vétusté, l'archaïsme, le désintérêt, la corruption ; un système juridique également corrompu dans son esprit encore plus que dans sa forme, détruisant encore plus l'“esprit de la loi” que sa “lettre” ; un système médiatique également corrompu, habile à présenter une réalité non-réelle (le virtualisme) et présentant la particularité d'être aussi corrupteur qu'il est corrompu. (Dans tous les cas évoqués, il faut avoir à l'esprit que nous sommes bien plus inquiets d'une corruption intellectuelle et psychologique que de la classique corruption vénale, bien que les deux soient présentes.)
Nous voulons dire par conséquent que GW, pour cette circonstance de son élection, n'est ni un accident, ni une aberration. Il est à l'image du système, il est l'enfant de la situation. Là-dessus, qu'il soit un candidat complètement fabriqué, sans expérience, sans doute sans réel intérêt pour les fondements de sa fonction, voilà qui est plus logique qu'accidentel. Il est non seulement l'“enfant de la situation”, il est encore plus l'enfant du système. Le candidat a été fabriqué, il a été élu dans des élections également incertaines et manipulées. GW est tout ce qu'on veut sauf une surprise.
On savait tout cela avant qu'il soit élu. Tout le monde avait d'ailleurs apprécié qu'il ait été entouré de gens qui furent reconnus comme des vétérans du service public, avec de nombreuses fonctions à leur actif dans des administrations précédentes. Pour nombre de commentateurs, la présence des Cheney, Rumsfeld, Powell et compagnie était un gage de continuité, le signe que la politique de l'administration GW poursuivrait une politique générale assez traditionnelle. On sait aujourd'hui que c'est principalement à cet entourage qu'est due la politique unilatéraliste qui est en question ici (et Powell, malgré l'aura de vertu politique qui le nimbe, ne fait pas différent sur le fond).
Ce qui est une surprise, bien sûr, c'est l'attaque du 11 septembre 2001. Cela, personne ne l'avait prévu, et c'est depuis qu'elle a eu lieu qu'on dénonce le déchaînement de l'aspect unilatéraliste et militariste de la politique américaine. Il nous paraît tout de même hautement improbable qu'une administration démocrate aurait tenu plus compte que l'administration GW des divers avertissements qui furent prodigués, concernant cette attaque possible, tant de sources intérieures (diverses agences) que de sources extérieures (pays alliés). De même, on voit mal comment une administration démocrate aurait pu réagir différemment que ne le fit l'administration GW après l'attaque. C'est tout l'establishment US qui fut bouleversé par l'attaque et l'unanimité politique qui suivit le montre assez. Une administration démocrate, serrée de près par la droite républicaine vociférante, n'aurait pu, ni sans doute voulu, montrer moins de fermeté, avec l'unilatéralisme et le militarisme qui vont avec. Au reste, on peut noter que quelques-unes des mesures les plus contestées de l'administration GW (les restrictions de la vie publique) ont largement été préparées par les lois antiterroristes de l'administration Clinton des années 1995-96 (à l'occasion de l'attentat d'Oklahoma City et des menaces d'attentats autour des Jeux Olympiques d'Atlanta). On veut dire par là que le procès d'unilatéralisme qui est fait à l'administration GW, en tant qu'il s'agirait de quelque chose d'aberrant et d'accidentel due à la seule personnalité de GW et/ou à son entourage, ne dégage pas de preuve accablante et concluante dans ce qui s'est passé depuis 9/11.
Avant le 11 septembre, l'administration GW avait déjà montré des tendances unilatéralistes sérieuses. Il y avait eu le refus du Protocole de Kyoto, le refus de confirmer l'engagement de Clinton sur la Cour Pénale Internationale (CPI), voire la question de la défense anti-missile perçue également comme unilatéraliste. Peut-on parler de rupture pour autant ? Clinton avait lui-même relancé la question de la défense anti-missile, quant à sa signature du traité de la CPI, il s'agit plutôt d'une manoeuvre politicienne, avec sa signature le 31 décembre 2000, alors qu'il n'était plus président bien qu'il fût encore en fonction.
L'administration Clinton n'avait pas montré, durant ses huit ans de mandat, tellement plus d'ouverture aux grandes tendances de la politique multilatéraliste. C'est sous Clinton que, pendant 6 ans, et avec une majorité démocrate constante, les États-Unis refusèrent de faire avancer les accords de libre-échange. C'est sous Clinton que les rapports des États-Unis avec l'ONU prirent un tour de crise endémique ; si les républicains jouèrent leur rôle avec le blocage au Congrès du paiement des quote-parts US, l'administration tint le sien en manipulant honteusement l'Organisation, comme lors de l'élimination du secrétaire général Boutros-Ghali et son remplacement par Koffi Annan.
Lorsqu'on parle de politique unilatéraliste, on a bien sûr à l'esprit que cette évolution passe d'abord par la militarisation de la diplomatie, qui est nécessairement un signe d'unilatéralisme du côté américain (l'intervention militaire étant totalement nationale, donc unilatéraliste). C'est évidemment le principal reproche qui est fait à l'administration GW, lorsqu'on fait le procès de son unilatéralisme. Là aussi, la mémoire est courte. La militarisation de la diplomatie américaine est entièrement l'oeuvre de l'administration Clinton. Il suffit de rappeler quelques points.
• C'est sous Clinton que l'implantation militaire dans la région du Golfe s'est confirmée et s'est même accentuée. Les accords militaires et les déploiements de forces ont essaimé à partir de l'Arabie dans divers pays de la péninsule, acquérant un caractère permanent et systématique.
• C'est sous Clinton que les commandants de théâtre (les fameux Commanders in Chief de théâtre, connus sous l'acronyme “CINC”, qui justifia le jeu de mots et leur surnom de kings [rois]) prirent une autorité considérable. A la fin de la présidence Clinton, les “CINC” jouaient un rôle diplomatique avéré dans leurs zones d'action, à un point tel que l'administration GW, avec Rumsfeld, dut intervenir contre cette situation.
• C'est sous Clinton que le commerce des armes s'est multiplié, les ventes d'armes devenant un moyen d'affirmer une main-mise stratégique et politique sur les acheteurs.
• C'est sous Clinton, enfin, que l'utilisation des moyens militaires s'est généralisée, avec les frappes contre l'Irak, les interventions en Bosnie, le Kosovo, les ripostes armées aux attentats, etc. Les sentiments des protagonistes de cette administration étaient bien connus, à l'image du mot resté fameux de Madeleine Albright, alors ambassadrice US à l'ONU, à Colin Powell, alors général (« Général, vous ne cessez de nous vanter les mérites de votre magnifique armée. Vous devriez vous en servir plus souvent. »).
Cette utilisation des moyens militaires sans la moindre timidité s'est accompagnée d'une attitude générale d'interventionnisme, également de type unilatéraliste. Dans ce cas également, on a constaté une attitude systématique de refus d'intervenir dans les structures de l'ONU ou, quand il était impossible de l'éviter, de refus des contraintes de l'ONU. Les interventions en Somalie et en Haïti furent de cette sorte, les USA choisissant leurs propres conditions d'intervention et exigeant le commandement. Le refus d'intervenir des USA dans les Balkans jusqu'en 1995 n'e mpêcha nullement les Américains d'interférer constamment dans ce conflit, et, là aussi de façon unilatéraliste, puisque sans consultations avec leurs alliés engagés dans cette zone et le plus souvent contre les intérêts et la politique de ces alliés. Quand les USA se décidèrent à intervenir, ce fut dans un cadre purement américain (accords de Dayton) relayé par l'OTAN.
Les interventions majeures avec l'OTAN (le Kosovo), hors du cadre ONU, se firent aussi de manière unilatéraliste, dans l'esprit sans aucun doute. Les alliés étaient tenus dans l'ignorance complète des plans élaborés au Pentagone, les Britanniques comme les autres. La décision de tenir l'OTAN à l'écart de la “guerre contre la Terreur” n'est pas un inédit de l'administration Bush ; c'est une décision déjà prise par l'état-major à la fin de la guerre du Kosovo (sous Clinton) de ne plus accepter de passer par des formules otaniennes où, malgré leur attitude complètement unilatéraliste, les militaires américains se sentirent contraints par des décisions politiques qui se prenaient à 19, et où, malgré que le département d'État maintînt la discipline dans les rangs, il y en avait un parfois (le Français bien sûr, dans 95% des cas) pour user de son droit démocratique — et de complète lèse-majesté — d'opposer son veto à tel ou tel objectif.
Et ainsi de suite, — l'on peut poursuivre cette litanie. On pourrait ajouter que le mouvement de globalisation fut entièrement l'oeuvre de l'administration Clinton, notamment avec Robert Rubin, sous-secrétaire au trésor ; que cette globalisation, qui est une dérégulation et une déstructuration, combinée à un refus protectionniste d'étendre le libre-échange, constitue la formule la plus “agressive-unilatéraliste” qu'on puisse rêver. La réalité est qu'il n'y a pas vraiment rupture entre Clinton I et II et GW, mais continuité avec radicalisation, puis radicalisation extrémiste à partir du 11 septembre 2001, et pour la raison qu'on comprend. Le langage de Madeleine Albright sur « la nation indispensable » est absolument conforme à tout ce que nous racontent les philosophes durs à cuire de l'administration GW.
Pourtant, dans nos esprits parfois trop prompts à conclure et dans nos mémoires si courtes, Clinton trône comme le multilatéraliste-type, l'internationaliste, l'homme à mettre en complet contraste avec GW. Eh bien, pourquoi pas ? Acceptons la proposition, Clinton est un homme sympathique attachant, rigolard, un compagnon chaleureux, qui n'a vraiment rien des mines des guerriers de l'administration actuelle. Cela ne change rien à notre propos, sinon à nous conforter dans l'idée que le système washingtonien a atteint un tel degré d'efficacité perverse que, effectivement, les personnalités des présidents ne comptent plus guère. La personnalité de Clinton, ainsi décrite, est celle-là même du président dont l'administration a mené la politique qu'on a dite. Nous dirons alors que l'administration Clinton a eu une excellente politique de relations publiques à tendance multilatéraliste, mais que les faits ont confirmé que la politique menée par son administration était effectivement unilatéraliste.
Dans ce cas, avouons un peu cyniquement que nous trouvons bien de l'avantage à la conduite de GW. Lui, il nous fait comprendre chaque jour que “le roi est nu” et il nous en offre une image (il nous faudra du temps pour accepter cette situation nouvelle mais il y a des signes sûrs qui font penser que nous y venons). Le meilleur exemple de cette évolution et de cette situation est la nouvelle doctrine stratégique, révolutionnaire, préemptive, déstabilisante, etc, — mais pas vraiment nouvelle, par ailleurs. Comme l'explique un article du Christian Science Monitor du 23 septembre : « Sur un point, les analystes de toutes tendances s'accordent : pour l'essentiel, la stratégie explicite ce qui a été une façon courante d'agir des USA pendant des années. “Si vous considérez l'histoire de nos rapports avec l'Amérique Latine, vous pouvez représenter clairement nombre de politiques antérieures comme des politiques imposant des changements de régime selon l'idée que si nous n'agissons pas, des événements dommageables vont survenir. Mais déclarer de façon aussi ouverte et abrupte une telle politique, voilà qui est nouveau”, — selon Richard Stoll, professeur de sciences politiques à Rice University. »
La clef de cette situation et de ce comportement, la clef qui nous permet de répondre en un sens à la question que nous nous posons avec GW (GW est-il un accident ? Le multilatéralisme pourrait-il revenir et écarter l'unilatéralisme institué par cette administration ?), — peut-être le fameux Robert Kagan nous la donne-t-il. Non pas dans son article dont tout le monde parle depuis quatre mois (« Power & Weakness ») mais plutôt dans un court billet publié dans l'International Herald Tribune du 13 septembre. Kagan réaffirme sa thèse qui est un plaidoyer pour l'unilatéralisme et la complète d'une appréciation assez cynique mais révélatrice, qui s'adresse aux Européens, et qui dit en substance : cessez d'opposer multilatéralisme et unilatéralisme lorsque vous parlez des Américains car c'est la même chose. (Le texte de Kagan est un commentaire du discours de GW Bush à l'ONU le 12 septembre.) « Clairement, le multilatéralisme a des significations différentes sur les deux rives de l'Atlantique. Beaucoup d'Européens croient en ce qu'on pourrait nommer le multilatéralisme de principe. De ce point de vue, gagner l'approbation du Conseil de Sécurité n'est pas un moyen pour une fin mais une fin en soi, la condition sine qua non pour un ordre international. [...] Bien peu d'Américains accepteraient cette définition. Ils ne sont pas des multilatéralistes de principe. Ils sont des multilatéralistes instrumentalistes. Oui, ils veulent gagner un soutien international. Ils aiment avoir des alliés et ils aiment que ceux-ci approuvent leur action. Mais le fondement de l'argument multilatéraliste américain reste complètement pragmatique. »
Résumons : Kagan nous dit que le multilatéralisme n'est qu'un moyen qu'empruntent les USA, selon les circonstances, pour imposer leur vision unilatéraliste un moment dissimulée. Il emploie spécifiquement l'image de “la main de fer dans un gant de velours”, l'appliquant au couple unilatéralisme-multilatéralisme : « It's the unilateralist iron fist inside the multilateralist velvet glove. »
L'explication de Kagan a l'avantage de la clarté et de la logique. Elle a l'avantage d'éclairer ce que certains jugent être une contradiction, un changement de cap entre les administrations Clinton et GW, et de conforter au contraire l'analyse des faits qui montrent une réelle continuité entre les deux périodes. Elle a l'avantage de fixer d'une façon conceptuelle évidente l'idée que GW, loin d'être une rupture avec l'unilatéralisme maquillé en multilatéralime de Clinton, n'est au contraire qu'une arrivée à maturité d'une politique implicitement développée par les États-Unis.
Un fait est remarquable dans la politique de l'administration GW : sa volonté systématique de briser les cadres existants. Le fait est noté aussi bien dans des matières comme le désarmement que dans d'autres, où cette politique américaine est encore moins explicable du point de vue européen, tel par exemple le domaine du commerce international. C'est le complément de l'unilatéralisme et ce qui donne à cette politique un aspect beaucoup plus systématique, beaucoup plus fondamental, et nous fait penser qu'elle est là pour durer au-delà de GW, — parce qu'elle est devenue, de façon ouverte alors qu'elle l'était déjà implicitement, la politique des États-Unis.
Dans ce cas également, le précédent de Clinton, le soi-disant multilatéraliste, ne contredit certainement pas ce constat. On a déjà cité le cas de la globalisation comme étant une politique unilatéraliste, cette fois à mettre complètement à l'actif (?) de l'administration Clinton, et ainsi montrant que le multilatéralisme de cette administration ne fut que le gant de velours qui cachait la main de fer de l'unilatéralisme. La globalisation est aussi, et même plus qu'aucune autre politique à ce point de radicalisme, une entreprise de déstructuration systématique. C'est la définition même de la “globalisation” (à la différence de la “mondialisation”) : la recherche systématique de la rupture et de la destruction de toutes les structures existantes (ce qui est une définition un peu crue, mais d'autant plus juste, de la “dérégulation”) ; l'on retrouve une constante américaine qui confirme ce que nous dit Kagan puisque la grande poussée de dérégulation a son origine à l'administration Carter, qui est certainement l'administration américaine de la Guerre froide qui s'est voulue comme la plus multilatéraliste.
Si l'on accepte cette analyse, on conclut que l'attaque du 11 septembre 2001 entre dans ce schéma comme un coup de tonnerre, un avertissement terrible. Au contraire de faire comprendre aux Américains qu'ils avaient commis l'erreur de ne pas être multilatéralistes (comme l'ont cru nombre d'Européens après l'attaque, croyant que celle-ci allait conduire les Américains à “s'ouvrir au monde”, ce qui impliquait d'ailleurs que nous acceptions inconsciemment l'analyse que les Américains avaient toujours été unilatéralistes), — au contraire, 9/11 a été pour les dirigeants américains l'avertissement pressant, peut-être l'avertissement ultime, que leur unilatéralisme n'avait pas été assez efficace, que la déstructuration n'avait pas été assez puissante et efficace. Depuis, leur politique n'est pas du tout de chercher à “comprendre” les autres, de respecter leurs structures, mais au contraire de détruire encore plus ces structures. Dans cette logique, on comprend beaucoup mieux les projets des extrémistes de l'administration GW, des neo-conservatives, d'attaquer l'Irak pour détruire ses structures, en espérant que cette destruction aura un effet de contagion et entraînera la destruction des structures des autres pays arabes de la région. Ce sont eux, ces extrémistes, qui sont les plus conformes à la grande tendance américaine. Ils montrent que, par nature, l'américanisme (et, au-delà, le pan-américanisme expansionniste et prédateur) est une doctrine extrémiste et nécessairement déstructurante et déstabilisante.
On pourrait aussi bien nommer l'unilatéralisme : “isolationnisme agressif” ou “isolationnisme hégémonique”. Le projet est immuable et correspond aux fondements des conceptions américaines : ni convertir, ni diriger le monde, mais le transformer, en faire une immense Amérique ; c'est-à-dire, confirmer radicalement la justesse du Projet américain par sa duplication universelle. 9/11 a confirmé pour le système que c'est le moment ou jamais, que c'est même un “quitte ou double”, — son moment de vérité. Unilatéralisme ou pas, le système est lancé dans son entreprise ultime. Il nous renvoie à la remarque en forme de question angoissée de Walt Whitman.