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28 mai 2006 — Il en faut beaucoup pour qu’on arrive à distinguer dans les commentaires du Sunday Telegraph un certain dégoût devant la servilité et la couardise intellectuelle d’un Premier ministre britannique s’empressant devant les consignes de Washington. D’habitude, le Telegraph aime bien… Mais cette fois, on n’est pas loin du “trop c’est trop”.
La blague allait comme ceci, pour décrire les “special relationships” dans les années 1950 : “Quand les Américains disent aux Anglais : ‘sautez !’, les Anglais répondent : ‘De quelle hauteur ?’”. Blair, lui, ajoute le sens de la précision qu’on aime bien chez lui : “dois-je tomber sur la tête ou sur le cul ?”
Laissons cette bile épanchée et passons à l’histoire du jour. Elle vient du même Telegraph qui a dû “bénéficier” de l’écoeurement discret d’un officiel britannique. (La rapidité, la précision et la méchanceté de la fuite en disent long sur l’état d’esprit britannique autour de Tony Blair.) On sait que le Telegraph, malgré son pro-américanisme très prononcé, n’a pas de cadeau à faire à Blair. D’ailleurs, qui, en Angleterre, a encore des cadeaux à faire à Blair ? Il n’y a plus qu’à Washington, paraît-il, qu’on lui fait des cadeaux. Mais vu la forme de la dernière des “special relationships”, nous voilà complètement confirmés dans le fait que le soutien de Bush à Blair dans l’affaire du Joint Strike Fighter n’est rien d’autre que des “warm words”, qu’il ne vaudra pas tripette face aux intérêts du Pentagone, dans les négociations qui continuent. Qu’on se le dise. (On se le dira sans doute à Londres, lorsque Blair sera absent des délibérations.)
Voici donc l’histoire, dans le Telegraph du jour : « Tony Blair made significant changes to one of his most important foreign policy speeches after bowing to American objections, The Sunday Telegraph has learned. The Prime Minister changed key passages on possible action against Iran, climate change, and a proposed shake-up of the International Monetary Fund and the World Bank.
» Objections by President George W Bush's inner circle played a key role in the alterations, which were made just before Mr Blair delivered his landmark address at Georgetown University in Washington, on Friday, British sources have revealed. Only three hours before the speech was delivered, Downing Street officials were briefing journalists that the Prime Minister would stress that “change should not be imposed” on Iran, reflecting the British view that bombing or invading Iran is not a realistic option.
» American officials had insisted, however, that the possibility of military action remained “on the table”, arguing that this helped to exert maximum pressure on President Mahmoud Ahmadinejad. By the time he made his speech, Mr Blair had significantly bowed to the American position, claiming “I am not saying we should impose change” and leaving the door open for a military attack. »
L’éditorial du Sunday Telegraph qui accompagne l’article est extrêmement sévère, voire méprisant pour Tony Blair. Non que le journal repousse l’option de l’alignement sur les USA, bien au contraire. Mais, en cette circonstance, il joue sur le velours et se paye le luxe de bien aimer qu’on appelle un chat un chat. Cela lui permet de démolir les prétentions de la doctrine Blair d’“interventionnisme internationaliste”. Blair est la marionnette de Washington, un point c’est tout ; ce que n’aime pas le Telegraph, qui n’est pas contre la présence d’une marionnette de Washington à Londres, c’est que Blair prétende être autre chose. Ainsi, d’une façon indirecte et pour une cause bien douteuse, nous avons droit à quelques vérités qui valent quelles que soient les intentions cachées :
« “I hope that isn't the White House telling me they don't agree with that,” quipped the Prime Minister when a mobile phone rang in the middle of the speech he gave at Georgetown University in Washington on Friday. “They act very quickly these guys…”
» His joke betrayed the nature of the ‘special relationship’: the Bush administration tells Mr Blair what it wants, and Mr Blair does his best to provide it. That appears to extend even to changing the text of the Prime Minister's keynote speeches. In accordance with the usual protocol, the Georgetown address was discussed with members of the Bush administration.
» The Americans suggested changes — and in a break with the usual protocol, Mr Blair appears to have made them. He seems to have watered down his original insistence that “change should not be imposed on Iran” to leave the door open for military action. He dropped his original insistence that the US and Europe give up their monopoly of the top posts at the IMF and the World Bank. He scaled back his plea for action on climate change.
» It is only too characteristic of the one-sided relationship between the British and American governments since Mr Blair was elected. Mr Bush always has warm words for Mr Blair, and for good reason: the British Prime Minister has given the American President everything he could possibly want, even when Mr Bush is willing to do without a contribution from Britain. Famously, Mr Bush told Mr Blair prior to the invasion of Iraq that he realised Mr Blair would face insuperable domestic difficulties if he joined in, and that he was willing to go ahead without the British. The Prime Minister refused that offer — with dire consequences for his subsequent political standing. »
Conclusion n°1
Revenons sur le Joint Strike Fighter pour observer qu’il s’agit vraiment d’une affaire extraordinaire. Y a-t-il eu “cadeau” ou pas de GW Bush à Tony Blair? Dans son méchant édito sur Blair, le Telegraph ne mentionne même pas l’affaire lorsqu’il écrit :
« Beyond warm words, what has Britain received from Mr Bush in return for the Prime Minister's unconditional and uncritical support? If there is an answer to that question other than “Nothing”, it is extremely difficult to see what it is. Britain receives no preferential treatment from the US when it comes to economic or trading agreements. The extradition arrangements remain unjust: we hand over British citizens wanted for trial in America, but the Americans have yet to get round to putting their signature to the supposedly reciprocal treaty. »
Conclusion n°2
Il y a le mystère Tony Blair. Quelle perversion a donc touché sa psychologie pour pousser cet homme qui n’est pas sans qualité à un tel abaissement? Sans doute est-ce répondre à la vanité personnelle que refuser de reconnaître la réalité de cette relation avec les USA, ou la dissimuler derrière des plaisanteries qui permettent d’interdire tout jugement de fond.
Blair est donc prêt à aller jusqu’au bout pour sauvegarder l’apparence (les sourires de GW, qui lui font croire que la relation réciproque existe), c’est-à-dire sacrifier jusqu’à la liquidation de toute substance de cette relation pour lui substituer une complète servilité. L’effet de cette vanité est extraordinaire et extraordinairement pervers.
Vanité, en effet, que d’aller donner un dernier grand discours à Georgetown University sur sa “grande vision” des affaires du monde et comment les réparer ; mais vanité fatale, car ce qu’on retiendra du discours est que Blair s’est montré capable de changer complètement sa “grande vision” pour répondre aux consignes de l’entourage d’un Président lui-même complètement paralysé par une désastreuse impopularité. Blair ne cède même pas à une puissance impérative mais à un cercle d’idéologues assiégés par une paralysie et une impopularité grandissantes. Joli coup, qui nous en dit long sur l’honnêteté intellectuelle de la démarche et sur la dignité de la pensée.
Non, tout se réduit à la vanité des apparences, — et l’effet final, qui provoque le contraire de la satisfaction de la vanité en fracassant cette apparence, nous fait penser, en citant notre proverbe favori, que, quelque part, le diable en rit encore.
Conclusion n°3
La situation à Londres ? Que faire de Tony Blair et, surtout, que faire des “special relationships” ? Les Anglais sont en bout de course, là où il leur faudra se décider, — une décision, cette chose affreuse qu’ils ont tant écartée.
Les Américains vont faire des pressions d’enfer pour que Blair reste le plus longtemps Premier ministre, puis pour que sa politique soit poursuivie lorsqu’il partira. Les enchères vont monter, les gages réclamés vont devenir d'un grand poids. Gordon Brown va devoir faire patte blanche et acte de soumission, comme Londres a toujours fait… D’accord, mais dans ce cas c’est envoyer le parti travailliste, — s’il ne se révolte pas d’ici là, — à l’abattoir électoral et, au bout du compte, perdre le pouvoir au profit du sémillant Cameron qui saura reprendre le rôle de Blair. Pour une fois, le choix est shakespearien, du type “to be or not to be”.
La situation est si dramatique et si extrême qu’il y a, comme on l’a vu, des chroniqueurs du Times pour recommander à Brown de rompre avec Bush. Pour cette fois, les special relationships sont enfin devenues un enjeu politique fondamental au Royaume-Uni… Cela aussi, c’est l’effet pervers étonnant et réjouissant du “grand jeu” de Tony Blair, devenu la marionnette vaniteuse.