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11415 décembre 2009 — Il ne fait pas bon, aujourd’hui, avancer que le programme F-35 marche bien et s’affirmer comme partisan du Joint Strike Fighter (JSF). Le brave Loren B. Thompson, que nous connaissons bien, en fait les frais, après avoir pondu une petite chronique bucolique sur son site du Lexington Institute, où il nous assure, le 30 novembre 2009, que oui, au secours, tout va bien à bord («Four reasons for confidence in the F-35»). La volée de bois vert ne se fait pas attendre.
• Elle vient de E.L. Palmer, le 2 décembre 2009, sur son blog (ELP Defens(c)e)… «The Lexington Institute is doing its best to sell the F-35, with the “hey it’s no big deal” approach. Besides some other comments that need a serious reality check we have this quote below that just is not true…»
• Elle vient du redoutable Bill Sweetman, effectivement de retour parmi nous, qui, ce 2 décembre 2009, sur Arès Defense, le blog d’AviationWeek.com, a quelques mots très sévères pour le brave Loren B. Thompson.
«“If you don't follow the defense business closely, then you can be excused for believing that the F-35 Joint Strike Fighter is in trouble.” So says Washington defense uber-source Dr Loren Thompson, of the Lexington Institute, in a new issue brief on the JSF. “But the F-35 program isn't really all that troubled,” he reassures us.
»That settles it. I feel much better now. Both the Washington Post and the New York Times have tagged Dr Thompson as a Lockheed Martin consultant in the past few months, but we know that he would never allow such considerations to color his views.
»The more serious concern is that the issue brief makes no sense.»
Suit un découpage au scalpel des arguments de Loren B. Thompson, à commencer par le premier, le plus stupide, le fameux TINA qui encombre la catastrophique pensée de notre système – le “There Is No Alternative”. (Cela pour le JSF, mais aussi pour le marché libre, le capitalisme, le système de l’américanisme, Goldman Sachs, les renforts en Afghanistan, l’abrutissement des esprits et ainsi de suite – TINA, les amis.) Alors, parce qu’on se noie avec l’application de la recette du système, on continue à appliquer la recette du système et à se noyer parce que – “TINA, les amis”?
«The first of four points in the brief is that "there is no alternative" to the JSF. Even if that's true (Boeing would disagree in the case of the Navy, and lots of people in the case of export customers) it does not mean that the program is going well. At best, the trashing of alternatives implies that JSF will be continued no matter what, at any cost and on any timescale. But that's not success: with flat budgets, such an outcome will gut US and allied air power.»
Le reste des arguments du “bon docteur” comme l’appelle Sweetman, peut-être par analogie ironique avec Ron Paul (Loren B. Thompson se présente toujours avec un “Ph. D.” derrière son nom, extrêmement rassurant pour l’avenir du monde) – le reste, découpé en tranches… Il ne fait pas bon, aujourd’hui, être un fan du JSF.
(Thompson est également mis en cause sur le site Danger Room, le 3 décembre 2009, dans un article consacré au rôle des experts “indépendants” dans leur campagne en faveur d’un renforcement des forces US en Afghanistan, mais aussi d’une façon plus générale. «Earlier this year, when Loren Thompson of the not-for-profit Lexington Institute launched his own defense blog, bloggers rightly noted that Thompson was also a for-profit consultant to the defense industry. They raised questions about the extent to which Thompson’s insights and analysis were colored by industry priorities, rather than strategy (and the extent to which the Lexington Institute was bankrolled by the same defense contractors).».)
La réaction de Loren B. Thompson à l’attaque de Sweetman est à la fois piteuse et inquiète – ou comment l’interpréter autrement? Il semble que Thompson craigne de perdre sa crédibilité en étant ainsi mis en pièces par Sweetman et il joue l’honnêteté du débat démocratique en indiquant “loyalement” mais sur le ton d’une intervention assez peu ordinaire, sur son blog, le 3 décembre 2009, en couvrant de fleurs diverses son impitoyable détracteur, dans le genre éventuel du “je mets les pouces” (les “here” indiquent des liens que nous indiquons nous mêmes): «Respected aerospace analyst Bill Sweetman dissected my Monday F-35 issue brief in his Aviation Week blog on December 2, and definitely didn't like what he saw. We don't have a comments section at Early Warning, but we do try to run informed dissents from our views, and Bill Sweetman is an uncommonly gifted expert. So here is what he had to say about my brief. A link to the brief itself is here.»
…Or, Loren B. aura bien du mal à ne pas trop se faire étriller encore plus gravement par Sweetman & compagnie, s’il est contraint de continuer à suivre la ligne de son employeur Lockheed Martin. Les déclarations d’un dirigeant de Lockheed Martin le 3 décembre 2009 sur Reuters sont simplement du type stalinien:
«“We have never seen, ever, success in terms of avionics stability and maturity this early in a program,” said Ralph Heath, executive vice president of the company's aeronautics business unit.[…] Heath said about three-quarters of the jets returning from test flights were ready to go again, a standard he said normally applied to production models, not test planes. “So it really is a brand-new phenomenon,” he told a webcast Credit Suisse aerospace and defense industry conference in New York.»
Là-dessus, Reuters enchaîne comme si de rien n’était, après ces paroles triomphantes d’optimisme dites à propos du JSF comme la nième merveille du monde: «The test flight program is far behind schedule. The development program overall is facing a potential $16 billion shortfall through 2015, according to independent studies commissioned by the Pentagon.»
…Pendant ce temps, William Lynn, n°2 du Pentagone, tient d’autres propos, tout de même assez menaçants pour Lockheed Martin, tels qu’ils sont rapporté par l’American Forces Press Service, le 3 décembre 2009:
«Pentagon officials are working to halt spiraling costs in the F-35 Lightning II joint strike fighter aircraft program… […] Deputy Defense Secretary William J. Lynn III said here yesterday. Lynn told the Aerospace and Defense Conference he’s concerned about both “cost and schedule challenges” associated with the next-generation fighter aircraft that Defense Secretary Robert M. Gates calls “the heart of the future of our tactical combat aviation.” “We don’t like some of the trends we see, and we are determined not to accept those trends,” Lynn told the audience of aerospace executives. Defense Department officials are reviewing the program and exploring ways to get the contractor, Lockheed Martin Corp., to share in the cost of scheduling delays, he said. Meanwhile, they’re revising and restructuring the program to make sure it delivers on schedule.»
@PAYANT Du point de vue de la communication, c’est un phénomène extraordinaire, un phénomène d’anthologie de la “science communicationnelle”, si la chose existe déjà, que cette dégradation de l’image du JSF en quelque chose comme 14-16 mois. (Si nos lecteurs nous ont bien suivis depuis l’origine, ils se rappellent que les doutes et nos doutes concernant le JSF ne datent pas d’il y a 14-16 mois mais d’une décennie au moins. Quant à nous, ils ont existé avec la naissance du programme, par rapport à ses ambitions. L’image scintillante du “plus grand programme industriel et militaire de l’histoire”, elle, par contre, a tenu pendant des années à son zénith incontesté selon la ligne conformiste de la pensée, effectivement jusqu'en septembre 2008.)
Le deuxième phénomène d’anthologie de la “science communicationnelle”, c’est cette bataille entre la nouvelle réalité qui s’impose avec la force d’un bulldozer, avec les journalistes qui se sont rebellés les premiers (essentiellement sur Internet), désormais de plus en plus soutenus par les forces ultra-puissantes du Pentagone qui commencent à se sentir menacées par un mauvais cas dans cette affaire, contre les derniers tenants du virtualisme qui a nimbé le programme JSF entre 2001 et 2008. Certes, pour les premiers cités nous ne parlons pas du journaliste moyen et professionnel, du Monde à Alexandre Adler, pour lequel JSF signifie, avec dérapage d’une lettre, quelque chose comme “Joint Strauss-Kahn”. Nous parlons du commentaire spécialisé et d’influence, celui qui donne les impulsions qui font évoluer les analyses officielles.
Le cas d’Aviation Week (non seulement Bill Sweetman) est remarquable. L’article qui paraît le 30 novembre 2009 sur le JSF après la réunion Pentagone-Lockheed Martin du 22 novembre n’écarte aucune des hypothèses au moins réalistes de l’appréciation du programme, c’est-à-dire extrêmement pessimistes par rapport à l’ex-ligne officielle (JSF Program Office [JPO] + Lockheed Martin [LM]), donnant notamment une appréciation réaliste des études JET, en les accréditant comme parfaitement fondées. Plus rien, désormais, ne semble pouvoir arrêter la critique contre le JSF, ce qui implique effectivement une situation de la communication très spécifique, très dégradée vis-à-vis du programme, et autour du programme qui occupe une place centrale et même unique (dans le cas de l’USAF) dans la programmation de sécurité nationale des USA. Ainsi est en train de s’installer une situation unique en termes d’influence et de positionnement politique autour de cette affaire. Lockheed Martin et ses alliés au Pentagone (England et Young, les n°2 et n°3 du Pentagone jusqu’à leur départ en février 2009, le JPO d’une façon générale) espéraient que l’essentiel serait de pousser Gates à se prononcer solennellement en faveur du JSF comme chasseur unique des forces aériennes US (essentiellement l’USAF), fût-ce au prix du F-22. C’est pour cette raison que fut organisée la visite de Gates à Fort-Worth qui, après les engagements du budget FY2009 et, a contrario, après l’abandon du F-22, devait sceller le soutien général au JSF. Mais les mécanismes du système, notamment les mécanismes de soutien, sont aujourd’hui brisés. Chacun est laissé à ses orientations et ses intérêts particuliers, et un hebdomadaire comme Aviation Week, malgré ses engagements conservateurs, ne se juge pas tenu de soutenir le JSF à tout prix.
Le nœud de cette situation, le point de déséquilibre se trouve finalement du côté du développement et de la chronologie de la publicité des “performances” du JSF dans son programme de développement, non pas tant dans leur réalité qu'à la lumière des interférences massives de la communication et du virtualisme que cette communication organise puis détruit lorsqu'elle change d'orientation. La direction de LM elle-même, et ses alliés (ou anciens alliés) au Pentagone, ne sont pas précisément informés de l’état du programme, un état qui, dans cette situation d'incertitude et de relativisme complets, le rend quasiment “invendable”, du point de vue de la communication, comme “artefact de sécurité nationale qu’il importe de soutenir à tout prix”, par patriotisme pratiquement. A vrai dire, il semble que personne ne soit capable précisément d’évaluer l’état du programme JSF, ce qui entraîne une constante réévaluation vers le pire, jusqu’à des hypothèses qui font des rapports JET non pas des scénarios-castastrophes mais des scénarios optimistes par rapport à ce qui peut se passer; car les hypothèses, devant cette imprécision de l’état réel du programme, sont invinciblement attirées vers le bas, vers les pires options parce que l’historique constant du programme montre effectivement cette orientation…
Dans cette situation, effectivement, le JSF est en train de perdre à très grande vitesse toute la protection médiatique et de communication dont il disposait, qui semblait le protéger invinciblement. Encore le Congrès n’est-il pas entré dans la danse, lui qui se repaît gloutonnement de l’exercice de la critiquer systématique des programmes du Pentagone.
L’aventure du JSF est fascinante, pour le domaine des communications, notamment pour ce qu’elle nous dit de la puissance absolument dévastatrice de la communication, mais dans les deux sens et selon le principe des vases communicants. Dès lors que le “parti” qui domine le champ de bataille de l’expression de la communication perd cette domination, pour une raison ou l’autre, en cas de revers de fortune, toute la puissance qu’il a accumulée en sa faveur agit en l’autre sens, comme l’effet d’un boomerang mais qui serait relancé dans son trajet de retour par une nouvelle source de puissance. Le paradoxe du “too big to fell/to fall” joue à fond pour le champ de la communication. Dès lors qu’un “intouchable” (“too big to fell/to fall”) se trouve emporté et que son image passe le point de crédibilité pour commencer à se dégrader, le processus s’accélère dans l’autre sens, le poids agissant cette fois dans un sens négatif. Le “too big to fell/to fall” se trouve confronté à un phénomène qu’on pourrait décrire par la sentence classique “plus dure sera la chute” – plus dure elle est, effectivement.
Il y a une auto-alimentation de l’agressivité dès lors que le revers de fortune se dessine, selon un processus classique de montée aux extrêmes. La thèse de Winslow Wheeler (voir le 25 novembre 2009), assurant que Ashton Carter et l’équipe Obama sont en partie complices et veulent camoufler aussi longtemps que possible la catastrophe du JSF, a du sens mais elle pourrait s’avérer n’être que momentanée. Il y a déjà une évolution dans le langage, entre Carter le 22 novembre et Lynn le 3 décembre. Chaque autorité qui intervient dans la bataille de la communication se couvre elle-même vis-à-vis du climat médiatique fondamental, dont elle a saisi le tournant, et en rajoute, estimant de surplus qu’elle protège l’institution à laquelle elle appartient. Ainsi Lynn (°2 du DoD) est-il déjà plus dur, plus menaçant que Carter (n°3 du DoD), et cette évolution a toutes les chances de se poursuivre (également selon les nouvelles du programme qui sont désormais accueillies avec un scepticisme pessimiste systématique du à l’expérience de la chose). En face, l’attitude de LM, coincé et isolé, devient pathétique dans ses affirmations triomphales et la communication s’en paye à cœur joie. La dépêche Reuters (de Jim Wolf) citée plus haut est exemplaire: la première partie réservée aux affirmations extravagantes de l’homme de LM, la seconde rappelant tous les avatars du JSF et l’attitude conciliante, sinon servile de LM vis-à-vis de Carter, acceptant ses conditions après la réunion du 22 novembre, promettant de réviser le programme, de redresser les erreurs, etc. Le contraste ridiculise LM.
D’un autre côté, on observera qu’on peut se demander si LM “ment” complètement, c’est-à-dire s’il manipule cyniquement la vérité et, par conséquent, la communication. Nous sommes persuadés qu’il existe à l’intérieur, chez LM, un processus de désinformation quasiment existentiel, automatique, propre aux services de communication surtout dans ces conglomérats tentaculaires qui ont leurs propres règles, dont la direction de LM est elle-même victime. Les indications à ce propos ne manquent pas. Certaines actions de communication contre-productives à force de grossièreté (la mise en cause grossière des rapports JET alors que leur réalité est quasiment avérée) renvoient à un processus de type virtualiste, où l’on sait que ce qu’on doit nommer “la bonne foi” existe. Là aussi, c’est un processus de montée aux extrêmes du à la communication.
La bataille est fascinante car la communication est si pressante que l’on en oublie parfois l’enjeu : si le JSF succombe, l’appareil de sécurité nationale des USA est, par sa propre faute, par son refus d’une alternative pour l’USAF (“tactique à la Cortez”), confronté au vide angoissant de sa programmation et les plans du Pentagone d’asservissement opérationnel de ses alliés sont compromis. LM n’ose pas dire ce que tout le monde sait, que le F-16C dans sa version modernisée Block 60 ferait aussi bien l’affaire que le JSF pour les besoins des forces, à condition que la supériorité de réputation de l’USAF soit garantie par une flotte légèrement augmentée de F-22, mais d’un F-22 magnifié, applaudi, et non pas ce “chien galeux” dont on a arrêté la production presque en annonçant que l’avion était un monstrueux ratage. La même obsession communicationnelle tend à réduire les options de sauvetage de l’appareil de sécurité nationale en cas de catastrophe du JSF. (L’obsession anti-F-22 de la communication de l’administration Obama a même été jusqu’à faire disparaître dans un hangar un F-22 qui se trouvait sur une base de l’USAF, en Alaska, lorsqu’Obama s’y rendit le mois dernier, pour que la presse ne puisse faire une photo du président en compagnie du pestiféré.)
Dans l’équation qui définit la puissance, le facteur “communication” ne cesse de prendre une place grandissante face à une “réalité” rendue complètement insaisissable par la subjectivation de l’information, par la perte d’une référence (même faussaire, comme la fausse “vérité” officielle qui existait auparavant). Au plus les crises de tous ordres, y compris une crise bureaucratico-technologique comme celle du JSF, s’aggravent, au plus ce facteur prend une place prépondérante. L’on relève à nouveau l’aspect fascinant du processus, en ceci que ce processus concernant un affrontement de perceptions de la réalité portant plus sur la perception que sur la réalité, finit pourtant par peser d’un poids incroyable sur la réalité elle-même, jusqu’à la modifier radicalement, on dirait d'une façon “objective”. Notre conviction est qu’à une autre époque, lorsque la communication comptait moins et qu’une référence officielle stable en cette matière existait, le programme JSF aurait eu un destin moins chaotique et aurait pu être, à ce stade, déjà réformé pour aboutir à un “produit” retapé et éventuellement vendable. Dans la situation actuelle, l’issue peut être radicale à cause du phénomène de montée aux extrêmes (dictature d’une image d’un programme triomphant, qu’on ne peut mettre en cause, donc qu’on ne réforme ni ne corrige pendant des années, basculant brutalement dans l’image d’un programme catastrophique, qu’on ne peut plus réformer, comme c’est en train d’être le cas). On notera tout de même qu’au terme du processus, quelque chose de réel apparaît, comme une justice immanente: le programme JSF de plus en plus représenté comme une catastrophe est une catastrophe…
C’est un paradoxe, ou un retournement qu’il faut méditer. Dans une civilisation dont nous prétendons qu’elle représente le diktat de la matière sur l’esprit, où la matière a eu recours au verbe (la communication) pour tenter d’assurer ce diktat contre la réalité, la matière est conduite vers l’échec à cause de ce même verbe de la communication retourné contre elle.