La mémoire de l’histoire soviétique à l’aune de l’éditorial américaniste courant

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L’International Herald Tribune publie un éditorial, sans doute venu du New York Times, en date du 2 novembre, où Poutine reçoit des félicitations, – ce qui est rarissime, – mais des félicitations conditionnelles sans aucun doute. C’est le “conditionnelles” qui nous intéresse.

Il s’agit d’un hommage rendu en Russie aux victimes de la terreur stalinienne, particulièrement de la période dite de “la Grande Terreur”, ou Iejovtchina (“période de Iéjov”, du nom du chef du NKVD des années 1935-1939, Nicolas Iéjov); il s’agit d’un hommage d’organisations privées comme du gouvernement. L’occasion est fixée comme le 70ème anniversaire des procès et des liquidations massives culminant en 1937 et 1938, – bien que la Iejovtchina doive être fixée entre 1936 et 1939.

Voici un large extrait de l’éditorial.

«Some observances spring from the efforts of civic groups in Russia, and reflect a need to immunize the body politic against a recurrence of an old malady. There was also an official ceremony. This indicates, let us hope, that Russia's current leaders are at least aware of their obligation to protect against a revival of state terror against civilians.

»After Stalin's death in 1953, Russia was not obliged to face the truth of its history in the same way Germans had to confront the crimes of the Third Reich after World War II. In 1956, Stalin's successor, Nikita Khrushchev, gave a secret speech acknowledging some of Stalin's crimes. But Khrushchev only skimmed the surface. And he was addressing party dignitaries, not the public. The Communist Party remained the sole ruling party for another 38 years after Stalin died.

»And just as there was no radical change in political regimes after Stalin, there was nothing in Russia like the postwar Nuremberg tribunal. So members of the Russian human-rights group Memorial are meeting a still-unmet need. On Monday, they stood in Lubyanka Square before the headquarters of the old Soviet secret police and took turns reciting names of people who had been executed, at a rate of a thousand a day, during the Great Terror. The victims had been workers, peasants, intellectuals, party members: all defined as class enemies or enemies of the state.

»On Tuesday, Russia's President Vladimir Putin, a former KGB officer, attended a memorial service at another Communist killing ground in the company of Patriarch Alexiy II of the Russian Orthodox Church. Putin placed a wreath of flowers at a mass grave on a military training ground outside Moscow called Butovo, where tens of thousands had been shot by firing squads.

»Putin performed a service to his people by acknowledging that millions of their grandparents and great-grandparents had been “killed and sent to camps, shot and tortured.” This can happen, he said, “when ostensibly attractive but empty ideas are put above fundamental values, values of human life, of rights and freedom.”

»Russians must hope that Putin and his successors will disavow in deeds as well as words the crimes that follow from an absolute subordination of the citizen to the state.»

Deux choses notamment sont à noter dans cet éditorial.

• La première est la mise sur le même pied de la punition des crimes du communisme et de la punition des crimes du fascisme (du nazisme), pour observer que la première n’a pas été menée à bien au contraire de la seconde. C’est une démarche intellectuelle qui pourrait paraître logique à première vue. Elle se révèle assez étonnante, ou révélatrice de la façon dont on peut manipuler le raisonnement, lorsqu’on a à l’esprit quelle violence est souvent mise dans le rejet de l’équivalence des crimes eux-mêmes, au nom du caractère unique affirmée pour définir les crimes du nazisme (particulièrement ce qu’on nomme “Holocauste”, ou “Shoah”, qui est la liquidation des juifs par le régime nazi). Selon cette démarche intellectuelle illustrée par l’éditorial, cette exceptionnalité tendrait à disparaître lorsqu’il s’agit de la punition de ces crimes. Le hasard (?) historique faisant bien les choses politiques du moment, observons que la démarche intellectuelle permet en l’occurrence de mettre en accusation implicite l’actuel gouvernement russe (Poutine) pour ne pas avoir mené à bien ce “devoir de punition”; observons également que cette accusation est de pratique courante du temps de Poutine alors qu’elle ne le fut guère du temps d’Eltsine (1991-2000), alors que la chose pouvait sembler encore plus urgente et nécessaire. Le gouvernement d’Eltsine était beaucoup plus “ouvert” aux thèses et intérêts occidentaux que le gouvernement de Poutine, on sait bien cela. Cela mesure la relativité arrangeante de ces variations de la vertu de notre jugement moral.

• L’emploi systématique du terme “state” pour qualifier l’activité terroriste du communisme (“revival of state terror against civilians”, “enemies of the state”, “ an absolute subordination of the citizen to the state”), qui revient à accepter et à légitimer (!) la dialectique communiste elle-même. C’est à notre sens le signe d’une inculture politique révélatrice, renvoyant d’ailleurs à la situation américaniste. Il nous paraît infondé de décrire le communisme comme une “dictature d’Etat”. Il s’agit d’une “dictature de parti”, issue de la prise de pouvoir (plus qu’un “coup d’Etat”) de novembre 1917 des bolchéviques, qui constituaient la fraction “majoritaire” du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie créé en 1903 (bolchéviques par opposition aux “minoritaires” de la fraction menchévique). On sait que le véritable dirigeant de l’URSS était le secrétaire général du Parti Communiste de l’Union Soviétique, ou Premier Secrétaire selon les époques, et non le Président de l’Union Soviétique; qu’il existait deux catégories de citoyens, ceux qui étaient membres du Parti et ceux qui ne l’étaient pas, avec les premiers disposant de tous les avantages et privilèges; que les principales organisations nationales étaient doublées de structures du Parti chargées de les surveiller (les commissaires politiques dans l’armée), etc. Une situation assez similaire existait en Allemagne nazie (comme dans d’autres dictatures fascistes), avec la position particulière de la SA en son temps et de la SS comme véritables organisations de sécurité, policière ou militaire, du Parti national-socialiste, des organisations de renseignement du parti concurrentes des SR nationaux, etc. La méfiance de ces dictatures (celle de Staline comme celle de Hitler) pour l’establishment militaire, évidemment lié à l’Etat quel que soit le régime, est également révélatrice. Les dictatures modernes, issues des courants révolutionnaires de droite ou de gauche, sont fondamentalement illégitimes parce qu’usurpatrices. Elles usurpent l’Etat en le soumettant et sont incapables d’installer une légitimité d’Etat puisqu’elles s’imposent par la violence, même lorsqu’elles sont issues des urnes. Sans cette légitimité qui est la caractéristique fondamentale d’un Etat, il ne peut s’agir d’une “dictature d’Etat” puisqu’il n’y a plus d’Etat par définition. Mais on comprend la logique du discours américaniste, qui préfère se réfugier dans l’opposition formelle et arrangeante Etat-secteur privé (alors que l’opposition est entre Etat légitime et pseudo-Etat non-légitime). Les USA sont une “particratie” pseudo-démocratique, qui est une variation “soft” de la “dictature du Parti”, sans réelle légitimité puisque l’Etat en tant que tel, avec sa dimension régalienne, n’existe pas. Chaque nouveau Président d’un parti différent effectue à son installation une véritable “purge” dans la bureaucratie fédérale, avec plusieurs milliers de nominations partisanes dans les rouages bureaucratiques. Sous des dehors d’apparente objectivité (commentaire pseudo-élogieux sur Poutine), cet édito est, comme d’habitude dans le discours américaniste, un exercice de propagande sémantique jouant sur les mots en les privant de leurs sens fondamentaux. Cette propagande est du reste du type automatique et virtualiste, sans intention machiavélique consciente, par la seule force de l’inculture qui est la caractéristique du régime politique occidental en général.


Mis en ligne le 4 novembre 2007 à 07H23