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8955 mars 2010 — Les Turcs sont furieux. L’ambassadeur de Turquie à Washington est rappelé en consultation. Une commission de la Chambre des Représentants du Congrès US vient de voter par une majorité d’une voix une résolution demandant au gouvernement des USA de désormais parler du “génocide” arménien pour désigner les événements tragiques qui se passèrent dans la seconde décade du XXème siècle, entre Turcs et Arméniens.
Le Times de Londres, notamment, fait rapport de la chose, ce 5 mars 2010.
«After more than three hours of debate, the House Committee on Foreign Affairs narrowly approved a resolution calling on President Obama to “characterise the systematic and deliberate annihilation of 1.5 million Armenians as genocide”.
»The vote went ahead despite last-minute pleas from the White House and State Department and triggered a furious reaction from Recep Tayyip Erdogan, the Turkish Prime Minister. “We condemn this resolution, which accuses the Turkish nation of a crime it did not committ,” he said. As Armenian observers applauded the vote on Capitol Hill, the Turkish Ambassador to Washington was recalled.
»The Obama Administration may still be able to prevent a full vote in the House of Representatives but yesterday’s resolution threatened to poison America’s relations with its closest Muslim ally. Washington depends on Turkey for access to northern Iraq and in its regional efforts to isolate Iran.
»The vote, with 23 congressmen in favour and 22 against, will also jeopardise historic efforts begun last year to create normal diplomatic relations between Turkey and Armenia. “We are seriously concerned that this resolution approved by the committee despite all our warnings will harm Turkey-US ties and efforts to nomalise Turkey-Armenia relations,” Mr Erdogan added.»
• Pendant ce temps, une conférence de presse était donnée à Ankara par le ministre turc des affaires étrangères, Ahmet Davutoglu. La conférence avait été donnée “en réponse” à la décision de la commission de la Chambre, à Washington. L’ironie de la dépêche de Novosti qui présente la conférence de presse, ce 5 mars 2010, est qu’elle ne parle que de la satisfaction qu’exprime la Turquie vis-à-vis de la politique russe dans la région du Caucase.
«Ankara salue la position de Moscou sur les problèmes du Caucase et se félicite de la coopération entre les deux pays dans cette région… […] “Nous sommes satisfaits de la position russe sur le Caucase et entretenons des contacts étroits avec Moscou”, a indiqué le ministre, précisant que le Caucase “était une région commune pour les deux pays”.
»Selon M. Davutoglu, les récentes visites des premiers ministres Vladimir Poutine et Tayyip Erdogan à Ankara et Moscou et la visite officielle du président russe Dmitri Medvedev en mai prochain en Turquie illustrent le niveau de la coopération bilatérale. Le chef de la diplomatie turque a également fait savoir que ses deux adjoints s'était rendus vendredi à Moscou afin de procéder à des consultations avec les responsables du ministère russe des Affaires étrangères.
»Le Haut-Karabakh, région azerbaïdjanaise peuplée principalement par des Arméniens, constitue le domaine privilégié de la coopération russo-turque dans le Caucase du Sud. Moscou, qui intervient en qualité de médiateur dans le conflit arméno-azerbaïdjanais, soutient les efforts d'Ankara visant à normaliser ses relations avec Erevan. La Russie n'a pas reconnu non plus le génocide arménien dans l'empire Ottoman pendant la Première Guerre mondiale.»
(A noter que la même agence Novosti rapportait, le 4 mars 2010, la plaidoirie du même ministre turc Davutoglu pour la création en Eurasie d’une communauté économique analogue à l'Union européenne. «“Dans les pays membres de l'UE, la paix repose sur leur économie commune. L'Eurasie a besoin d'adopter la même approche. Nous devons promouvoir un dialogue fondé sur la confiance et renforcé par une coopération économique efficace”, a-t-il déclaré jeudi à Ankara lors d'une rencontre avec les ambassadeurs de Turquie dans les pays d'Europe et d'Asie.»)
@PAYANT Le contraste vaut bien des commentaires… Mais, d’abord, l’affaire du “génocide”. Il n’est pas question de débattre, ici, de la réalité, de l’horreur de la chose, des responsabilités, etc., parce qu’en débattre à la lumière des événements qu’on vient de signaler serait se contraindre, sous le diktat de l’émotion contrôlée on sait comment (action des lobbies divers au Congrès, notamment), à une position politique contrainte à la lumière d’un événement vieux de plus d’un siècle et jugée, aujourd’hui, à la lumière de la perception et des intérêts d’aujourd’hui. Cela fait beaucoup de condition pour proposer un jugement droit et sans faille sur l’événement en question. Or le cas, qui se veut “moral”, n’accepte par définition que des “jugements droits et sans faille”; qui ne peut s’en assurer s’abstient d’en juger, dans tous les cas aussi solennellement et publiquement. Cela n’interdit ni les convictions ni les pensées personnelles et secrètes, ni les condamnations officieuses si l’on y tient. Cela ne fait pas de la politique.
Notre “devoir de mémoire” et notre “devoir de repentance”, éventuellement et souvent pour les autres, sont les pires trouvailles d’une civilisation à bout de souffle. Ils autorisent, et même recommandent souvent, ces “devoirs”-là, la récriture de l’histoire, soit par dissimulation, déformation, oubli ou omission, soit par exagération, exaltation, exclusivisme éventuellement, avec classement obligé dans l’évaluation de l’horreur, qui présente souvent assez curieusement des analogies bienvenues avec des intérêts politiques courants. On débat sur le classement des massacres arméniens comme d'un “génocide turc”, certes; qui a proposé une mesure de la sorte, aussi officialisée, par vote de la représentation démocratique, pour qualifier officiellement et définitivement l’élimination des peuples des Natives Americans, dans une histoire qui va des premiers pilgrims à Buffalo Bill et Wounded Knee? D’ailleurs, l’exercice, en général, quel que soit l'événement concerné, est inutile, voire futile, si l’on s’attache à le prendre au sérieux. L’Histoire est par essence une succession d'événements parmi lesquels un grand nombre de massacres, de guerres et de morts dont les généalogies s’inscrivent dans sa chaîne continue, avec les responsabilités à mesure, avec les marques de la diversité et des contradictions, – dont, en plus, nous ne savons rien de tout à fait assuré. Vouloir en établir aujourd’hui le classement pour en émettre des jugements a posteriori représente un exercice qui ne peut être que suspect ou incertain. Ce n’est nullement mettre en cause l’éventuelle bonne conscience ou la possible bonne volonté de ceux qui s’y emploient qu’observer combien la réalité est à cet égard impitoyable.
Par conséquent, il devrait être jugé préférable de ne pas tenter d’établir un jugement prétendument basé sur la morale, en considération d’un événement historique, de crainte d’inspirer faussement une politique destinée à évoluer dans la réalité politique très actuelle du monde. Ce n’est pas le cas. Notre civilisation, à dominance anglo-saxonne, semble continuellement avoir besoin de références historiques rassurantes et l’on est en droit de penser que c’est sans doute pour se rassurer sur sa propre légitimité morale, comme s’il devait y avoir constamment plaidoirie et verdict enthousiaste et favorable. La légitimité de cette civilisation, qui, par ailleurs, règne sur le monde par la brute force de la politique de l’“idéal de puissance”, semble être fonction en permanence d’une rédaction historique qui lui soit favorable. Cette civilisation oublie que la légitimité n’est pas une chose qui se plaide, qui se renforce, qui se vote, qui se force éventuellement (brute force), mais bien une chose qui existe par la nature même.
Quoi qu’il en soit, la chose est faite, dans le chef d’une Commission de la Chambre des Représentants, qui a jugé bon de qualifier un événement vieux d’un siècle et n’a pas levé un cil lorsque Israël pilonnait la bande de Gaza pendant que le Premier ministre turc Erdogan disait leur fait aux Israéliens. Il y a là une différence dans la démarche qui, aujourd’hui, acquiert une forte résonnance politique. C’est donc dans ce domaine qu’il importe d’abord d’apprécier l’acte qui, en plus, s’inscrit au beau milieu d’un processus de réconciliation entre la Turquie et l'Arménie. L'acte devient alors, curieusement, à la fois malvenu et déstructurant, en dressant un obstacle dans une évolution dont il serait justement “moral” d'apprécier qu'elle est bénéfique et pacificatrice.
Bien entendu, on ne peut pas ne pas noter qu’au moment où la Chambre se prononçait de la sorte, le ministre turc des affaires étrangères exaltait les relations entre la Turquie et la Russie. “Au milieu” de tout cela, – on emploie ce terme comme si ce gouvernement, siégeant à Washington, n’avait guère de moyens de pression sur le Congrès des Etats-Unis et se trouvait effectivement dans une sorte d’éther, – l’administration Obama a encore essuyé un échec en tentant d’empêcher le vote d’une Commission où, comme partout dans les deux Chambres, les démocrates ont la majorité. Quel contraste entre l’impuissance de ce gouvernement Obama et la souple habileté des Russes qui ne cessent de placer leurs pions de bonnes relations stratégiques, ici avec Paris, là avec Ankara.
Cette affaire ne peut qu’accentuer dans la perception des Turcs l’image d’un géant absolument impuissant, plongé dans le désordre de ses initiatives irresponsables. Cette perception doit évidemment compléter et renforcer deux appréciations que ces mêmes Turcs ont développées depuis quelques années, et particulièrement depuis 2008 et la crise de Géorgie où ils se sont trouvés du côté des Russes.
• La nécessité d’achever rapidement le passage de la formule unipolaire à la formule multipolaire pour définir les relations internationales, non seulement pour le principe de se sortir de cette formule comme l’exprimait le 18 août 2008 le président turc («The conflict in Georgia, Gül asserted, showed that the United States could no longer shape global politics on its own, and should begin sharing power with other countries»), – mais surtout parce que cette formule se trouve dans les mains d’un géant incapable et impuissant. Les Turcs sont intervenus avec force auprès de l’administration Obama pour demander que ce vote de la commission des relations extérieures de la Chambre n’ait pas lieu, et toutes les garanties leur avaient été données. (La colère d'Erdogan se mesure à la force de ces garanties qu'il avait reçues.) Au reste, le gouvernement Obama a fait tout ce qu’il a pu pour empêcher ce vote, et force est de reconnaître qu’il ne peut qu’assez peu en l’occurrence. On ne mesurera que sur le terme les dégâts occasionnés par ce vote de la commission, – même si la résolution est repoussée par la majorité de la Chambre, ce qui est loin d’être fait, – dans le jugement des dirigeants turcs sur les capacités de pouvoir de Washington, et sur la mesure de son irresponsabilité.
• La nécessité d’activer l’organisation de la zone caucasienne, encore plus que les questions moyennes orientales. Cette interférence irresponsable de la Chambre, notamment dans le processus de rapprochement entre la Turquie et l’Arménie, ne va faire qu’accélérer cette “tendance caucasienne” de la Turquie qui conduit ce pays à tourner le dos aux USA pour ouvrir les bras à la Russie. Ce n’est pas pousser la Turquie vers l’Est, c’est la faire pivoter sur son axe, plutôt vers le Nord, pour s’intéresser à la structuration d’une zone jusqu’ici ouverte aux divers appétits des groupes d’influence et des intérêts capitalistes divers. C’est faire encore plus sortir la Turquie d’un axe transatlantique dont elle était le maillon ultime le plus à l’Est, comme la sentinelle extérieure du système verrouillant le Moyen-Orient par le haut, au nom de l’OTAN, pour la faire entrer dans un jeu beaucoup plus ouvert, qui intéresse autant le Caucase, la Russie, l’Europe et l’Iran, avec comme seule consigne la défiance de l’axe USA-Israël.
Tout cela se fait au moment où le pouvoir civil continue à marginaliser des militaires qui, de garants de l’héritage d’Ataturk, étaient devenus les courroies de transmission des intérêts américanistes en Turquie pendant la Guerre froide. Ce pas de plus vers la “démocratisation” qui réjouit nos belles consciences morales résonne comme un contrepoint ironique au vote non moins vertueux de la commission des affaires étrangères de la Chambre des Représentants.
De toutes les façons, il y a longtemps que tout espoir est perdu que les élites américanistes, occupés à tenter de sauver leur beefsteak des mains du peuple en colère, puisse s’apercevoir que le monde extérieur existe. Par conséquent, ils ont voté sans rien voir ni savoir et ont joué leur rôle inconscient de “scélérats” vertueux (voir Joseph de Maistre) en contribuant à éloigner un peu plus la Turquie des USA.