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24 juillet 2002 — Croyez-vous que TIPS soulève une vague unanime de protestation ? (TIPS, pour Terrorism Information and Prevention System, l'initiative du département de la justice pour recruter en théorie un Américain sur 24 pour informer les autorités sur tout mouvement suspect autour d'eux. TIPS est d'ores et déjà en route, des recruteurs du département de la justice ont déjà ouvert des bureaux d'“embauche”. On s'y bouscule.)
Certains protestent, sont mal à l'aise, — notamment, c'est important vu sa fonction et sa couleur politique, Dick Armey, le chef des républicains à la Chambre des Représentants. L'appréciation de ces protestataires, qui va avec des nuances dans la gravité, est qu'il s'agit d'un énorme réseau type-Stasi (la police politique de l'ex-RDA), un réseau d'informateurs renvoyant directement ou indirectement à une conception totalitaire de l'État.(Ainsi, Armey, républicain du Texas et adversaire d'une trop grande centralisation, proteste aussi bien pour l'aspect moral que soulève TIPS, que pour l'aspect plus pratique de l'interventionnisme de l'État central dans la vie du citoyen.)
A côté de cela, et c'est là une indication nouvelle et particulièrement significative, il y a des réactions de soutien très nettes. Le Daily Telegraph du 21 juillet nous rapporte les réactions de ces Américains moyens, bien résumées par la phrase, une réponse d'un Américain, choisie pour le titre de l'article : « I'm happy to spy for America. » Ce texte du Telegraph est très intéressant par ce qu'il nous dit, non seulement du climat aux USA (plus de dix mois après 9/11 : la durée témoigne de la solidité du phénomène), mais de la psychologie américaine ; et, au bout du compte, de ce qu'est cette psychologie par rapport à notre psychologie (à nous, Européens). L'intérêt, répétons-le, est de laisser parler des Américains moyens, comme ceux-ci :
« On the streets of New York, however, reaction has been overwhelmingly positive. "I think the critics are making a big mistake. I would be happy to do some spying. I would love to do something to help America," said Wilma Silva, a postwoman, as she drove her delivery van down Broadway.
» A few blocks down the street, Douglas Hannah was delivering Coca-Cola to a local grocery store, a job that for 10 years has taken him in and out of the sort of corner stores often owned by the immigrants targeted in the anti-Islamic backlash that followed the Twin Towers attack. "Yes, I sure would join this operation," he said. "I would be very happy to keep an eye on suspicious activities and suspicious people, and I would not feel uncomfortable about it at all."
» In a Federal Express delivery van around the corner on Bleecker Street, Arpad Dozzy, an American-born son of Hungarian immigrants who had fled communism, put it simply. "We need to do this," he said. "We need to watch for them, watch for anything out of the ordinary. And you know what? If you have done nothing wrong, you don't have to worry about being spied on." »
Par contraste, les critiques du programme TIPS avancent les arguments qu'on a déjà cités, plus des références, beaucoup plus précises et d'ailleurs évidentes, au maccarthysme. (« Many liberal commentators have drawn parallels with the climate of fear and suspicion during the McCarthy purges of suspected Communists and Soviet sympathisers in the 1950s. »)
Effectivement, la référence est excellente et va de soi. Il s'agit bien, dans l'acte ultime du TIPS, d'une dénonciation, et même, pour une appréciation plus juste selon certains, d'une “délation” (« dénonciation effectué pour des motifs méprisables »). C'est exactement ce qu'on demandait, durant la période, à ceux qu'on exposait publiquement comme étant proches des communistes. La délation était l'acte central des auditions devant les commissions des activités anti-américaines (la HUAC de la Chambre, la SUAC du Sénat, effectivement “commission McCarthy” à partir de 1951, quand le sénateur du Wisconsin en prit la présidence). Le cas le plus célèbre fut celui d'Elia Kazan, lui-même accusé d'amitiés pro-communistes, et dénonçant des camarades réalisateurs et scénaristes de Hollywood pour leurs amitiés pro-communistes. Le processus maccarthyste implique comme démarche centrale la rédemption du coupable par la délation d'autres coupables. (Cette démarche est fondamentalement d'origine religieuse, comme l'a mis en évidence Arthur Miller dans sa pièce Les Sorcières de Salem, dénonciation indirecte mais évidente du maccarthysme. Tocqueville, analysant le corpus législatif des lois du Connecticut dans les années 1640-1650, montre combien ces lois sont destinées à gouverner le comportement et la moralité des citoyens, bien au-delà du simple aspect répressif qu'ont normalement les lois publiques, et l'on comprend combien un tel “esprit” de la loi conduit au maccarthysme.)
A cause de cette référence à ce phénomène purement américain et purement intérieur du maccarthysme (la présence du communisme comme Ennemi est plus un moyen qu'une fin, moyen d'explorer les consciences), on verrait beaucoup plus, dans le programme TIPS, au-delà de la question du terrorisme, un programme de contrôle de la normalité du citoyen par rapport aux exigences de la République transformée façon GW/Ashcroft. C'est ce que dit l'un des témoins de l'article ci-dessus, qui, comble d'ironie, est le fils d'un Hongrois ayant fui la dictature hongroise, — ce qui pourrait faire penser, de manière farfelue mais pas si déplacée, qu'il existe un processus d'acquisition héréditaire de certaines caractéristiques sociales. (La citation en question, où il est effectivement question de “normalité”, ou encore « anything out of the ordinary » : « We need to watch for them, watch for anything out of the ordinary. And you know what? If you have done nothing wrong, you don't have to worry about being spied on. »)
Cet aspect du programme TIPS et les réponses enthousiastes qu'on relève conduisent à observer que le programme TIPS est un événement social de plus, pour renforcer et accélérer cette grande et grave tendance relevée depuis quelques années de l'apparition d'une profonde divergence sociale et culturelle entre Europe et États-Unis. En Europe, disons dans l'Europe “normale”, la délation, même lorsqu'elle a fleuri, n'a jamais été considéré comme une vertu. Même dans les régimes qui en faisaient une vertu par besoin de propagande, la délation restait pour l'essentiel une activité anonyme, montrant par là que même leurs auteurs avaient la sensation de faire quelque chose d'immoral par rapport à une appréciation de bon sens des relations humaines. Le plus inquiétant dans cette affaire, c'est certainement le constat de la différence d'appréciation, du noir au blanc, de comportements sociaux si fondamentaux entre Européens et Américains.
L'affaire du TIPS devra conduire les Européens à réfléchir dans le sens qu'indique le Commissaire européen Pascal Lamy, — et même au-delà, — lorsqu'il indique (cité dans un article de Steve E. Erlanger du 21 juillet) : « Stop pretending that the United States and Europe share a common view of the world, recognise we have different world views and interests and then manage our relations. »