La mort d’un comédien et notre intense fragilité psychologique

Bloc-Notes

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 470

La mort d’un comédien et notre intense fragilité psychologique

La mort du comédien Philip Seymour Hoffman, – très probablement à cause d’une overdose d’héroïne, – est un événement public tragique par tous les composants de l’événement : l’excellence du comédien dépassant très largement le standard hollywoodien, son état psychologique qui l’avait amené à la consommation de drogue, l’habituelle tension antagoniste opposant le talent et son exercice d’une part, les exigences et le climat de matérialisme marchand et compétitif avec son abaissement qualitatif caractérisant Hollywood et sa movie industry d’autre part.

L’on dira qu’il n’y a rien de nouveau dans tout cela. Depuis qu’Hollywood existe, cette sorte de conflit général est récurrente, entre des valeurs artistiques et intellectuelles et l’expression absolument capitalistique (religion du profit, sauvagerie des relations professionnelles, sélection impitoyable de type darwiniste, manipulation sans vergogne des êtres) et américaniste (conformisme de l’expression d’une pensée qu’on est tenu d’avoir). La structure hollywoodienne est construite complètement selon ce schéma qui épouse entièrement les diktat du Système, à un point tel de perfection qu’on a fait de sa production un néologisme (“hollywoodisme”) dont la connotation-Système de type idéologique est bien connue.

Ce qui est remarquable, dans la mort de Hoffman et ce qui l’accompagne, c’est la force et le radicalisme des arguments échangés, autant que leur prétention affichée à exprimer non pas seulement un cas personnel (Hoffman) ou un cas spécifique (le comédien de talent face à la machine hollywoodienne), – quels que soient la valeur et le bien-fondé des arguments, – mais un cas symbolique de notre crise générale de civilisation, ce que nous nommons également la “crise d’effondrement du Système”. Ce qui est remarquable, en d’autres mots, ce n’est pas l’intensité (la jacasserie) du bruit du système de la communication “saluant” la mort de Seymour Hoffman, que son contenu dans certains des cas envisagés. Il faut ajouter, bien entendu, que les moyens du système de la communication, y compris les moyens sélectifs permettant l’émission instantanée d’avis très courts mais péremptoires, jouent leur rôle dans le phénomène qu’on décrit. Mais l’on ne fait là que signaler l’un des moyens d’expression de ce sentiment diffus que nous tentons de décrire, qui sublime tout événement propice mais d’abord perçu comme limité à une personne, un milieu et ses mœurs, en un événement symbolique de la grande crise qui pèse sur nos psychologies.

Nous allons prendre trois exemples de réactions à la mort du comédien qui illustrent, à notre sens, ce processus psychologique. Encore une fois, il faut les apprécier d’un point de vue qualitatif par rapport à leurs références et non quantitatif, par rapport à ce qu’ils représentant en termes-Système d’audience, d’importance du support, d’honorabilité-Système et ainsi de suite. Il faut les apprécier selon le constat que certaines d’entre elles conduisent leurs auteurs à des positions dites “à fronts renversés” par rapport à leurs habituelles prises de position politique. Il faut apprécier combien ce qui est d’abord un “fait sociétal”, c’est-à-dire concernant les “débats de société” développés actuellement pour tenter d’entériner la postmodernité et éviter la grande question de notre crise d’effondrement du Système (le “big Now”, voir le 29 janvier 2014), ramène irrésistiblement à cette dernière.

• Simon Jenkins, dans The Guardian, le 3 février 2014, fait un article qui est un plaidoyer pour la légalisation des drogues qui, seule, selon lui, éviterait aux consommateurs de drogue des situations de clandestinité, d’urgence et d’absence de régulation personnelle menant à une tragédie comme celle de Seymour Hoffman. C’est une thèse désormais classique, qui a ses arguments et ne doit pas être condamnée nécessairement selon tel ou tel principe, – d’autant que l’on sait par ailleurs dans quel état se trouvent ces principes à force de manipulation et de débilitation. On retiendra essentiellement l’introduction du texte de Jenkins, qui, lui, développe un argument renvoyant, involontairement sans doute, inconsciemment sans aucun doute, à la situation du développement de “réalités” parallèles caractérisant la réaction du Système pour écarter tous les problèmes sociaux, économiques, psychologiques, etc., en tant que tels, de crainte qu’ils nous ramènent à la question centrale (la crise de ce Système).

«Anyone who saw Philip Seymour Hoffman in the film A Late Quartet could sense an accident on its way to happening. We now know that the actor and the tortured violinist he portrayed were close to the same person. Acting is a dangerous calling, pushing its practitioners back and forth over the border of unreality. Hoffman's death has been universally greeted as a tragedy. He struggled with addiction, seemed to recover, relapsed and died of what appears to have been an accidental overdose. The world of cinema mourns.

»Does the law also mourn? It lumps Hoffman together with thousands found dead and friendless in urban backstreets, also with needles in their arms. It treats them all as outlaws. Such is the double standard that now governs the regulation of addictive substances that we have had to develop separate universes of condemnation...»

• Il y a une très courte intervention de Ben Shapiro sur son blog du National Journal, le 2 février 2014. Shapiro est connu comme un neocon, partisan radical d’Israël et de la politique extrémisme de son gouvernement. Par conséquent, on serait conduit à le classer dans la rubrique classique des bellicistes extrémistes agissant dans le sens du développement de la surpuissance déstructurante du Système. Pourtant, son commentaire, très court (nous le reprenons en entier), qui dénonce l’absence de structuration morale et principielle régnant dans les milieux “avancés” de Hollywood, pourrait être aisément pris, dans la forme référentielle à laquelle il renvoie, comme une démarche antiSystème.

«Philip Seymour Hoffman was one of the most talented actors of his generation, a leading man without leading-man looks, an actor whose magnetism onscreen sprang from intelligence and fervor rather than appearance. But his self-inflicted death is yet another hallmark of the broken leftist culture that dominates Hollywood, enabling rather than preventing the loss of some of its greatest talents. Libertarianism becomes libertinism without a cultural force pushing back against the penchant for sin; Hollywood has no such cultural force. In fact, the Hollywood demand is for more self-abasement, less spirituality, less principle, less standards.

»No one knows what sort of demons plagued Seymour Hoffman. But without a sound moral structure around those in Hollywood who have every financial and talent advantage, the path to destruction is far too easy.»

• Le troisième intervenant qu’on cite est Kurt Nimmo, avec un article du 3 février 2014 sur Infowars.com. Nimmo est un spécialiste des grandes analyses géopolitiques-complotistes des grands événements également géopolitiques, ou considérés comme tels et faussement selon notre point de vue, tels l’Iran, la Syrie, l’Ukraine, etc. Il s’affiche résolument antiSystème et ne l’est pas toujours, tant s’en faut et tant les grandes analyses structurées construites sur des rationalités supposées d’acteurs puissants supposées manipuler les événements de la planète produisent souvent l’effet inverse à celui qu’on attend. Nous avons souvent développé ce thème où l’on charge le Système, qui serait dans son cas une création humaine contrôlée par les sapiens idoines, de capacités manœuvrières qu’il n’a pas (il suffit de se rappeler ce que tous ces analystes annonçaient du triomphe du bloc BAO en Syrie début 2012 et ce qu’il en reste), ce qui conduit à des conclusions faussaires dont l’effet, – même si l’on n’en veut certainement pas, – est de reconnaître in fine l’irrésistibilité de la surpuissance du Système, par conséquent la vanité de s’opposer à lui, par conséquent l’affaiblissement de la psychologie de la résistance qui s’ensuit (c’est le plus important) : dans ce cas, le fantasme de la raison subvertie remplace l’esprit de résistance avec des conséquences dévastatrices. Aussi l’attaque de Nimmo contre Shapiro, au prétexte que “la guerre culturelle” dont témoigne Shapiro est une diversion manipulée du Système pour détourner notre attention, produit l’effet exactement inverse de l’antiSystème. La “guerre culturelle”, ou les “événements sociétaux”, constitue un événement objectif que le Système voudrait manipuler à son avantage pour dissimuler sa propre crise, mais qui finalement débouche sur une vérité de situation, qui témoigne de la dynamique déstructurante et dissolvante du Système, qui met à nu la crise que sa dynamique de surpuissance alimente et dont les effets contribuent puissamment à transmuter cette dynamique de surpuissance en dynamique d’autodestruction. Lorsque Nimmo dénonce la critique de Shapiro comme une “guerre culturelle” qui serait un rideau de fumée “pendant que Rome brûle”, donc nous dissimulant que “Rome brûle”, il manque l’évidence que cette fumée-là provient également et directement de l’incendie de Rome.

« Shapiro offers no further explanation what precisely “leftist culture” is or how it led to Hoffman’s death, if it did. True, Hollywood celebrities are predominately liberal, but we are not clued in on how this might lead to an actor using narcotics. Is Shaprio saying liberal “culture” promotes drug use, or merely tolerant of it? Does tolerance negate personal responsibility? [...]

»It is fair to say Philip Seymour Hoffman suffered from depression. His death had more to do with the perils of self-medication and dangerous drugs than any sort of cultural or societal permissiveness. Millions of people try to do the same thing with alcohol and prescription drugs. Are they Leftist, too? The Left cries about the supposed Right advocating war and making excuses for predatory capitalism, while the Right complains about cultural Marxism and a destructive permissiveness leading to a decadent tolerance for drugs and abortion. The two sides fight it out ad nauseam in circus sideshow fashion. Meanwhile, Rome burns in the background.

»The left-vs-right sideshow is a near perfect system for the ruling elite who operate outside the firing range behind the scenes. Most people line up like football spectators and cheer their team on while bankster and corporatist criminals make off with the goods below the bleachers and out of sight of the goal line.»

Comme on voit, il est difficile de déterminer un parti dans ces échanges, par rapport aux cohérences habituelles, et, surtout, il est totalement inutile de chercher à déterminer un parti ou l’autre, et encore plus de quoi il s’agit lorsqu’on parle de “cohérences habituelles”. Il y a de moins en moins de tout cela, – un “parti”, des “cohérences habituelles” ; il y a des événements divers, selon des références multiples, qui s’accumulent, qui s’empilent, sans que nous puissions vraiment les apprécier et trancher. Dans une semaine, qui songera encore à la mort de Seymour Hoffman, alors que nous nous trouvons dans ce fameux “big Now” où tout s’accumule et s’empile dans un temps historique paralysé, par conséquent sans que nous puissions aller jusqu’au bout, trancher le cas, porter un jugement décisif, puisqu’entretemps l’événement suivant, la crise suivante, sollicite toute notre attention...

Au reste, est-ce si mauvais ? Comment prétendre “aller jusqu’au bout, trancher le cas, porter un jugement décisif”, alors que tous les courants d’information, les pressions du système de la communication, les interprétations et manipulations dans tous les sens interdisent d’espérer aller à de telles conclusions, et surtout rendent complètement vaines et accessoires, sinon faussaires pour l’essentiel, de telles conclusions ? Alors, c’est autre chose que nous révèle cet événement qui est bien moins marquant et grave que tant d’autres, qui l’est pourtant suffisamment pour nous servir dans ce sens ; il nous révèle l’extraordinaire fragilité de notre psychologie dans le climat général, et par conséquent la démonstration par la sensibilité qui découle de cette fragilité de la puissance prégnante, omniprésente, de notre Grande Crise Générale, de la crise d’effondrement du Système. Et là, nous passons du “big Now” à l’«éternel présent», qui serait plutôt le véritable champ de bataille où s’affrontent Système et antiSystème, où se développe de plus en plus vite la crise d’effondrement du Système.

Cette vulnérabilité de nos psychologies, ces “nerfs à vif”, font que plus aucun événement aujourd’hui, s’il dépasse la norme banalisante de la manipulation du système de la communication par le Système, n’échappe à sa transformation symbolique en expression de la Grande Crise Générale et est débattu comme tel, avec toutes les interférences et contradictions qu’on a vues, s’exprimant en permanence et dans tous les sens, faisant de l'un et de l’autre, alternativement selon le flux des circonstances, un antiSystème sans nécessité de conscience de la chose, et par conséquent un acteur temporaire de référence de la vérité de notre crise civilisationnelle générale. Cette constante animation de la référence née de la vulnérabilité et de la sensibilité des psychologies, contribue elle-même à renforcer vulnérabilité et sensibilité de la psychologie, alimentant le sentiment et le climat général dans le sens qu’on comprend. Ce cercle vicieux d’auto-alimentation serait plutôt vertueux que vicieux...

Cela nous conduit à observer, une fois de plus, que la crise d’effondrement du Système est aussi, et en un sens est d’abord une immense crise collective des psychologies, en même temps qu’une crise de la psychologie collective, les deux choses s’alimentant l’une l’autre. Nous sommes pris dans un tissu crisique absolument hermétique, qui ne nous laisse aucun répit, qui met et maintient cadenassée dans nos têtes la Grande Crise Générale, consciemment ou pas. Cela est certes inconfortable, et en général extrêmement angoissant, mais c’est la voie obligée du déroulement de cette crise et de son accélération vers l’issue nécessairement désirable de l’autodestruction du Système ; et certes, c’est, d’une façon paradoxale et ironique si l’on veut, la contribution cette fois résolument antiSystème de sapiens à la chose.


Mis en ligne le 4 février 2014 à 07H00

Donations

Nous avons récolté 2305 € sur 3000 €

faites un don