La nouvelle BD du JSF

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Aujourd’hui, inutile que le meilleur avion de combat du monde existe pour qu’il accomplisse sa tâche grandiose de “meilleur avion de combat du monde”. Bien entendu, il s’agit de l’ineffable JSF. Voici donc la nouvelle narrative, après que les Israéliens aient signé un contrat pour 20 JSF, pour $3,5 milliards. (Bon, tout cela, des chiffres de bande dessinée ; nous ferons les comptes entre 2015 et 2020, si nous existons encore.)

De nombreuses et avisées réactions à ce “contrat du siècle” (20 JSF vendus à Israël qui paiera avec l’argent de l’aide américaniste à Israël, sur les 6.000 exemplaires de vente du JSF opérationnels, présentés comme assurés en 1998, 2002, 2005, etc. – n’en reste plus que 5.980)… Nous en choisissons deux.

• Le 8 octobre 2010, UPI consacre une longue dépêche à ce contrat, sous le titre plein de sous-entendus (suivons mon regard) : «Israel buys F-35 jets with eyes on Iran». On a compris le thème, qui est développé de long en large, avec la description des capacités magiques de cet avion dont les performances vont au-delà, très loin dans le temps, de toutes les bandes dessinées imaginables… Tout de même, un court paragraphe, commençant par “However” (“toutefois” ou “néanmoins” en français, – et nous préférons “nez en moins”) : «However, Israel is unlikely to take delivery of the first of the fifth- generation fighters until 2015 at the earliest, with completion scheduled for 2017.»

• Un articulet du Jerusalem Post du 10 octobre 2010, rapportant les alarmes des Syriens devant ce contrat qui fait, selon la BD, basculer l’équilibre des forces au Moyen-Orient…

«Syrian Foreign Minister Walid Moallem claimed on Saturday that Israel’s recent $3 billion deal to purchase F35 stealth fighter jets from the US poses a serious security threat to the entire Middle East.

»“We were told Prime Minister Binyamin Netanyahu is set to announce a settlement construction freeze for an additional two months in exchange for a guarantee that the issue will not come up again and advanced weapons. Now the issue is not the settlement freeze, but the threat on the region’s Arab countries,” Moallem said Saturday.»

Notre commentaire

@PAYANT Du temps béni de la Guerre froide, où l’on parlait encore d’une quincaillerie existante et où la propagande n’avait pas encore achevé sa mue immanente en virtualisme, il était de coutume d’observer que tout article de la Pravda délivrait son véritable message au quatrième paragraphe. Les trois premiers constituaient l’habituelle glose propagandiste sur la ligne du Parti et l’univers halluciné mais fort peu exaltant du marxisme-léninisme, et les initiés passaient directement au quatrième qui détaillait la consigne sérieuse ou l’information importante du texte. Dans la dépêche UPI, ce paragraphe est le troisième («However, Israel is unlikely to take delivery of the first of the fifth- generation fighters until 2015 at the earliest, with completion scheduled for 2017»). En effet, articuler toute l’analyse sur la puissance exceptionnelle du JSF pour une attaque contre l’Iran qu’on prévoit nécessairement pour demain matin puisque la bombe iranienne n’est en général qu’une question de semaines, et annoncer que l’avion ne sera opérationnel qu’en 2017 (ce qui est une perspective très optimiste puisque certains, comme les Norvégiens, tablent sur 2021), voilà qui fait du troisième paragraphe l’information principale. Jugera-t-on qu’il y a progrès décisif par rapport à la propagande soviétique ou que le virtualisme est plus sophistiqué et d’une substance différente de la propagande ? Quoi qu’il en soit, il est assuré que nous sommes entrés dans un nouvel épisode de la narrative du JSF, qui est son entrée dans la politique active, sulfureuse, volatile et elle-même infiniment virtualiste du Moyen-Orient.

La présentation de cette vente à Israël relève effectivement d’une nouvelle bande dessinée racontant la narrative générale du JSF. L’histoire complexe et tortueuse de la vente du JSF à Israël n’a, comme on le sait, rien à voir avec l’Iran, avec les autres pays arabes, avec la tension au Moyen-Orient, avec les projets évidemment imminents d’attaque d’Israël et ainsi de suite. Il s’agit pour ce programme aux abois (le JSF) d’obtenir un premier client qu’on voudrait de référence, et il y a eu trois ans de négociations avant que le Pentagone n’arrive à imposer cette commande à Israël. Il est de notoriété journalistique de base que l’immense majorité du ministère de la défense israélien de la défense est opposé à cette commande extrêmement coûteuse, qui lui a été imposée par le ministre et la direction politique israélienne, lesquels doivent jouer un jeu de mesures agressives dont Washington ne veut pas, et de mesures de concession vis-à-vis de Washington (l’achat du JSF faisant partie de ces dernières). La direction israélienne a conclu qu’elle ne pouvait éviter une commande du JSF, à cause des pressions du Pentagone, et elle a choisi cette période où certaines arrangements plus favorables de détail étaient possibles parce qu’Obama a besoin du soutien d’Israël (électorat juif) avant les élections du 2 novembre. Du coup, tout le monde s’entend pour “politiser” le JSF ; les USA pour montrer qu’ils soutiennent Israël (élections) ; Israël pour concrétiser sa menace contre l’Iran ; les pays arabes, notamment les plus radicaux, pour dénoncer le surarmement d’Israël. Rien de tout cela n’a le moindre rapport avec la réalité puisqu’il s’agit d’une bande dessinée et non d’un avion, que le JSF n’est pas pour demain, que l’on ignore ses capacités et que beaucoup doutent avec tant d’arguments de la puissance voire de la réalité dé ces capacités, que même la viabilité du programme est régulièrement mise en question.

Il n’est pas assuré que cette entrée dans une nouvelle BD (“acteur actif de la politique de tension au Moyen-Orient”) renforce réellement le JSF. D’une part, elle emprisonne Israël dans une narrative du JSF-avion indispensable, alors que l’avion est plus que douteux et qu’il pompe une partie importante des ressources de défense d’Israël (d’origine US, certes, mais ressources tout de même, qui existaient avant le JSF puisqu’elles ont un caractère structurel). Elle renforce le caractère belliqueux d’Israël aux yeux du reste des acteurs sans rien lui apporter en fait de réelles ressources supplémentaires, sinon éventuellement du temps de nos petits enfants si le JSF existe déjà. Elle donne bien des arguments aux adversaires d’Israël dans la région, de dénoncer Israël (et les USA), éventuellement de justifier de nouvelles mesures d’armement pour eux-mêmes sans qu’Israël (et les USA) soient en bonne position pour les dénoncer. Par exemple, la nouvelle des JSF “qui arrivent” (au rythme de Godot, mais nul ne s’y arrête) ne va-t-elle pas renforcer la position de ceux, très nombreux, qui, à Moscou, critiquent la décision de la direction russe d’annuler la livraison de missiles de défense sol-air S-300 à l’Iran au nom d’une “solidarité” avec l’Occident pour les sanctions ? ... Alors que cette “solidarité” se marque, du côté US, par un tel “renforcement” de la puissance militaire offensive d'Israël ? D’une façon plus générale, ne renforce-t-on pas ainsi la réputation politico-militaire du JSF, ce qui va se traduire en exigences nouvelles sur ses capacités alors que l’avion est notoirement en deçà de ses capacités annoncées, et sans pour autant renforcer son statut à l’exportation tant tous les pays déjà concernés par des achats potentiels (comme l’était Israël) sont largement avertis de ses innombrables faiblesses ?

De toutes les façons, dans cet univers cloisonné et absolument régi par la communication, il paraît impossible de revenir sur cette nouvelle BD du JSF, de faire passer l’information que cet avion est loin, très loin, d’être le parangon de puissance qu’en font les analyses des “experts” politiques. Le JSF est désormais un formidable outil de puissance, une “image” effectivement de BD, qui a remplacé sa propre réalité. Est-ce un avantage ? – encore cette question... On a déjà vu l’“avantage” de la première narrative d’un JSF dominant le XXIème siècle, éliminant tous ses concurrents, opérationnel dès 2008-2009, etc. L’inévitable retour aux réalités se paye cher en termes de réputation, de développement accéléré et bâclé pour tenter de confirmer la réputation, etc. La même mésaventure risque de se reproduire, parce que l’avion n’existe pas, et que son développement réel est désormais soumis à une autre pression, encore plus déformante et exigeante, celle des politiques et de leur agenda spécifique. LM peut se réjouir et se convaincre qu’ainsi le programme est verrouillé, et c’est vrai pour les trois prochains mois (ce qui correspond à la prospective habituelle de LM). En réalité, avec ce nouveau statut, il va être d’autant plus surveillé dans son développement, avec de nouvelles exigences contradictoires (être développé encore plus vite, avoir des capacités encore plus grandes, vérifier encore plus précisément ses capacités, – tout cela, on s’en doute, contradictoire et explosif). Le JSF est prisonnier de ses BD successives.


Mis en ligne le 11 octobre 2010 à 06H25