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584Le 23 septembre dernier, la NSA a invité un groupe de dix universitaires US, des scholars de grand renom et au-dessus de tout soupçon du point de vue de la conformité au Système. Parmi ces dix visiteurs extraordinaires, vue la rareté de ce genre de “tour operator”, on trouve Amy Zegart, co-directrice du CISAC (Center for International Security And Cooperation, de l’université de Stanford, en Californie). Zegart a répondu à une interview de Beth Duff-Brown, pour le site du CISAC, le 26 septembre 2013.
D’après les participants à cette visite, l’Agence n’avait pas invité dans ses locaux d’universitaire ou de personne hors du circuit du renseignement depuis 1975. (1975, c’est une date-pivot comme 2013 : il s’agit de l’époque de la première “grande panique” de la NSA, lorsque la commission Church du Congrès enquêtait sur elle en même temps que sur la CIA, dans le sillage du scandale du Watergate.) Les visiteurs ont été conduits dans l’énorme bloc du quartier-général de la NSA, à Fort Meade, d’abord pour une visite de convention, avec arrêt obligé devant le bloc de granit où sont gravés les noms des 171 officiers de la NSA ayant perdu la vie en service commandé («I think they wanted us to know that this is an organization of people, not some robots trolling through your emails»), avant d’être enfermés dans une immense salle de conférence sans fenêtres, pour une discussion générale de plusieurs heures qui s’est déroulée, selon Zegart et selon sa “sensibilité”, dans un climat de grande franchise. Quoi qu’il en soit de la franchise, il est manifeste que la NSA est particulièrement anxieuse de contacts avec le public, pour tenter de retrouver un peu de son prestige et de sa confiance fracassés.
La pression extérieure est énorme, comme le montre cet exemple : à l’été 2012, la NSA avait reçu 167 questions ou demandes diverses d’information ou d’interviews de la presse ; pour l’été 2013, on est passé à 1 900 demandes... La NSA est particulièrement embarrassée dans ses contacts avec l’extérieur parce que diverses organisations, agences et centres de pouvoir ont organiquement leur mot à dire dans toute communication publique de la NSA : le DNI (Director of National Intelligence, James Clapper), le FBI, le département de la justice et la Maison-Blanche (le NSC). La crise de la NSA est appelée à durer, avec un rendez-vous important pour l’année prochaine. Ce moment très délicat pour la NSA aura lieu autour du printemps 2014, lorsque le successeur du général Alexander, l’actuel directeur de la NSA qui part à la retraite le 1er août 2014, sera soumis aux auditions de confirmation du Congrès. Zegart note à ce propos, après avoir énuméré les nombreux problèmes publics que la NSA doit affronter : «When NSA chief Keith Alexander steps down, we are going to see all of these issues come to a head in a very public way with the confirmation of the next director.»
Nous avons choisi dans on interview le passage qui concerne Edward Snowden. Les précisions données confirment l’énormité de la “fuite”, sans doute sans précédent dans l’histoire du renseignement, notamment avec l’indication, dans le chef de la NSA, que 125 documents-Snowden ont été rendu public, qu’il en aurait diffusé dans la presse autour de 50 000, et qu’il en disposerait d’un nombre plus élevé, – sans autre précision... (Indication de plus que la probabilité d’une NSA ignorante du volume totale du butin emporté par Snowden.)
Question : «Did you discuss former NSA contractor Edward Snowden?»
Amy Zegart : «Extensively. It’s the biggest breach in the agency’s history. They’ve been in crisis mode since June. They’ve been putting our fires every day and the arsonist is still out there. NSA officials told us that they know 125 documents have been compromised; they believe Snowden probably has already passed to the press another 50,000 documents and that the entire tranche that he may have taken is bigger than that. But there’s a question about whether that tranche is accessible, that Snowden may have done things to make some of his data hard to read.
»They said Snowden didn’t just download documents he himself had access to. He used social engineering, convincing someone else to give him access to additional information to breach security protocols. Meanwhile, Snowden had plenty of avenues for whistleblowing, including five inspectors-general and the members of the congressional intelligence committees, but he availed himself of none.
Question : «Have Snowden’s actions endangered national security or international relations?»
Amy Zegart : «The standard lines about “irreparable harm” are not convincing to many people because they are so vague, we’ve heard them so often, and the government classifies boatloads of information that shouldn’t be secret. But NSA officials got a little more specific. They said Snowden has hurt national security in three ways: The first is that he revealed government surveillance capabilities. Second, he’s revealed politically embarrassing things that are harming relations with our allies – and they believe there is more to come. (Brazilian President Dilma Rousseff postponed a state visit to Washington, for example, following the release of evidence that the U.S. spied on Brazilian politicians and business leaders.) They said Snowden has a pattern of releasing embarrassing information around big international meetings, such as the G20 summit. The third damaging impact is that Snowden has hurt the NSA’s ability to produce intelligence.»
• Parallèlement à cette vision intérieure de la NSA, qui indique une atmosphère de siège, une défensive proche de la dissolution, une panique à peine dissimulée devant l’exposition publique de la chose, les forces antiSystème continuent à s’activer à ciel ouvert, préparant méthodiquement et exposant publiquement leurs offensives successives. La filière Snowden-Greenwald-Poitras s’enrichit désormais d’un nouvel élément, le journaliste de The Nation Jeremy Scahill qui va “faire équipe” avec Greenwald sur un projet mettant à jour la connexion entre la NSA et la “politique de l’assassinat” de l’administration Obama, notamment par l’action des drone. Le projet a été présenté lors d’une conférence de presse à Rio de Janeiro, qui devient, à l’ombre protectrice du discours de Rousseff à l’ONU, une sorte de centre antiSystème. Associated Près présente l’événement le 29 septembre 2013 (voir aussi Russia Today, le 29 septembre 2013).
«Two American journalists known for their investigations of the United States' government said Saturday they've teamed up to report on the National Security Agency's role in what one called a “U.S. assassination program.” [...] Jeremy Scahill, a contributor to The Nation magazine and the New York Times best-selling author of ‘Dirty Wars,’ said he will be working with Glenn Greenwald, the Rio-based journalist who has written stories about U.S. surveillance programs based on documents leaked by former NSA contractor Edward Snowden.
»“The connections between war and surveillance are clear. I don't want to give too much away but Glenn and I are working on a project right now that has at its center how the National Security Agency plays a significant, central role in the U.S. assassination program,” said Scahill, speaking to moviegoers in Rio de Janeiro, where the documentary based on his book made its Latin American debut at the Rio Film Festival. “There are so many stories that are yet to be published that we hope will produce `actionable intelligence,' or information that ordinary citizens across the world can use to try to fight for change, to try to confront those in power,” said Scahill.»
Il nous semble que le contraste entre la visite de la NSA par le groupe de scholars et les nouvelles plutôt accablantes (pour la NSA) qu’on en relève, d’une part, et d’autre part cette conférence de presse publique sur un nouveau projet d’assaut contre la NSA symbolise parfaitement la situation. La disproportion énorme des forces en présence, au profit de la NSA certes, contraste d’une façon fulgurante avec l’avantage dont disposent les forces antiSystème (la filière Snowden-Greenwald & compagnie) du point de vue de la communication avec des effets considérables, – littéralement à l’échelle d’un continent comme le montre le discours de Rousseff.
Ce constat n’est pas de circonstance ni de pure tactique, il reflète quelque chose de bien plus profond. Peut-être cette profondeur apparaît-elle, – c’est l’hypothèse que nous faisons, – lorsque cette situation si contrastée est observée à la lumière de quelques remarques de Amy Zegart, qui sont extrêmement révélatrices et graves par inadvertance. (En effet, il est évident que Zegart est invitée par la NSA, avec ses neuf autres collègues prestigieux, de prestigieuses institutions du circuit académique US, pour être instruite des problèmes de la NSA dans le but de donner à ces personnalités des arguments pour défendre la NSA. Il est évident pour tous que, sur le fond, de telles prestigieuses personnalités du monde académique US sont du côté de la NSA.) Ainsi Zegart entend-elle bien préciser, à une question qui lui est posée sur le fait de savoir si le NSA est une sorte de Big Brother, qu’elle ne juge pas vraiment que la NSA a agi d’une façon illégale, mais simplement qu’elle a poussé à son extrême limite l’usage des lois sous l’empire desquelles elle opère (ce qui est répondre sans répondre puisque nul n’a jamais prétendu que Big Brother devait être illégal si les lois sont faites pour favoriser son installation et son action). Bien, c’est de bonne guerre, et l’experte-Système fait son travail en affirmant que la NSA reste dans la légalité ; elle glisse pourtant une observation d’un grand intérêt, pour appuyer son propos conjoncturel, sans prendre garde qu’elle met en cause une situation conjoncturelle. (Nous soulignons en gras les propos qui nous intéressent.)
D’abord concernant Big Brother («Are the accusations that the NSA is Big Brother squared fair?») : «If you look at the reporting on the NSA so far, there is zero evidence of a widespread, deliberate and nefarious plan by the agency to violate the law and spy on American citizens. This is a policy debate, not a scandal.» Puis, plus loin : «I would say one of the things that I did walk away from the meeting hearing – and I think that perhaps this is the big policy question – is that the NSA orientation is to collect now, ask questions later. So the question is: Is that the right operating philosophy; are we comfortable as a democratic society with that collect-now-ask-later approach?»
En effet, ce que nous dit Zegart est que la NSA n’agit pas illégalement, – donc, semble-t-elle dire, en réponse à la question posée, la NSA n’est pas Big Brother, – sauf que, comme on l’a dit, Big Brother n’est pas nécessairement illégal s’il correspond à une “politique“ qui fait des lois pour permettre l’exercice de Big Brother. Là-dessus, Zegart reconnaît implicitement qu’il y a au moins un débat, peut-être un problème, peut-être bien une crise de la politique qui a engendré la NSA et ses méthodes. (C’est-à-dire, parlons clair, de la “politique de sécurité nationale”, ou de la politique de l’État de sécurité nationale.) Tout bien considéré, c’est bien plus grave que quelques illégalités, ou les très nombreuses illégalités que l’Agence aurait commises, et le débat sollicité autour de Big Brother ou pas... Et, du coup, nous retrouvons nos compères de la filière Snowden-Greenwald, et le nouveau tandem Greenwald-Scahill, et leur attaque contre “la politique de l’assassinat”. Cette politique est tout à fait “légale” selon les lois que s’est donnée l’administration Obama, si féconde en cette matière, et alors la chose devient, comme le suggère Zegart, un “policy debate”. Il devient évident que nous sommes, avec la “politique de l’assassinat”, comme avec toutes les activités de la NSA (y compris Big Brother), légales si l’on veut, en présence d’une batterie infernale de “lois scélérates”, et alors la légalité devient une inversion d’elle-même, illégalité fondamentale transformée en légalité. Alors, on peut avancer que c’est peut-être la raison pour laquelle l’exposé sur les innocences diverses de la perversité fondamentale de la NSA, pâlit si considérablement face à l’intervention à ciel ouvert de la paire Greenwald-Scahill partant à l’assaut de la “politique de l’assassinat”, – parce que les seconds, Greenwald-Scahill, c’est l’évidence même, ont la légitimité pour eux. Alors oui, ce n’est pas la NSA qu’ils mettent en question, Greenwald-Scahill, ni seulement l’usage des drones-tueurs, mais bien entendu toute une politique, comme le suggère bien imprudemment Zegart.
Voici donc qu’on effleure ce qu’il y a de fondamental dans la crise Snowden/NSA, et ce qui donne effectivement toute leur légitimité d’une puissance à ébranler le cœur extraordinairement puissant du Système à quelques sapiens, à commencer par le “gringalet de 30 ans” Edward Snowden. Avec la crise Snowden/NSA, en investiguant le monstre-NSA, et ce monstre-NSA se défendant comme il peut, c’est-à-dire en laissant entendre qu’il ne fait qu’agir conformément à une politique (la politique-Système, certes, ou politique de l’“idéal de puissance”), c’est effectivement cette politique qu’on est conduit, par de tels méandres où chacun tente de s’en sortir sans trop de dégâts, à mettre en cause. Cela ne dure que le temps d’un instant, d’une remarque, – pour l'instant, dans tous les cas, – mais il n’en faut pas plus pour mesurer le poids formidable du potentiel explosif de cette crise.
... Ce qui invite à conclure, en d’autres termes, que la crise Snowden/NSA n’a pas encore donné tout ce qu’elle recèle. Nous sommes encore loin de la somme de toutes ses nuisances antiSystème, jusqu’à la somme ultime possible, qui serait comme une explosion finale, – un bouquet, si l’on veut.
Mis en ligne le 30 septembre 2013 à 14H58
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