La parabole de l’oignon

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La parabole de l’oignon


15 novembre 2005 — L’autre jour (le 9 novembre), dans l’antre des néo-conservateurs, l’American Enterprise Institute, un digne gentleman britannique, Andrew Garfield, officier de l’armée de terre et analyste de renseignement, s’exprimait sur la question de l’actuelle situation en Irak. Defense News du 11 novembre nous en fait un bref rapport. Il y a pourtant suffisamment pour trouver un vaste intérêt à l’intervention de Andrew Garfield.

Defense News titre sobrement : « U.K. Expert Urges U.S. Military To Learn From N. Ireland Campaign ». Nous développerions plutôt notre titre de cette façon: “La parabole de l’oignon, ou comment vous n’avez aucune chance de gagner la guerre”.

Garfield explique que les Américains ne peuvent espérer gagner avec leur approche conventionnelle et ultra-sophistiquée, appuyée sur une tactique d’offensive lourde à outrance. Il développe une analyse de la campagne britannique en Irlande du Nord comme exemple de ce qu’il faudrait faire : « The British Army in Northern Ireland initially resorted to heavy force as its default reaction to every security situation, he said, and these operations were largely counterproductive. He cited an Irish Republican Army (IRA) chief of staff who said the best recruiting sergeant he had was the British Army, and that a lot of Irish youth joined the IRA not because of any ideology but because of heavy-handed British actions. The British Army had to shift its emphasis from using force to winning the population’s support.

» Garfield said Americans should remember that people have long memories. He doesn’t believe American officials credit the Iraqis with feeling the same way about civilian casualties that Americans would in similar situations. The term “collateral damage” doesn’t explain the emotional damage and animosity that the death of innocent civilians can create. The classic example is the 1972 Bloody Sunday incident, when 13 demonstrators were killed by British soldiers. Garfield said the incident has haunted the British Army and British government for 35 years.

» All operations must be underpinned by the best intelligence available, Garfield said. A counterinsurgency campaign requires heavy intelligence support. In the British Army today, he said, an armored brigade has six or eight intelligence professionals to support each 5,000-man unit. The numbers are similar for U.S. Army brigades. In Northern Ireland, the British had 400 to 500 intelligence professionals to support a brigade-sized force. Those intelligence analysts cannot be on short-term rotations, he said: Most intelligence professionals deployed to Northern Ireland were there for two years on individual, not unit, rotations, so they could build continuity. Many of the intelligence professionals in more sensitive and difficult areas served even longer.

» That dedication of intelligence resources, Garfield said, allowed an intelligence picture to be developed on an adversary that wasn’t nearly as complex or large as the insurgency in Iraq. Developing a clear understanding of the insurgency requires effective coordination of all intelligence at all agency levels, which poses a considerable challenge to the United States because of the sheer size of its intelligence bureaucracy, he said. The British in Northern Ireland had the advantage of being small.

» Counterinsurgency warfare requires new skill sets and cultural understanding. The average British officer or soldier did not understand the typical Catholic Irishman though they shared many characteristics — certainly more than a U.S. soldier shares with the average Iraqi Sunni.

» Garfield said the approach must be to look at the insurgency like an onion. Too often, the thinking in military circles is that the best way to get at the onion’s rotten core is to slice it in half. Instead, the military must peel away the layers of insurgent support until they eventually reach the center, he said. “Until you peel away those layers of support, and deal with the perceived and actual grievances of the community, most of your actions are counterproductive.” »

La parabole de l’oignon est ce qui nous arrête particulièrement, comme un excellent résumé de la critique de Garfield : pour arriver à son cœur, il ne faut pas trancher l’oignon il faut le peler. (« Too often, the thinking in military circles is that the best way to get at the onion’s rotten core is to slice it in half. Instead, the military must peel away the layers of insurgent support until they eventually reach the center. ») Garfield s’adresse là à la psychologie américaniste et lui demande quelque chose d’impossible pour elle: comprendre un problème pour le résoudre en douceur. Le général belge Francis Briquemont, qui commandait pour l’ONU le secteur de Sarajevo en 1994, expliquait à un général américain la difficulté des problèmes qui se posaient à cause des rapports des communautés ethniques, des jeux politiques des uns et des autres, des coutumes… L’autre interrompit cette litanie, visiblement agacé, et trancha comme on tranche un oignon : « Nous, en Amérique, nous ne résolvons pas les problèmes, nous les écrasons. »

Garfield ne sera évidemment pas entendu. Il demande à la psychologie américaniste une double démarche qui lui est impossible : d’une part, penser une humanité (une culture, une sociologie, une psychologie, etc.) qui ne soit pas la sienne ; d'autre part, opérer vis-à-vis de cette humanité une approche graduelle basée sur l’aspect qualitatif qui implique la reconnaissance de l’autre, aux dépens de l’aspect quantitatif qui conduit à l’écrasement de l’autre (on comprend pourquoi : l’autre perçu comme “problème”). Une remarque telle que « [t]he British in Northern Ireland had the advantage of being small » est quelque chose qui a dû faire prendre Garfield pour un fou par son auditoire. (Si on ne le lui a pas dit, nous le lui signalons.)

C’est l’orientation complètement inverse que les Américains suivent et accentuent aujourd’hui en Irak, comme depuis l’origine de la campagne. Il est plus que jamais question de trancher l’oignon dans tous les sens, avec le maximum de violence possible. L’accent est mis sur les moyens offensifs et de haute technologie pour la lutte contre la guérilla…

Cet emploi est si intensif que l’espace aérien irakien devient trop exigu pour le volume des échanges d’ondes électromagnétiques, et devient un problème grave pour les Américains, — celui-là, ils auront de la difficulté à l’écraser : « Even with 21,000 jammers on the battlefield and 1,000 unmanned vehicles in the air, both are still in high demand because of their effectiveness in countering insurgent attacks, so more are on the way. Although he is supportive of both systems, [ Lt. Gen. Walter Buchanan, commander of the 9th Air Force and Central Command Air Forces] is worried that a continued lack of organization will lead to losses. “I understand we have over 1,000 (unmanned vehicles in Iraq)... with the majority of them flying below 3,000 feet,” Buchanan said. “That is a very thick environment. We have in fact had occasions where they have run into a helicopter. Thankfully, to my knowledge, we have not hurt anybody yet.” He added, “I fear that the day will come ... ” when there is a collision with casualties.

» With the jammers, the lack of organization of radio frequency use is causing some friendly systems to jam other friendly systems, known as “electronic fratricide,” he said. The static is reducing the [Unmanned Air Vehicles] Predator's capabilities as well. In Iraq, the unmanned vehicles have a range of only about 35 miles before their communications with ground controllers are blocked by other radio signals. For comparison in Afghanistan, where there's far less electronics in play, the Predators have a range of about 120 miles, he said. »

La dualité américaniste, entre d’une part l’énoncé indifférent des faits de la réalité, comme si la réalité ne présentait guère d’intérêt, et d’autre part l’avancée du progrès américaniste qui est l’essentiel du propos, est mise en évidence par cette déclaration du porte-parole du Pentagone DeRita, le 1er novembre, alors que le mois d’octobre s’est avéré le 4ème mois le plus sanglant pour les forces US depuis la “victoire” d’avril 2003 : « I think we see an adversary that continues to develop some sophistication on very deadly and increasingly precise standoff weapons, IEDs specifically […] but we're getting better at interrupting the enemy's decision cycle, and getting better intelligence that is allowing us to stop more of these things, find more of them. » D’une part, on constate que les choses vont de plus en plus mal, avec l’efficacité des attaques en augmentation; d’autre part, on affirme triomphalement que l’on intervient de mieux en mieux et de plus en plus efficacement contre ces attaques. Aucune relation précise n’est établie entre les deux affirmations, qui tendrait à faire considérer avec un scepticisme certain, voire à ridiculiser le triomphalisme de la seconde ; ce qui subsiste est bien l’affirmation des progrès (technologiques, bien sûr) de la seconde.

Effectivement, ce qui importe à la bureaucratie US, c’est le développement et la mise en action des systèmes dont elle fait la promotion, même si la chose n’influe en rien, bien au contraire, sur la situation générale. Il y a une complète déconnexion, cas désormais courant du virtualisme bureaucratique. La logique interne du système ne s’intéresse ni à la situation en Irak, ni aux conseils de monsieur Garfield. L’important, pour l’instant, est d’affirmer l’efficacité exceptionnelle de tous ces coûteux systèmes contre les IED (Improvised Explosive Devices, désignation bureaucratique des véhicules suicides utilisés par les insurgés en Irak), — même si les IED explosent et tuent plus que jamais dans la réalité. L’important est de justifier l’introduction d’un nouveau coûteux système de brouillage offensif, le BAE USQ-113 monté à bord du EA-6B Prowler de guerre électronique si efficace contre les IED ; de justifier également le développement, décidé il y a quelques semaines, d’un remplaçant du EA-6B, le EA-18G Growler… Et ainsi de suite.