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12 septembre 2007 — Deux spectacles, des deux côtés de l’Atlantique, peignent pour nous l’état présent de la civilisation occidentale. La pensée est épuisée, la psychologie à mesure. Le désarroi est coléreux ou languissant, c’est selon. Cet anniversaire de 9/11 ne fut pas très exaltant.
Quels “deux cotés”? Choisissons Washington, — c’est évident, avec la deuxième journée d’audition du général Petraeus (le Sénat après la Chambre). Il y a aussi Paris, d’une façon moins formelle mais tout aussi significative après tout, à partir de deux articles dont un lecteur (“Misanthrope modéré”, — que nous remercions bien sûr, — ce 11 septembre) nous signale l’existence.
• A Washington, le 11 septembre au Sénat fut l’envers du 10 septembre à la Chambre. Le 10 septembre, Petraeus avait été canonisé et le soutien à son rapport affirmé plus encore par l’accueil formel qui lui fut fait que sur le fond. (Au reste, le Congrès n’agit en cette circonstance que pour s’informer. Mais l’on sait bien ce qu’il en est, au travers du code washingtonien. Il s’agit pour des composants majeurs du système de confirmer leurs positions respectives.) Le 11 septembre, au Sénat, ce fut un déluge. Le saint était devenu bouc-émissaire et punching ball. Petraeus et l’ambassadeur Crocker furent aspergés de la bile et des écumes des colères sénatoriales durant tout le jour.
Que s’est-il passé ? Rien de bien grave. Une fois réaffirmé le soutien du Congrès, soutien d’ailleurs acquis depuis que les démocrates ont abandonné (en mai) toute idée de repousser les demandes budgétaires de GW pour la guerre, les parlementaires de la haute assemblée ont fait entendre leur fureur impuissante devant la catastrophe qu’ils sont obligés de soutenir. Petraeus fut le punching ball comme il est par ailleurs le déflecteur de la réalité (Andrew Bacevitch écrit : «The cult of David Petraeus exists not because the general has figured out the war, but because hiding behind the general allows the Bush administration to postpone the day when it must reckon with the consequences of its abject failure in Iraq.»)
Le paradoxe est piquant. Par inadvertance, parce qu’il faut bien que la tension nerveuse de l’impuissance et de la contrainte qu’impose la solidarité de système sourde de quelque façon, nous avons donc eu un florilège de critiques, toutes justifiées et fondées, sur la situation catastrophique d’Irak. Tout le monde s’en donna à cœur joie, y compris et surtout les candidats démocrates à la désignation présidentielle qui trouvent là une façon de se rapprocher du bon peuple qui en a assez de la guerre, — parmi ces candidats, Joseph Biden par exemple, mais bon exemple:
«Mr. Biden, the chairman of the Senate Foreign Relations Committee, opened the marathon day of testimony at 9:30 a.m. sharp with pointed questions about the continuing violence in Iraq. “We’re still talking about over 1,000 weekly attacks, 1,000, and we’re calling that success,” he said sharply. Then he drew attention to his own recent trip to Iraq, where he said it was too dangerous for him to travel on the ground back to Baghdad, although American officials had considered sending him by road.
»“And that road movement would have been highly secured, would it not?” Mr. Biden asked Mr. Crocker.
»“Well, for the chairman of the Senate Foreign Relations Committee, yes sir,” Mr. Crocker responded, making even Mr. Biden laugh.
»“Oh, I love you, I love you,” Mr. Biden said.»
• Du côté parisien, notre lecteur “Misanthrope modéré” nous signale l’édito du Monde (dont il met le texte en ligne) et une réflexion rêveuse et d’un enthousiasme touchant quoique un peu forcé de Nicole Bacharan, dans Le Figaro, du 11 septembre bien entendu, — où elle propose un étrange “New Deal international”.
«Il faut oser rêver un New Deal international. Oser tenter de le construire. La France pourrait y jouer un rôle majeur. Cela implique bien sûr d'en finir avec les aigreurs de l'antiaméricanisme, et de jeter les bases d'un nouvel atlantisme, un équilibre constructif entre l'Europe et les États-Unis. Le voyage de Bernard Kouchner en Irak, la visite prochaine de Nicolas Sarkozy à New York vont dans ce sens. Penser le 11 Septembre n'est pas la responsabilité des seuls États-Unis. C'est plus que jamais la nôtre.»
… Restons-en à cette image. Toutes les illusions occidentales et européennes sont, finalement, rassemblées dans l’image même d’un “New Deal international” qui impliquerait un nouvel arrangement avec les américanistes redevenus Américains, Washington devenu sage et raisonnable, Bush renvoyé dans son ranch et remplacé par un ticket féministe-black (Hillary-Obama), les Européens devenus “anti-antiaméricains” et passant leurs vacances à Ground Zero, les Irakiens rangés en bon ordre pour voter et les Iraniens pour réclamer les bombes démocratiques et américanistes, Ben Laden retraité en Floride et ainsi de suite. On pourrait s’attarder à une critique plus détaillée de cette toujours-même rengaine. C’est inutile. Le symbole impliqué par l’analogie historique choisi suffit, par la méconnaissance historique qu’il implique, au profit du rêve effectivement… Après tout, le New Deal ne fut la solution de rien, il fut une formule trompeuse du saltimbanque Roosevelt utilisée pour retenir l’Amérique au bord du gouffre. L’on devrait bien savoir que le New Deal échoua et que ce qui sauva l’Amérique, c’est la guerre. Drôle d’analogie symbolique, — au point qu’on parlerait d’acte manqué ou de lapsus révélateur.
Il y a donc une solidarité transatlantique, qui est celle du désarroi. C’est comme une sorte d’enchaînement étrange : le général Petraeus est au Congrès, soutenu par des élus qui le houspillent pour son incapacité à imposer la réalité washingtonienne en Irak ; Washington est dans nos esprits, soutenu par des Européens transis qui houspillent amoureusement les washingtoniens pour n’être pas conformes à l’image d’Epinal qu’ils ne cessent d’adorer depuis des décennies. Chacun voudrait tant voir sa réalité se réaliser.
Nous approchons du point zéro de nos espérances, où le désarroi devient hallucination et fuite dans l’incantation. Les sénateurs jouent à Mister Smith goes to Washington et les Européens au Jour le plus long, éventuellement à l’envers (Sarko et Kouchner débarquant à New York pour délivrer Washington de ses lubies). Tout l’Occident gît aujourd’hui dans les restes paralysés d’une pensée épuisée. Nous avons atteint le point de dissolution de toute possibilité d’agir, ce que Gabriel Kolko nomme à propos de la politique étrangère des USA : «Mechanistic Destruction: American Foreign Policy at Point Zero» Effectivement, il y a bien sûr un enchaînement mécanique dans ce processus, ce qui est la logique même d’un système.
(Nous croyons beaucoup plus à cette explication de la logique de système, la logique aveugle et notre enchaînement désorienté, qu’à de vastes et sombres manœuvres, — dans tous les cas pour ce qui compte et laissera sa trace historique. Lorsque, citant le sénateur Hagel le 11 septembre [«I have to ask this question: where is this going? … Are we going to continue to invest American blood and treasure at the same rate we are doing now. For what? The president said let's buy time. Buy time? For what?»], Justin Raimundo écrit aujourd’hui que GW veut “du temps” [faire durer la guerre] pour préparer son attaque contre l’Iran, l’hypothèse nous semble bien trop élaborée, — même si, par moment, elle se vérifie fugitivement avant de disparaître, puisque nous parlons de cette attaque depuis deux ans et demi, et que c’est bien long pour une “attaque-surprise”. Nous affirmons à nouveau que ce qui donne sa volonté de fer à GW Bush, c’est bien son idée fixe irakienne, — faire durer la guerre jusqu’à son successeur pour éviter la capitulation honteuse et permettre la victoire finale inévitable, au-delà, bien au-delà…)
Tous ces constats désabusés ne doivent pas nous empêcher de constater que, tout de même, il y a un progrès remarquable… L’intérêt des réactions relevées ici (à Washington) et là (à Paris, en Europe) est de montrer qu’on commence, ici et là, à se douter de quelque chose. Il y a, dans les deux cas, une absence révélatrice de référence centrale à la menace terroriste, la guerre contre la terreur, etc. La chose est évoquée mécaniquement, certes, parce qu’on reste bon élève, mais il apparaît de plus en plus manifeste que le problème central n’est pas celui-là.
C’est un progrès, cette réalisation subreptice que le système est le problème plutôt que la solution du problème. (Le problème, c'est le général Petraeus pour les sénateurs, les washingtoniens pour les Européens.) La transition semble achevée depuis l’époque de l’invocation hystérique de la menace terroriste. Cela ne signifie absolument pas que soit venue l’heure de la sagesse et de l’audace de la pensée. La paralysie reste et restera ferme mais la dernière barrière protectrice du conformisme est en train de disparaître. Le désarroi va grandir encore, les erreurs vont se multiplier, les contrastes entre la ligne officielle et le sentiment véritable atteignant même les élites vont devenir proches de l’insupportables. Nous pouvons attendre une accélération du déséquilibre psychologique et de la désorientation du jugement, peut-être même une nouvelle époque. Peut-être cela nous réserve-t-il des surprises, — on verra.
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