La perversité de l’aventure afghane sous les feux de Riga

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La perversité de l’aventure afghane sous les feux de Riga


3 décembre 2006 — Le sommet de l’OTAN (28-29 novembre) se passait à Riga, — que d’aucuns surnommèrent stupidement ou par l’inadvertance d’une coquille (ce fut notre cas) — “Rigan” (d’après le nom du Président qu’on charge de la gloire pesante et très insistante d’avoir vaincu l’URSS, — puisque tout a un sens caché, voilà pourquoi l’on fit ce jeu de mots). On attendait du sommet de Riga bien des satisfactions médiatiques. (En bref, pour les grands thèmes fabulateurs : premier sommet aux frontières de la Russie, dans un pays autrefois soumis à l’affreuse loi stalinienne ; comment rêver d’un symbole plus fort pour mesurer ce que fut l’OTAN durant la Guerre froide et, par conséquent, suggérer sa pérennité dans des temps présents si affreusement incertains?)

Mais il y eut l’Afghanistan. A première vue et à l'origine, dans l'organisation du sommet, il était peu question d’en parler sinon d'une façon routinière. Tout compte fait, on ne parla presque que de ça. Cela mesure le malheur de l’OTAN.

En Afghanistan, l’OTAN est engagée dans une étrange affaire. Un enchaînement bureaucratique fondé sur la concurrence (avec l’UE, qui se trouvait d’abord en Afghanistan, après l’intervention initiale des USA) et l’irrésistible besoin d’expansion propre à toutes les organisations bureaucratiques. Il y a aussi l’obsession otanienne, depuis 1990 : justifier son existence. L’Afghanistan est apparu à certains comme une occasion idéale :

• une “petite” guerre (“une chouette petite guerre”, comme disaient les Américains de leur intervention à Cuba en 1898), facile à gagner ;

• un pied sérieux mis dans la logique de la “guerre contre la terreur”, qui se présente naturellement, dans l’esprit très cloisonné de la bureaucratie, comme l’avenir de toute activité guerrière ;

• … qui plus est, et ceci explique cela, cette activité guerrière est l’activité favorite des USA. Il s’agit, par essence, de l’argument irrésistible pour l’OTAN ;

• une sortie du théâtre européen, de la “zone OTAN”, la rencontre de cette formule sacrée du sénateur Lugar dans les années 1990 («Out of area or out of business»), par conséquent l’entrée dans le business (la guerre) qui se fait maintenant hors de cette Europe plongée dans une malheureuse paix sans fin, réfugiée sur Vénus comme dit Robert Kagan…

Pour l’OTAN, l’Afghanistan pouvait être la réalisation du vœu unique de 1990 : la pérennité (toujours ce mot) d’au-delà de la Guerre froide. Il importait d’aller au-delà de la simple gestion du pays, comme faisait l’UE, de s’affirmer d’une façon plus lourde et, bien entendu, d’une façon différente (c’est-à-dire guerrière). L’occasion était bonne puisqu’elle rencontrait les souhaits des USA occupés, à partir de 2002-2003, à brader l’Afghanistan pour leur “terre promise” de la conquête du monde (l’Irak). Certains pays-membres devaient jouer le jeu de l’Organisation, grâce à leur zèle pour plaire aux USA. Ce furent les supplétifs habituels ou nouveaux-venus (le Royaume-Uni évidemment, la Hollande qui suit comme toujours, le Canada qui s’est trouvé avec son nouveau Premier ministre libéral-conservateur une nouvelle stratégie d’affirmation dans le suivisme dans l’ombre des USA, la Pologne zélée nouvelle venue).

Comme l’on sait, tout a mal tourné. La présence occidentale depuis 2001 a transformé, selon le schéma habituel, une victoire initiale, remportée grâce aux feux des nouvelles technologies américanistes (avec un zeste de mélange avec les méthodes traditionnelles des guerriers afghans de l’Alliance du Nord), en un désastre sur la durée. Les bonnes intentions théoriques se sont traduites dans les extraordinaires mais habituelles maladresses, avec la confrontation de nos “valeurs” avec des populations qui aimeraient bien qu’on les laisse en paix. Puissamment dispersés à l’origine, les talibans se sont regroupés pour repartir en guerre. La zone sud est devenue un enfer. L’OTAN s’y est engouffrée, par le biais des supplétifs déjà nommés. Les autres, ceux qui gardent une certaine réserve, sont restés éloignés de la zone malgré les sarcasmes habituels de la presse officielle anglo-saxonne.

Aujourd’hui, la situation est grave et la défaite possible. La nouvelle a infecté le sommet de Riga. On n’a parlé que de cela. Les principaux pays sur la réserve ont cédé du bout des lêvres quelques concessions : d’éventuelles interventions ponctuelles dans le Sud, en cas d’urgence, de détachements de leurs contingents déployés dans le reste de l’Afghanistan (moitié nord du pays, Kaboul, etc.), sur décision nationale et sous contrôle national. Ces pays sont principalement l’Allemagne, l’Espagne, la France et l’Italie. On retrouve les mêmes pays européens de ce qui pourrait être désigné comme un “noyau dur”. Cela, ce n’est pas un hasard, — ou bien, c’est que le hasard fait bien les choses.

Le décor posé, nous allons tenter d’exposer ce qui nous paraît être le principal événement du sommet de Riga.

Une menace de rupture avec l’OTAN et avec les USA

Les pressions sur les pays de l’OTAN qui ne sont pas dans le Sud pour qu’ils y interviennent ont été considérables. Leur réponse a été une promesse d’intervention ponctuelle nécessairement sous contrôle national. Cette décision, opérationnellement assez vague, a une importance théorique et symbolique fondamentale (par rapport aux conditions opérationnelles d’urgence). Elle rompt une condition sine qua non d’existence de l’Alliance, une condition ontologique : l’intégration. (Entre parenthèses, la chose rappelle la raison précise pour laquelle la France a quitté l’organisation intégrée de l’Alliance : parce qu’elle refusait justement cette intégration.)

Les projets américanistes de domination et de contrôle sont toujours passés par les procédures. Les USA n’aiment ni les conquêtes, ni l’hégémonie trop bruyante. Leur mauvaise réputation en souffre. Par contre, les procédures bureaucratiques, voilà qui rencontre leurs ambitions. (C’est pour cette raison que l’aventure irakienne est si risquée pour eux, si grosse de catastrophes diverses. Cette fois, ils ont dérogé à leur règle d’or. Ils conquièrent à ciel ouvert. Le résultat est inquiétant.)

L’OTAN est l’instrument idéal de la technique américaniste. Le contrôle se fait par les procédures, les techniques, les matériels, les modes d’emploi, la logistique, etc. Ces moyens sont si lourds et si puissants du côté US, ils sont si complètement contrôlés par les USA, envers des pays qui n’ont aucun répondant à cet égard, que leur effet est profondément castrateur ; les pays “intégrés” sont en fait privés d’identité, complètement dépouillés de leur souveraineté, les officiers non-US “intégrés” (dans les états-majors, la bureaucratie, etc.) deviennent des clones d’officiers US. Pour cette raison, l’intégration est le point essentiel de l’Alliance pour achever l’hégémonie prédatrice de la souveraineté des autres que recherchent les USA. Sous couvert de la recherche de l’efficacité, elle assure effectivement cette hégémonie. (Bien sûr, l’efficacité est une fable. L’intégration américaniste assure au contraire la lourdeur, la lenteur, l’irréalisme, le gâchis et le gaspillage, tous les travers US qui font l’inefficacité presque absolue de cette machine de guerre aujourd’hui complètement pervertie.)

L’affaire afghane, par son urgence, aboutit à un phénomène considérable. Elle place tous les acteurs de l’OTAN devant l’urgence des événements. Elle devrait conduire certains pays à rechercher désormais la dés-intégration (la sortie de l’intégration) pour pouvoir garder le contrôle de leurs contingents nationaux et éviter une implication non décidée, par le simple jeu des procédures bureaucratiques, dans une aventure catastrophique d’inspiration américaniste.

Pour la France, c’est l’évidence (la France, disposant de ses propres structures autonomes, n’a aucun mal à se tenir à distance des structures OTAN) ; pour les autres (Allemagne, Espagne, Italie), c’est une nouveauté intéressante. Encore un peu de cette catastrophe afghane et ces pays vont être conduits à envisager sérieusement de se passer de l’intégration OTAN. Pour quelle alternative, — puisque ces mêmes pays ne possèdent pas de structures autonomes qui leur permettraient des interventions de façon autonome? L’alternative française, certes, parce que la France possède ces structures et la culture nécessaire. (On le sait bien. La France a montré cette capacité à intégrer les autres lors de l’opération Artémis, notamment, en 2004 en Afrique.)

Le jeu américaniste (l’OTAN ne peut faire que s’y conformer, certes) est étrange. Il est incapable de se faire autrement que dans l’extrémisme. L’intégration américaniste constitue par son activisme et sa lourdeur une mesure extrême pour priver les “pays-frères” de leur souveraineté. Mais lorsque des situations d’urgence se présentent (l’Afghanistan), l’insistance US pour forcer certains de ces pays à intervenir malgré leur volonté, leurs moyens et souvent au prix de leur stabilité intérieure (hostilité intérieure aux aventures américanistes), conduit à des situations de rupture. Comment se ferait cette rupture ? Inutile de rompre diplomatiquement dans ce cas, il suffit d’aller vers la rupture de l’intégration. C’est alors que des situations extrêmes inverses se profilent. Cette possibilité de rupture de l’intégration otanienne (américaniste) représente, en effet, bel et bien une rupture avec l’OTAN, — et, au-delà, avec les USA.