La peur du désordre

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La peur du désordre

31 mai 2007 — Le 25 mai, le secrétaire US à la défense Robert Gates a prononcé, à l’occasion du Memorial Day, un discours devant la promotion des élèves-officiers de l’U.S. Navy et du Marine Corps de l’Ecole Navale d’Annapolis. Le thème du discours était les relations des militaires avec le pouvoir civil. Le site WSWS.org s’attache à une analyse critique, mise en ligne aujourd’hui, dans le but de décrypter l’intervention du secrétaire à la défense.

L’intervention de Robert Gates est présentée de cette façon :

«The defense secretary began by reminding the graduating midshipmen that to receive their commissions as Navy ensigns or Marine Corps second lieutenants they must swear an oath “to protect and defend the Constitution of the United States.”

»“Today, I want to encourage you always to remember the importance of two pillars of our freedom under the Constitution—the Congress and the press,” Gates continued. “Both surely try our patience from time to time, but they are the surest guarantees of the liberty of the American people.”

»He described Congress as “a co-equal branch of government that under the Constitution raises armies and provides for navies,” while insisting that “the American military must be non-political and recognize the obligation we owe the Congress to be honest and true in our reporting to them. Especially when it involves admitting mistakes or problems.”

»Turning to the media, Gates cited the recent exposure of the abominable conditions facing maimed veterans of the Iraq war at Walter Reed army hospital. “The press is not the enemy,” he said, “and to treat it as such is self-defeating.”

»Gates summed up: “As the Founding Fathers wisely understood, the Congress and a free press, as with a non-political military, assure a free country. A point underscored by a French observer writing about George Washington in 1782. He wrote: ‘This is the seventh year that he has commanded the army and that he has obeyed the Congress; more need not be said.’”»

Le fond de cette analyse est que le discours constitue une mise en garde sérieuse contre une évolution où le président Bush, placé dans une position d’isolement poussant à des attitudes extrêmes, encouragerait les militaires à passer outre aux recommandations du Congrès pour agir selon leur propre conception de la sécurité nationale, — selon “leur conscience”. Dans ce schéma, Bush se placerait rhétoriquement à part, comme une partie intégrante des forces selon sa fonction de commandant en chef. Il serait à la fois instigateur et partie prenante de l’évolution qu’il suggère.

«Thus, speaking before an audience of construction contractors early this month, Bush denounced the Democrats in Congress for daring to propose a timetable for even a partial withdrawal of US troops from Iraq. “The question is, who ought to make that decision?” he asked. “The Congress or the commanders?” He went on to declare, idiotically: “I’m the commander guy.”

»Similarly, in a May 24 press conference called after the Democrats had formally agreed to grant Bush all the money he asked for to continue and escalate the Iraq war, with no strings attached, Bush answered a question about Congressional criticism of his policies. “Look you want politicians making those decisions, or do you want commanders on the ground making the decisions? My point is, is that I would trust [General] David Petraeus to make an assessment and a recommendation a lot better than people in the United States Congress. And that’s precisely the difference.”»

La conclusion offre une perspective de menace du pouvoir civil par les militaires.

«Before replacing Rumsfeld at the Pentagon, Gates—a former CIA director implicated in bloody covert US operations from Afghanistan to Nicaragua—was a member of the Iraq Study Group, which proposed a tactical shift aimed at salvaging something from the catastrophe that US imperialism has created in Iraq. This included proposals for scaling down and reconfiguring American occupation forces and seeking diplomatic openings to Iran and Syria.

»Also included in the ISG report was a pointed recommendation that, with Rumsfeld’s ouster, “the new Secretary of Defense should make every effort to build healthy civil-military relations...”

»Gates’s advice to the graduating midshipmen appears to be part of an attempt to fulfill this mandate. It also may well reflect growing concern within sections of the American ruling elite that the Bush administration’s unrestrained embrace of global militarism, its promotion of lawlessness by the military and its insistence that it is the commanders—not the elected members of Congress—who should determine the course of the Iraq war pose real dangers to the political and social order in the US itself.

»To the extent that the principle of civilian control of the military is denigrated and undermined, the threat of its opposite grows, i.e., military control over the civilian population, in a word, dictatorship.»

La peur règne partout

Il nous semble que cette analyse est pleinement justifiée sur le fond et contestable dans ses conclusions. Un tel sujet de discours, dans les circonstances que connaissent les USA, n’est évidemment pas innocent. Pour autant, il ne nous apparaît nullement que les préoccupations implicitement exposées par Gates soient vraiment justifiées par une menace réelle d’insubordination des forces armées en tant que telles, — ou, d’une façon plus générale, d’une situation menant à une dictature. Plusieurs éléments rendent compte au contraire d’une situation de désordre avec des positions paradoxales et mouvantes qui est tout le contraire d’une polarisation débouchant sur des circonstances où apparaîtraient de telles possibilités de coup de force.

Le premier élément de désordre est la position de GW lui-même. Alors qu’il se pose en chef des forces armées exhortant ces forces armées à s’affirmer contre le Congrès, ce qui impliquerait une entente entre lui et ces forces si une aventure était envisagée, la réalité est exactement contraire. Il existe une profonde méfiance, voire une réelle hostilité entre ces forces et le président (et entre les forces et l’administration). Cette hostilité tient à la forme des rapports (l’administration GW Bush manipule et liquide les chefs militaires au gré de ses changements de politique, en général sans consultation préalable ni le moindre ménagement) ; elle tient également à la perception des forces armées que l’administration les a plongées dans des aventures sans issue (Irak, Afghanistan). S’il devait y avoir une position des forces vis-à-vis de la situation évoquée, ce serait l’inverse de ce que fait craindre l’analyse dans sa conclusion : surtout, ne rien faire avec l’administration.

Les forces armées elles-mêmes ne sont pas solidaires, elles ne présentent en aucun cas un front uni favorable à des aventures subversives telles qu’évoquées. Il est bien connu désormais que l’U.S. Navy s’oppose d’une manière affirmée aux tentations d’affrontement avec l’Iran, — jusqu’à faire front commun avec le même Gates dans cette affaire iranienne, ce qui contredit en essence l’interprétation finale d’un Gates craignant une insubordination des forces. Le paradoxe dans ce cas est que si l’on devait parler d’insubordination, ce serait plutôt dans le sens inverse de celui qui est suggéré par l’analyse, — non pour favoriser des aventures militaristes sous la haute inspiration de GW, mais pour les contrarier. Le point de vue de l’U.S. Army et du Marine Corps est proche de celui de la Navy, et ces forces sont en rapport direct, voire complice, avec le Congrès dans cette orientation. Là aussi, il est difficile de parler d’une “insubordination” au sens classique.

Il n’y a aucune cohérence ni cohésion actuellement à Washington, même pour un schéma de rébellion ou de sédition. (Par contre, la possibilité morale d’une telle issue, ce que nous nommerions l’“argument du sacrilège” [impensable qu’une telle chose arrive dans “la plus grande démocratie du monde”], est bien sûr sans valeur. C’est un argument à égale distance de la propagande, de la fascination et du romantisme de midinette.) Le maître-mot de la situation à Washington est “désordre”, c’est-à-dire absence de contrôle central et crainte de l’inconnu. Tout le monde en est tributaire, Robert Gates et le groupe qu’il représente comme les autres. A cette lumière, nous renforcerions plutôt l’hypothèse de l’inquiétude que propose l’analyse, pour l’assimiler à celle de la peur dont nous a entretenus William Pfaff. C’est effectivement la peur qui inspirerait une telle intervention de Robert Gates, cette peur qui s’exerce à tous propos et selon tous les scénarios, qui est irrationnelle en essence et envisage par conséquent des situations irrationnelles. Le danger de troubles du côté des forces armées est donc envisagé ici d’un point de vue irrationnel ; cela ne signifie pas que de tels troubles ne peuvent pas éclater (appréciation rationnelle) mais que cette crainte existe présentement sans raison sérieuse, parce que la peur baigne l’ensemble de la perception de l’establishment washingtonien.

Cette peur est devenue un facteur constitutif de la psychologie washingtonienne depuis le 11 septembre. D’un côté elle alimente le désordre washingtonien, de l’autre elle grossit jusqu’à l’irrationnel les réactions devant ce désordre en favorisant objectivement son accroissement. L’establishment est enfermé dans un cercle vicieux et ressemble à un bateau ivre dont le capitaine est un président à la fois complètement irresponsable et qui prétend affirmer sur toutes les affaires de sécurité nationale une responsabilité nourrie à un virtualisme constamment régénéré. Le seul véritable problème, aujourd’hui à Washington, c’est qu’il n’existe pas de réel moyen semi-légal de se débarrasser d’un homme qui tient tout l’establishment en otage, paradoxalement grâce à sa position de faiblesse dans une fonction caractérisée par une disposition sans limites de la puissance.