La première génération de la globalisation, – “génération perdue”

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Il y avait dans le monde globalisé de la fin 2009 630 millions de 15-24 ans. 81 millions d’entre eux étaient chômeurs, 7,8 millions de plus qu’à la fin de 2007. Toutes les prévisions montrent que cette situation s’aggravera encore pour la fin 2010, d’au moins 4-5 millions de chômeurs de plus, et sans doute plus, selon l’International Labor Organization (ILO). (Encore ces chiffres sont-ils officiels et, dans nombre de pays, comme les USA, dissimulent-ils une réalité beaucoup plus dramatique.) Tout le reste est à l’avenant : les jeunes sont les plus vite découragés dans la recherche d’un emploi, ils sont les plus inclinés à verser dans la délinquance, la drogue, la prostitution, etc.

Hier a été le premier jour de l’Année Internationale de la Jeunesse de l’ONU. (Voir CNBC du 12 août 2010.) Juan Somavia, directeur de l’ILO :

«The effects of the economic and financial crisis threaten to exacerbate the pre-existing decent work deficits among youth. The result is that the number of young people stuck in working poverty grows and the cycle of working poverty persists through at least another generation. […] Young people are the drivers of economic development. Foregoing this potential is an economic waste and can undermine social stability. […] [The crisis is] an opportunity to re-assess strategies for addressing the serious disadvantages that young people face as they enter the labor market.»

@PAYANT Ce désastre qui frappe “les jeunes” touche en fait la première génération véritablement “globalisée”, de personnes nées dans les années où commence à s’installer la globalisation dans la version postmoderne dont nous goûtons aujourd’hui les fruits. Cette génération-là est donc une “génération perdue” (Lost Generation), selon le terme affectionné depuis de longues décennies où apparurent diverses “générations perdues”, pour diverses raisons. (Le terme de “génération perdue” est utilisée dans le rapport de l’ILO : «The world risks a crisis legacy of a “lost génération” of young people who dropped out of the job market, the organization added in its report.») Mais les arguments pour employer l’expression sont aujourd’hui très différents, puisqu’ils sont purement économiques. (Le terme de Lost Generation fut employé initialement d’une façon formelle par Gertrude Stein pour désigner la génération d’écrivains US qui s’expatria temporairement en France à la fin de la Grande Guerre et après, – Dos Passos, Hemingway, Fitgzerald, Ezra Pound, Sherwood Anderson, – mais selon une acceptation de l’expression très différente de celle qui est utilisée ici. Hemingway expliqua qu’il n’y avait rien de tragique dans cette expression, mais qu’elle exprimait plutôt le sens de ces jeunes écrivains qui constataient qu’ils avaient perdu l’Amérique telle qui la concevaient, telle qu’on le leur avait présentée, et telle qu’il l’avait découverte si différente.)

L’aspect le plus impressionnant dans cette sorte de constat statistique qu’on fait régulièrement concernant tel ou tel domaine, telle ou telle catégorie d’activités ou de personnes, et qui est chaque fois catastrophique pour être parfaitement conforme à la situation générale, c’est qu’il est à la fois complètement quantitatif et complètement fractionné, et réduit au sujet qu’il aborde. Constater que la génération de “jeunes” est une génération perdue, qui va s’abîmer dans le chômage, puis dans toutes les autres activités déstructurantes qui accompagnent cet état, n’est faire que constater une évidence immédiate. Pour autant, aucune conclusion de quelque intérêt n’est tirée, sinon celle, d’un conformisme proche de la nausée, que cette réalité d’une “génération perdue” va priver l’économie de son moteur principal, et qu’elle va constituer un ferment d’instabilité sociale.

Aucun enseignement, d’aucune sorte, même suggéré, n’est introduit sur les circonstances générales qui ont conduit à la situation de cette jeunesse. Aucun argument n’est développé pour simplement offrir une mise en cause du système qui aboutit à une telle catastrophe, sinon l’avertissement que ce même système, en se privant de ses jeunes, va se priver de son principal moteur… “Moteur” pour quoi ? Pour poursuivre un système dont l’effet est désormais de produire une “génération perdue” après l’autre, puisqu’aussi bien, les moins jeunes, également soumis au chômage, fournissent eux-mêmes des “générations perdues”.

Il y a un refus de l’esprit, beaucoup plus encore qu’une consigne pour l’esprit, de se risquer à tirer des conclusions d’un fait aussi massif, puisqu’il s’agit d’un résultat portant sur le monde globalisé, sans aucune distinction ni discrimination d’aucune sorte. Deux ans après la crise du 15 septembre 2008, alors que partout s’accumulent les signes de l’incapacité du système de retrouver un fonctionnement simplement acceptable, alors que se multiplient les circonstances marquant une logique de déstructuration générale, passant par des destructions économiques et sociales sans fin, la seule constance remarquable concerne l’état d’esprit des élites mondiales, y compris dans ce cas les élites syndicales, qui est le refus de s’aventurer dans des considérations générales à partir de leur expérience de direction. Cette paralysie de l’esprit est, de loin, la marque la plus remarquable de l’attitude intellectuelle des directions, alors que n’existe aucun espoir d’une amélioration quelconque de la situation générale, sinon une vague croyance superstitieuse, comme l’on sollicite un miracle.

En effet, et pour prendre le cas de ce dirigeant de l’ILO, rien n’empêcherait à une telle autorité de présenter la situation selon deux points de vue. Le premier serait de tirer les conclusions et les conséquences pratiques de la situation qu’il décrit dans son rapport (c’est ce qu’il fait effectivement). Le second, qui est autant de son devoir, sinon plus, serait de tirer un enseignement plus général consistant à s’interroger d’une manière extrêmement pressante et nécessairement alarmée sur la poursuite d’un système qui a engendré une telle situation, qui se poursuit sans que rien n’y ait été changé, donc qui va produire des situations encore pires puisque les conditions de demande vont se faire de plus en plus pressantes tandis que les diverses pressions des autres innombrables crises vont continuer à s’accroître. Il s’agit certainement du cas le plus étrange dans le comportement des élites mondiales, qui est le refus de considérer l’avenir en fonction des expériences qu’elles constatent chaque jour, et dont elles mesurent chaque jour les effets.

Il faut donc bien en revenir à l’hypothèse de l’homme soumis au système, ressentant la pression de ce système pour qu’aucune mise en cause de lui-même (le système) ne soit faite. Il n’y a là aucune corruption vénale particulière, – sinon celles qui sont habituelles, une haute position, des privilèges, etc., toutes choses qui ne sont certainement pas nouvelles. Il y a une soumission psychologique totale au diktat du système pour qu’aucune accusation fondamentale ne soit portée contre lui.

On ne voit rien qui puisse changer ces conditions psychologiques qui imposent de telles contraintes de fer, sans même laisser à ceux qui les subissent le simple loisir de réfléchir à la cohérence de cette attitude, voire à son bon sens. Il n’est en effet nullement acquis, et nous dirions même au contraire, qu’un dirigeant en place qui prononcerait une mise en garde fondamentale concernant l’avenir du système, la forme du système, la nécessité de le changer de fond en comble, voire de le briser, subirait des conséquences dommageables. Il y a beaucoup d’arguments pour penser qu’il serait au contraire l’objet de toutes les attentions et du plus grand intérêt, et qu’il aurait le loisir de continuer sa critique avec un certain succès et une réelle popularité. Mais ces gens sont psychologiquement emprisonnés, bien plus que corrompus ou quelque chose que ce soit.


Mis en ligne le 13 août 2010 à 19H08

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