La prison de la Vertu : ainsi la torture devint légale

Faits et commentaires

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 533

La prison de la Vertu : ainsi la torture devint légale


17 juin 2004 — La commentatrice Anne Applebaum pose dans le Washington Post une intéressante question : «  So Torture Is Legal? » Applebaum décrit la situation de la torture après la crise de la prison d’Abu Ghraib.

(Le nom d’Applebaum est une garantie. Il ne s’agit en aucun cas d’une contestatrice gauchiste de l’administration GW Bush. Au contraire, Applebaum est en général considérée comme très proche des néo-conservateurs. Elle est surtout connue comme historienne du Goulag soviétique, avec quelques livres importants sur le sujet. Applebaum estime que l’univers concentrationnaire soviétique n’a pas été suffisamment étudié, ni dénoncé, comme l’un des plus grands phénomènes d’oppression policière totalitaire de l’Histoire, et peut-être le plus grand.)

Applebaum explique comment la torture a toutes les chances de devenir légale.

• D’abord, il existe des pièces internes à l’administration réglementant et autorisant la torture. En l’absence de tout autre élément, ces pièces peuvent finalement rester comme ayant établi une situation juridique qui fait “force de loi”.

• Ensuite, personne parmi les grands corps qui en ont le pouvoir (administration, Congrès, presse, etc) ne semble devoir ou pouvoir pousser les enquêtes jusqu’à des conclusions et des affirmations officielles qui prendraient à leur tour “force de loi”, en établissant à leur tour une situation juridique détruisant la précédente.

• Enfin, les événements politiques, et notamment l’élection présidentielle, font que le sujet des abus de torture perd très rapidement son effet public. Après novembre, cette polémique aura disparu de la scène publique et l’on sera conduit à une situation où la torture sera “légale”, de facto.


« For in the end, it is public opinion that matters, and it is on public opinion that the fate of any further investigations now depends. Voters have some items of information available to them, as listed above. Voters — ultimately the most important source of pressure on democratic politicians — can petition their congressmen, their senators and their president for more. If they don't, the elections will be held, the subject will change. Without a real national debate, without congressional approval, without much discussion of what torture actually means and why it has so long been illegal at home and abroad, a few secret committees will have changed the character of this country.

» Indeed, if the voters can't move the politicians, and the politicians aren't courageous enough to act alone, we may wake up one morning and discover that torture has always been legal after all. Edmund Burke, a conservative philosopher, wrote, “All that is necessary for the triumph of evil is that good men do nothing.” It looks as if he was right. »


Le “système” mis en place par les structures américanistes pour obtenir de meilleurs renseignements et conduire une guerre efficace contre le terrorisme (“terroriser les terroristes”) aboutit à une perversion de ce système. Ce n’est pas, en effet, à la construction d’un État totalitaire ou d’un État policier à laquelle on assiste avec le passage de facto du principe de la torture dans le corpus de la Loi ; c’est plutôt à l’accentuation du désordre intérieur, avec un mélange détonnant de lois quasi-autoritaires et la subsistance, voire l’exacerbation de la pratique des lois libérales par ailleurs (notamment parce que les pratiques libérales, et notamment la liberté d’information, la privatisation, etc, sont le principe du fonctionnement économique de l’Amérique, matière sacrée s’il en est).

Le constat général à propos de l’extraordinaire destin de la torture, qui deviendrait une matière convenable et légale dans les circonstances probables que décrit Applebaum, c’est le constat de “la prison de la vertu”. Dans un système aussi exclusivement et humainement vertueux que celui de l’Amérique (la vertu nécessaire de la Loi), il s’ensuit que tout ce qui n’est pas impitoyablement éliminé et détruit devient vertu soi-même. Ce sera donc le cas de la torture qui, n’étant pas éliminée par une enquête ou l’autre, et n’étant pas spécifiquement mise hors la loi, deviendra un composant de la Loi. Elle sera donc la vertu même.

En passant observons les limites dramatiques de l’État de Droit, uniquement fondé dans sa définition extrême sur la Loi, et qui repousse toute transcendance de la tradition et de l’Histoire. Dans les circonstances extrêmes que nous connaissons, l’État de Droit s’avère totalement aveugle et incapable de déterminer un choix entre ce qui est évidemment acceptable et ce qui est évidemment (moralement et politiquement) inacceptable. Ainsi la torture devient-elle juridiquement vertueuse.